[Entretien publié dans
Minute du 23 décembre 2009]
La signature par Benoit XVI, samedi 19 décembre, du décret attestant des vertus héroïques de Pie XII et de Jean-Paul II, prélude à leur béatification, a déclenché une tempête. Pie XII, qui fut pape de mars 1939 à sa mort en 1958, ne serait pas digne d’être béatifié en raison de son « silence » face au national-socialisme. Pour l’abbé Guillaume de Tanoüarn, directeur du Centre Saint-Paul et membre de l’Institut du Bon Pasteur, les accusations portées contre Pie XII, et par voie de conséquence contre Benoît XVI, ne sont pas fondées.
Minute : Tout d’abord, que signifie reconnaître « l’héroïcité des vertus » de quelqu’un ?
Abbé Guillaume de Tanoüarn : L’héroïcité des vertus est le premier stade d’une procédure juridique visant à déclarer une personne digne du culte que, spontanément, le peuple chrétien lui rend déjà. Il s’agit de s’assurer de ses vertus personnelles, avant d’en faire un modèle pour les autres.
Cela dit, la vertu d’un pape est évidemment une vertu politique ; la direction de l’Eglise est son devoir d’Etat personnel. Il existe un pape canonisé qui n’a pas bien rempli sa mission pontificale, en cédant trop facilement au népotisme, saint Célestin V, pape en 1294. Mais il s’est rendu compte par lui-même de ses erreurs et il a abdiqué six mois après son élection. On peut dire que cette humilité et cette connaissance de lui-même ont beaucoup fait pour sa canonisation !
Si Benoît XVI reconnaît les « vertus héroïques » de Pie XII, c’est donc qu’il n’aurait pas été aussi lâche qu’on le dit face au national-socialisme et au génocide des juifs d’Europe ?
Si Benoît XVI reconnaît les vertus héroïques de Pie XII, c’est que lui, l’universitaire, a pris une parfaite connaissance du dossier, qu’il a fait ouvrir les archives du Vatican par un chercheur laïc en qui il a placé sa confiance, Andrea Tornielli, qui en a tiré un gros livre sur Pie XII, traduit d’ailleurs en français immédiatement (1).
Notons aussi comment, à l’occasion de son dernier voyage en Terre sainte, Benoît XVI a organisé un colloque, qui s’est déroulé avec les membres israéliens du Mémorial de Yad Vashem.
Conclusion de ce colloque bilatéral ? Certains membres autorisés de la délégation juive ont reconnu qu’il faudrait changer le contenu péjoratif de la notice concernant Pie XII, notice qui, sous une photo du pape en pied, avertissait les visiteurs du musée de son prétendu silence pendant la guerre.
Le directeur de Yad Vashem a souligné alors, comme l’a très bien expliqué à l’époque la revue « Monde et Vie », le fait qu’au Vatican même, le pape Pie XII avait sauvé beaucoup de juifs. Il leur a souvent donné asile, jusque dans les 44 hectares de son petit Etat, et cela dès le mois d’octobre 1943. En même temps, un article de l’« Osservatore romano » invitait tous les chrétiens à faire leur possible pour protéger les juifs.
Le comportement du pape avait d’ailleurs ému si profondément le grand rabbin de Rome Israël Zoller qu’il s’était converti au catholicisme après la guerre en demandant de prendre le prénom de baptême de Pie XII : Eugenio. Dans ses mémoires, publiés deux ans avant sa mort en 1954, l’ex-rabbin écrivit : « La rayonnante charité du pape, penché sur toutes les misères engendrées par la guerre, sa bonté pour mes coreligionnaires traqués, furent pour moi l’ouragan qui balaya mes scrupules à me faire catholique. »
Sans vous offenser, il n’y a pas de raison pour que les juifs soient moins bien informés que vous. Or les représentants de la communauté juive et les dirigeants israéliens sont vent debout contre cette béatification. Ils doivent bien avoir quelques raisons…
Les représentants de la communauté juive mondiale, soixante ans après les faits, estiment que l’Eglise catholique, en la personne de son chef, aurait dû avoir ce que l’on appelle aujourd’hui « une attitude prophétique » et pas une « attitude prudentielle ». Le tempérament de Pie XII, diplomate de formation, ne le prédisposait guère à ce genre de démonstration. On peut le regretter, alors que soixante ans nous séparent de la monstruosité de Hitler. Mais on ne peut pas lui reprocher un manque d’efficacité.
L’Eglise a été la seule institution à avoir pris position dès le discours de Noël 1942 contre les persécutions raciales. Pie XII lui-même y dénonce « des centaines de milliers de personnes qui, sans aucune faute de leur part, pour le seul fait de leur nationalité ou de leur origine ethnique, ont été vouées à la mort ou à une progressive extinction ». Aucun chef d’Etat au monde n’a repris ces paroles du pape.
Cette attitude toujours diplomatique de Pie XII, qu’on la soutienne ou qu’on la critique, a permis de sauver des dizaines de milliers de juifs en Italie, et dans le monde sans doute bien davantage. C’est la raison pour laquelle Golda Meïr, alors ministre des Affaires étrangères de l’Etat hébreu, s’est écriée à la mort de Pie XII : « Quand le terrible martyre de notre peuple arriva, pendant la décennie de la terreur nazi, la voix du pape s’éleva pour les victimes […] Nous pleurons un grand serviteur de la paix. »
Et quand Alain Duhamel glisse qu’à ce rythme, le prochain sur la liste des béatifiés, ce sera Maurice Papon, qu’est-ce que vous répondez ?
