L'Evangile que nous lisons demain dans l'Extraordinaire rite que j'ai l'honneur de célébrer est la parabole du bon grain et de l'ivraie. Peut-on reconnaître si facilement que cela la bonne herbe et la distinguer de la mauvaise ? "Laissez les pousser ensemble jusqu'à la moisson" nous demande le Christ. On peut comprendre cet ordre, avec toute la tradition latine d'Augustin à Thomas d'Aquin comme une magnifique leçon de tolérance chrétienne : il faut laisser vivre les méchants avec les bons, car nous ne savons pas qui sont les bons et qui les méchants. Dieu seul est juste.
La tolérance en effet n'a de sens véritable que dans la perspective du Jugement dernier où le Christ jugera par sa propre justice tous ceux qu'il a tolérés jusque là. La Moisson dont il est question dans la Parabole, c'est ce jugement... seul vraiment légitime : "Ne jugez pas et vous ne serez pas jugés" nous demande le Christ. "Seul Dieu sonde les reins et les coeurs". Seul Dieu peut vraiment rendre à chacun ce qui lui est dû. Quant à nous, pauvres humains, nous nous trompons sur tout le monde : surtout n'exerçons la justice que de manière juridique, pour maintenir l'ordre dans la Cité, mais sans jamais imaginer que nous sommes capables de dire vraiment le bien et le mal commis par autrui. Le Juge doit se pénétrer de l'idée qu'il n'est pas à son poste pour être juste, mais pour défendre la justice (et le bien commun) dans la société.
En écrivant ces lignes un peu sèches sur l'Evangile de demain, je pense à une amie, fidèle lectrice de ce blog, qui doit faire face concrètement au mystère du mal - à la maladie d'un être cher, à sa mort qui se profile au loin. Le mal pour elle n'est pas une abstraction mais une amertume. Le fait que Dieu puisse tolérer le mal dans sa création, elle le ressent au plus profond d'elle-même et chacun d'entre nous, nous sommes amenés à faire cette expérience en autrui ou en nous à un moment ou à un autre. Pourquoi Dieu tolère-t-il le mal ?
- Pourquoi serait-il stupide de nous révolter ?
- Notre révolte in-tolérante serait pire que le mal, quelque chose comme un refus de ce que nous sommes, une négation de nous-mêmes.
La tolérance du mal, je n'hésite pas à écrire que c'est le coeur de la mission du Fils de Dieu. Cette tolérance du mal, il ne la décrète pas comme une loi, il la vit comme la seule réalisation intégrale du bien sur cette terre. Sa mort sur la croix - qui est son heure - n'a pas d'autre sens que de nous montrer que tout bien ici bas passe par la tolérance du mal.
Il aurait pu nous racheter de mille et une manières. C'était à lui, Fils de Dieu, de fixer le prix de ce rachat. En ce sens, Thomas d'Aquin écrit dans l'Adoro te qu'une seule goutte de son sang peut sauver l'univers entier (totum mundum)... Mais comme dit saint Paul, il ne nous a pas apporté un salut low cost, il a voulu nous acheter cher. Au prix de ses souffrances, de son humiliation, de son sang versé jusqu'au bout. Leçon de tolérance maximale pour tous ceux qui, sécuritaires, prônent une impossible tolérance zéro, au risque... inaperçu, de détruire l'humanité.
Lorsque nous souffrons, nous, il me semble que nous n'avons qu'une chose à faire : accepter, supporter, tolérer, c'est-à-dire... le regarder, Lui, souffrir, entendre le marteau qui tape, tenter de ressentir le clou qui s'enfonce dans son membre percé. Non pas par esprit morbide ou masochiste, mais parce que ma souffrance offerte dans le Christ crucifié est le moyen de la victoire sur la mort, la source de tout amour durable. Collé sur la croix, le mal est transsignifié, il se transforme en bien par l'amour qui trouve la force de l'offrir, il nous transforme en dieux, en fils et filles de Dieu, en frères et soeurs du Christ par la grâce qui nous vient du côté transpercé du Crucifié.
Je pense aux polémiques sur la fin de vie et à cette nouvelle scie de la "dignité de l'homme", au nom de laquelle on va faire gagner des millions à la Sécurité Sociale (les millions du trou), en envoyant les gens ad patres, sans passer par la case souffrances.
Pourquoi souffrir ? nous demande-t-on. La souffrance est contraire à la dignité de l'homme. On tue un animal pour éviter qu'il souffre. On va tuer les humains plus vite pour leur éviter l'indignité de la souffrance. Non, on ne vous laissera plus mourir tranquilles, on vous volera votre mort d'homme debout, de femme courageuse et aimante. Vous mourrez dès que votre dignité se trouvera compromise. La souffrance n'a aucun sens. Le mal non plus. La tolérance (du mal et de la souffrance) non plus.
Une société qui a délibérément renoncé à ces valeurs chrétiennes qui l'ont pourtant fait tellement grandir, est une société qui ne peut plus supporter la souffrance. Les chrétiens sont les seuls à trouver dans le Christ un usage (et quel !) à cette chose horrible. Ceux qui ne le sont pas ou qui ne le sont plus n'ont-ils pas quelque excuse à n'y rien comprendre ?...
