dimanche 23 août 2020

Par lui, avec lui et en lui...

Cette clausule solennelle du Canon, que l'on appelle aussi petite élévation car le prêtre élève l'hostie avec le calice, a été préservée dans toutes les nouvelles formules liturgiques, c'est dire son importance. Nous n'avons pas encore souligné le fait que toutes les prières du Canon se terminent avec cette conclusion : Per Christum Dominum nostrum. Le Christ est celui par qui tout est possible, celui par qui le salut est à portée de notre main. Par lui, nous sommes sauvés. Per ipsum. La closule solennelle du Canon : Par lui, avec lui et en lui reprend la conclusion de chacune des prières, per Christum Dominum nostrum, en l'amplifiant et en lui donnant tout son sens ou, nous le verrons, tous ses sens : mais s'il fallait tout dire d'un mot, l'épître d'aujourd'hui (12ème dimanche après la Pentecôte) dit très bien "l'assurance que nous avons devant Dieu par le Christ" (II Co.3, 4)

Per Christum Dominum nostrum répète-t-on dans le Canon ; Per ipsum, par celui-là même dit-on pour conclure ce Canon. Comprend-on bien ce que l'on dit, ce que l'on lit, ou ce que l'on entend ? L'idéal des Lumières va frontalement contre ce Per ipsum. La philosophie des Lumières refuse toute médiation, tout intermédiaire entre moi et ma vie. C'est ma vie, je la partage, j'en fais ce que je veux et tout s'arrête là. La vieille sagesse chrétienne pourtant s'était fondée sur l'observation des philosophes antiques pour déclarer, avec Platon dans l'Alcibiade mineur : "Il faut qu'un dieu vienne et nous enseigne". La Révélation de Jésus-Christ n'est pas facultative, elle est essentielle à l'accomplissement de l'humanité qui, en elle, et en elle seule pourra trouver sa vérité : "Sans moi vous ne pouvez rien faire" dit Jésus en saint Jean (15). Si l'homme reste en lui-même, il ne découvre que l'absurde, le vide, le néant. Les athées revendiqués comme Nietzsche, le savent bien qui font des efforts désespérés pour se susciter une foi athée à l'extérieur d'eux-mêmes, adoration de la nature en son éternel retour, glorification du grand Amen à la vie (en hébreu dans le texte de Nietzsche). Sur cette foi athée, on pourra se reporter aussi à la conclusion des Mots de Sartre qui exclut le salut par les oeuvres seules, ce qui revient à reconnaître le salut par une foi, qui dans son cas serait athée.  

C'est uniquement en sortant de soi-même, que l'homme peut se trouver soi-même. Ce qui est vrai dans l'ordre moral (chercher le bonheur de l'autre avant et pour le sien) est vrai aussi dans l'ordre intellectuel : il faut chercher la vérité en dehors de soi-même - Per ipsum et non per meipsum : par lui et non par moi, - si l'on veut  trouver quelque chose qui vaille la peine de vivre. 

C'est ce que l'on appelle la nécessité de la médiation. La liturgie tout entière est une médiation, inventée par le Christ, dont elle constitue en quelque sorte le testament (novi et aeterni testamenti). La liturgie est faite pour servir d'intermédiaire, de médiatrice : elle transforme le sacrifice de l'homme en sacrifice divin, elle rend agréable à Dieu les balbutiements et les émois d'homo sapiens. Elle rend l'homme capable d'aimer Dieu ici et maintenant, continuant la logique participative de l'incarnation.