La comparaison avec Maurice Papon est tellement dérisoire qu’elle ne mérite même pas une réponse. Venant d’un politologue déjà très contesté dans son propre domaine supposé de compétence, cela trahit surtout une réaction passionnelle, à mille lieues de l’objectivité scientifique élémentaire.
Et le « Figaro », qui titre que c’est « le pape [qui] rouvre la polémique » ?
La polémique sur Pie XII ne vient pas du pape. Historiquement, elle naît en mars 1964 avec la pièce de Rolf Hochhuth, Le Vicaire. Cette pièce de théâtre est adaptée au cinéma par Costa Gavras en 2003. Et patatras… En 2005, on découvre que Rolf Hochhuth est l’ami intime de David Irving, le célèbre négationniste anglais, dont il ne dédaigne pas de prendre la défense, au grand scandale de Paul Spiegel, président à l’époque du Conseil central juif d’Allemagne. Le théâtreux qui a fabriqué la légende d’une Eglise antisémite et complaisante face au génocide juif n’hésite pas aujourd’hui à changer totalement de casquette. On est fondé à se demander s’il a jamais cru lui-même à la fable qu’il a élaborée. Signe intéressant : Israël avait été le seul Etat au monde, en 1964, à interdire la pièce de Rolf Hochhuth, « par respect pour la mémoire de Pie XII ».
Quelles vont être les conséquences de cette béatification sur les relations entre le Vatican et Israël, entre les catholiques et les juifs ? On a l’impression que les blessures ne seront jamais fermées…
Il me semble justement que la meilleure façon de faire en sorte que les blessures se referment, c’est de balayer la légende noire tardive, inventée par un théâtreux pour le moins suspect, pour revenir au véritable dossier Pie XII, que personne n’a jamais lu, parmi ceux qui se contentent de blâmer Benoît XVI.
Peut-on dire qu’en liant les béatifications de Jean Paul II et de Pie XII, Benoît XVI a voulu jouer un coup politique, la première permettant de faire passer la seconde ? Et que c’est raté ?
Benoît XVI est avant tout un intellectuel. Je crois que ce qu’il a voulu montrer en déclarant vénérables et Pie XII et Jean Paul II, c’est qu’il n’y avait aucune coupure légitime entre l’Eglise d’avant le concile (symbolisée par Pie XII, dernier pape antéconciliaire) et l’Eglise d’après le concile, dont Jean Paul II a voulu montrer au monde un visage rayonnant. On reconnaît là, concrètement, le thème de l’herméneutique de continuité cher à Benoît XVI et qui s’oppose à la rupture instaurée dans les années 1970 par l’aile progressiste de l’Eglise…
La béatification de Jean Paul II fait-elle l’unanimité ou suscite-t-elle aussi des critiques ?
La béatification de Jean Paul II suscite des critiques de la part des traditionalistes rattachés à la Fraternité sacerdotale Saint-Pie X (FSSPX) créée par Mgr Lefebvre. Sur certain forum, l’un d’eux n’a pas hésité à dire que cela risquait de reporter d’autant les accords entre Rome et Ecône. Tout ce qui est excessif est insignifiant et pour l’instant aucune voix autorisée ne s’est exprimée sur ce point venant officiellement de la FSSPX.
Ce que la vox populi, chez les traditionalistes, reproche à Jean Paul II ? Un très malencontreux baiser du Coran, dont la photo a largement circulé dans les pays musulmans, et l’organisation d’un sommet interreligieux à Assises en 1986. Mais personne ne conteste que Karol Wojtyla a pris la barre d’une Eglise malade et tentée par les théories de l’enfouissement, alors à la mode, et qu’il lui a donné une présence et une visibilité absolument inédite au XXe siècle.
Je me suis trouvé par hasard à Rome au moment des obsèques de Jean Paul II et je ne pourrai jamais oublier les kilomètres (oui : les kilomètres) de queue d’une foule silencieuse. Je me disais alors : aucun chef d’Etat au monde n’a eu semblables obsèques et je regardais les affiches placardées partout par la municipalité communiste : « Rome salue et pleure son pape ! » Je crois que bien au-delà de Rome on a pu voir s’élever ce salut et ces larmes. Cette unanimité populaire a quelque chose de surnaturel, dont le pape a tenu compte. Il était sans doute le plus proche collaborateur de Jean Paul II dans la deuxième décennie de son pontificat. Il a dû tenir tout particulièrement à organiser sa béatification.
Le pontificat de Benoît XVI, avez-vous expliqué à plusieurs reprises, est marqué par la volonté de réunir tous les chrétiens. Pensez-vous qu’il peut encore y parvenir ?
Je crois que Benoît XVI a osé défier une légende noire médiatique, il l’a fait pour défendre la réputation de la papauté injustement salie, il me semble que l’on pourra encore lui faire crédit de cette opération vérité. Vous me direz : il prend un risque. Connaissant la rigueur de Benoît XVI, je suis sûr que sur le fond sa position sur PieXII est sans aucun risque. Disons qu’il va forcer chacun à passer des slogans faciles comme « le pape de Hitler » à la vérité historique qu’aucun spécialiste ne conteste aujourd’hui.
Propos recueillis par Jean-Marie Molitor
1. Pie XII, par Andrea Tornielli, éd. Sarment/Jubilé, 2009, 808 pp.