Et d'un autre côté, la dignité de l'homme exclut-elle la souffrance et vaut-elle la mort immédiate, la bonne mort eu-thanasia ? Si nous n'acceptons de voir que cette dignité de notre Ego, si nous refusons de voir toutes nos indignités réelles, nos péchés, nos ingratitudes, nos lâchetés... Si nous ne nous voyons nous-mêmes qu'en beauté, qu'en bonté... Ego, pulcher, bonus etc. alors sans doute vaut-il mieux mourir pour ne garder que ce tableau de dignité qui s'est substitué dans notre esprit à notre vie réelle. Mais nous savons bien que cette conviction de notre propre excellence n'est qu'un tableau, un artefact, fait de pensées humaines, trop humaines, qui n'a que peu de rapport avec notre vie réelle. Au fond comme dit Thierry Bizot dans son témoignage de catholique anonyme, "nous sommes tous des bras cassés". Notre souffrance, acceptée, offerte, ne peut que nous faire grandir. Mais pour comprendre cela, il faut nous accepter nous-mêmes comme ce que nous sommes : petits.
Dans cette perspective, oserais-je dire (anticipant sur la décision du Conseil d'Etat dans l'affaire Vincent Lambert) que la dite "dignité de l'homme" est une vaste c..de sans cesse contredite par le mal et la mort ? Et par la vie elle-même, notre vie... Non sum dignus ! nous fait dire l'Eglise avant chacune de nos communions. Je suis indigne ! Et je dois m'accepter tel (encore un acte de tolérance, et pas forcément facile). Il n'y a pas de dignité inconditionnelle de l'homme. Il y a l'image de Dieu qui est en lui et son indignité, qui est lui.
Cette complexité est-elle accessible aux seuls chrétiens, qui distinguent en toutes choses l'ordre de la nature (blessée) et celui de la surnature (lumineuse) ? Je ne crois pas. Il suffit de concevoir que le miracle de la vie est plus grand que le sujet qui l'exerce... et peut l'exercer mal. Dans sa préface à l'Homme révolté, Albert Camus parle de "culpabilité raisonnable". Je dois percevoir mon indignité, je dois éprouver ma "culpabilité raisonnable" pour saisir la dignité infinie de la vie qui est en moi et qui n'est pas moi. Je cite :
"L'homme est la seule créature qui refuse d'être ce qu'elle est. la question est de savoir si ce refus ne peut l'amener qu'à la destruction de soi-même et des autres, si toute révolte doit s'achever en justification du meurtre universel, ou si, au contraire, sans prétention à une impossible innocence, elle peut découvrir le principe d'une culpabilité raisonnable".
En invoquant "la dignité de l'homme" de façon unilatérale, oubliant ou faisant semblant d'oublier ma culpabilité raisonnable et postulant mon innocence intégrale de Sujet impeccable, j'en viens à justifier, au nom de cette dignité postulée, le meurtre de moi-même lorsque la réalité de ce moi n'est plus conforme à cette image de dignité (suicide, assisté ou non) et même, par extension je justifie "le meurtre universel", tant pratiqué par toutes les idéologies, au nom justement de cette dignité de l'homme ; au nom de la correspondance obligatoire de chacun à l'image que se font de cette dignité de l'homme les vainqueurs de l'Histoire.
Au fond, pour chacun d'entre nous, le plus grand des péchés est de croire en son innocence...
Cette dignité de l'Homme sans le mal, sans la souffrance apparaît dans les faits comme profondément inhumaine.
Thomas De Koninck a mille fois raison de préférer à l'expression préfabriquée "dignité de l'homme" cette autre, attestée par des siècle de christianisme : la dignité humaine (cf. l'essai qu'il a publié sous ce titre aux PUF). La dignité humaine est la dignité des êtres humains non pas SANS mais DANS le mal, la souffrance et la mort. C'est l'acceptation de cette dualité qui est constitutive de notre condition créée et de notre dignité véritable, profondément tissée de nos indignités, tant il est vrai que, comme dit le Pseudo-Denys, ici-bas "le mal est le compagnon du bien".
Vouloir éliminer le mal, pour sauvegarder une prétendue impeccable dignité de l'homme, au nom de laquelle on devrait le tuer (ou au moins l'assister dans son suicide), c'est manquer à la nécessaire tolérance, c'est entrer trop tôt dans le champ de la parabole et détruire le bon grain en croyant supprimer l'ivraie.
Dernière remarque, qu'il faudrait creuser : le drame vers lequel fonce le Conseil d'Etat réuni en assemblée solennelle jeudi prochain pour Vincent Lambert mais qui, depuis l'interdiction en deux heures du spectacle de Dieudonné n'arrête pas d'agiter la dignité de l'homme comme critère ultime sans jamais la définir, c'est qu'il prétend dire ce qui est juste (la dignité de l'homme) alors qu'on lui demande simplement de faire du droit, c'est-à-dire en bon thomisme de déterminer la loi humaine universellement applicable. Le moralisme est à nos porte. Il sera immédiatement juridicisé, interdisant toute contestation. Attention par exemple au futur délit d'entrave à l'euthanasie.
La nouvelle moraline sera pire que l'ancienne, non plus émolliente comme le fut le faux christianisme bourgeois désigné par Nietzsche sous ce terme, mais carrément toxique... Destructrice.