L'incarnation - le mystère de Dieu fait chair - n'est pas seulement le mystère de la Paternité de Dieu, mais, comme nous en avertissait le prophète Isaïe, le mystère de la fraternité de Dieu, le mystère de Dieu avec nous - "Emmanu-el" dit Isaïe (7, 14) - et le mystère de nous avec Dieu, de nous avec  Jésus Christ fils de Dieu : "Ayez en vous les sentiments qui sont dans le Christ Jésus" nous dit saint Paul (Phil. 2, 5). Les sentiments ? Il s'agit d'une préparation psychologique au grand renouvellement, à la recréation dans laquelle Dieu s'est engagé. C'est ce que signifie que Dieu, que Christ soit avec nous et que nous soyons avec lui. Ces sentiments sont aujourd'hui dans le Christ Jésus, sentiments personnels, sentiments que nous pouvons et devons nous approprier personnellement. La révélation de Jésus Christ est ainsi la manifestation d'un monde d'émotions intérieures. Entre les sens et la raison, le judéo-christianisme crée le cœur. C'est par le cœur d'abord (le cœur intelligent cher au roi Salomon naguère) que nous communions avec Jésus Christ.

Mais, comme toujours dans la foi chrétienne, cette vérité personnelle s'écrit en grosses lettres quand, levain dans la pâte, elle atteint à l'histoire elle-même. Il s'agit alors non de vérité personnelle mais de rien moins que d'un monde nouveau, celui qu'appelle le livre de l'Apocalypse, en échos à Isaïe : "Voici la demeure de Dieu avec les hommes. Il demeurera avec eux. Ils seront ses peuples et lui sera le Dieu qui est avec eux. Il essuiera toute larme de leurs yeux. La mort ne sera plus.Il n’y aura plus ni deuil, ni cri, ni souffrance, car le monde ancien a disparu. Et celui qui siège sur le trône dit : Voici, je fais toutes choses nouvelles" (Apoc. 23, 3-5).

Texte étrange et magnifique sur le problème du mal. Il a été choisi, dans le Missel, pour célébrer la dédicace d'une église. Il faut donc le comprendre d'abord par rapport à la liturgie, pour laquelle cette église est construite. C'est à la fin du monde, dans un grand nettoyage que Dieu fera toutes choses nouvelles. Pas avant ! Certains croient à mille ans de bonheur sur la terre (le millenium). Ce disant, ils n'ont réussi qu'à inventer ces religions séculières que sont les idéologies, prétendantr apporter le bonheur sur la terre : le bonheur ? "une idée neuve en Europe" disait le révolutionnaire Saint-Just, avec une sagacité qui sera meurtrière. En fait, avant la fin du monde, il faut chercher le bonheur absolu non dans la politique (ça fait des morts), mais dans la liturgie (cet acte divino-humain, le seul qui soit aujourd'hui de ce genre là, fait des heureux par la foi). Par la foi, nous vivons avec le Christ, au point de diviniser nos actions, en les christifiant, en les christianisant.

Quelle différence y a-t-il entre christifier et christianiser ? La christianisation a une dimension sociale, car l'homme est un animal mimétique comme dit Aristote : il se grandit en imitant ce qu'il voit faire à côté de lui. L'histoire de la christianisation est l'histoire de ce bain de chrétienté, dont on a dit beaucoup de mal parce qu'il a été très imparfait ("Les chrétiens sont moins bons parce qu'ils devraient être meilleurs" lance Chesterton). N'empêche ! Pendant deux mille ans, le vrai progrès, le progrès moral de l'humanité a toujours émané du christianisme, de cette imitation de Jésus Christ qui était présente dans les lois, qui était, en Occident, comme l'esprit des lois, au sens de Montesquieu. 

Voilà pour le commun des mortels, ce que signifie vivre en Jésus-Christ (in ipso) : améliorer son humanité, faire reculer l'instinct égoïste, faire progresser l'amour et l'ouverture, le souci, le respect des autres (premier stade de la charité explique Malebranche dans son Traité de morale). Telle fut, en concentré, l'expérience des jésuites dans les réductions d'Amérique latine, comme le montre le film Mission. Mais tel a été, tel fut le sens du progrès moral jusqu'au XIXème siècle. Le XXème siècle a voulu expérimenter le progrès sans Dieu : c'est devenu le siècle le plus meurtrier de toute l'histoire de l'humanité. Et le XXIème siècle ne sait pas méditer cette leçon de choses ! Nous ne sommes même plus capables de recevoir un cours d'histoire. Nous sommes au siècle de la déchristianisation ; advienne que pourra.

Mais il y a une autre manière de vivre en Jésus-Christ, c'est de mettre son honneur à s'approcher personnellement du Christ, dans la mesure où nous avons reçu son appel. Cet appel chacun l'entend à sa manière, c'est l'éclair du bien qui, à un moment ou à un autre passe dans notre vie, c'est le sentiment que le monde, si imparfait soit-il, est gouverné par la Bonté, c'est la conviction que le bien et la vie l'emporteront au final sur le mal et la mort, grâce à l'intervention de quelque chose qui est plus grand que la nature. Sébastien Lapaque a écrit une belle page, dans le Figaro de la semaine dernière (13 août) sur la vérité de la grâce, que développa avec tant d'éloquence Saint-Cyran, qui, lui-même, saisit et convertit le jeune Pascal.  Le night-cluber Thibault de Montaigu, après avoir écrit un Voyage autour de mon sexe (2015), va lui, le 27 août prochain, publier un livre simplement intitulé La Grâce (chez Plon) : à l'entendre, c'est au monastère du Barroux qu'il a vécu sa nuit de feu.

Il n'y a pas de mode d'emploi pour vivre christifiés, pour vivre en Jésus-Christ de cette manière-là. C'est toute la difficulté : l'initiative appartient à une autre Personne et nul ne saurait par ses propres forces susciter ce genre d'expérience mystique, que raconte aussi Eric Emmanuel Schmitt dans sa Nuit de feu (2015) ou Michel Houellebecq dans Sérotonine, aux deux dernières pages de ce livre (2019), répondant à la p. 171 de Soumission. Pourquoi, dans ces témoignages, rencontre-t-on tous ces romanciers et hommes de lettres ? Non pas parce qu'ils seraient plus aimés de Dieu, mais parce que leur métier est de trouver les mots, ce qui est particulièrement important et particulièrement difficile lorsque l'on est debout devant l'indicible et que seuls quelques mots sont encore utilisables pour parler de ce que l'on vit.

La christianisation est un phénomène historiquement observable, même dans les pires situations, celle de la traite par exemple, comme le montre le dernier livre de Bernard Lugan sur le sujet (éd. de l'Afrique réelle) : la traite du bois d'ébène par les Européens était inhumaine, mais les personnes n'étaient pas castrées comme le pratiquaient systématiquement les musulmans, responsables de la disparition sans postérité de millions d'Africains. L'exemple de la Traite atlantique (de ce respect de l'humanité malgré l'esclavage) dit bien les forces et les faiblesses de la christianisation. Faiblesse car l'esclavage demeure un crime contre l'humanité. Force, car même dans les pires circonstances, le respect des personnes créées par Dieu et pour Dieu n'est pas totalement oublié : les premiers articles du fameux Code noir rédigé sous la direction de Colbert, se préoccupe de ce que les esclaves noirs soient par ailleurs de bon chrétiens, baptisés et mariés comme leurs maîtres. Dans le christianisme, il n'y a pas de sous-hommes, car chacun est destiné à vivre pour le Christ, c'est-à-dire "par Lui, avec Lui et en Lui".

La christification est un phénomène mystique. Ce mot, "mystique", en grec, signifie "caché". On ne peut pas réduire le christianisme à une mystique, sans l'endommager gravement sous prétexte de purisme : peut-on cacher la religion du Dieu fait homme ? Mais, inversement, on ne doit jamais oublier la dimension  mystique du christianisme. Elle est présente en chaque personne chrétienne, en chaque individu qui s'approche du baptême, ne serait-ce qu'en intention. Aujourd'hui la grave crise de la transmission que nous vivons rend simplement plus fréquentes les conversions personnelles et plus facilement visible à l’œil nu cette dimension mystique, omniprésente dans le christianisme : présente, chers lecteurs, au fond de chacun et de chacune d'entre nous.

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