samedi 30 mai 2020

L'importance de l'attitude physique

Il est possible que Dieu ne reçoive pas notre offrande (hanc oblationem ut accipias), qu'il ne se laisse pas apaiser par elle (placatus), que le sacrifice n'ait aucun effet, qu'il s'agisse d'un placebo, et cela non pas à cause de la victime divine, qui en elle-même est infiniment parfaite, mais à cause de la manière dont ce sacrifice est assumé par les hommes, à cause de la manière dont il est offert, Ce qui est en cause ce n'est pas la gravité du péché des offrants, les péchés les plus graves peuvent être pardonnés par Dieu dont la Miséricorde est infinie. Non ce qui peut faire manquer le sacrifice, c'est la manière dont les offrants reconnaissent avoir péché, la manière dont ils offrent l'Offrande éternelle, l'humilité qu'ils mettent dans cette offrande ou au contraire l'aplomb invraisemblable qui est le leur à ce moment-là. Je pense en particulier à notre temps, où la seule spiritualité qui tienne est celle de Polnareff : "Nous iront tous au paradis". Notre manière d'offrir, notre façon de croire qu'il n'y a aucun pardon à demander rend stériles nos sacrifices. Il n'y a de sacrifice véritable que dans l'humilité de l'offrant.

Regardez la parabole du pharisien et du publicain. L'un et l'autre portent au Temple leur sacrifice intérieur, le pharisien au premier rang : 'Tu es béni Seigneur de ce que je ne sois pas comme le reste des hommes, qui sont menteurs voleurs adultères... Moi je donne la dîme de tout ce que je gagne..." Quelle est l'efficacité de son sacrifice ? Quelle est l'utilité pour lui de donner la dîme "de la menthe et du cumin" ? Elle est nulle. Les sentiments moitrinaires de l'offrant détruisent son offrande. Lorsque je parle de la théologie de Polnareff, j'évoque aussi bien les pragmatiques qui cherchent de la rentabilité pour tous leurs actes et qui ne voient pas l'urgence de l'humilité pour la vérité que les intégristes qui se croient prédestinés, qui sont convaincus d'être les meilleurs sans effort. Le risque du pharisaïsme est partout. Il faut une force intérieure pour être comme le publicain, qui "n'ose même pas lever son regard vers le ciel" et qui se contente de répéter ; "Ayez pitié de moi Seigneur car je suis un pécheur". La grandeur de la liturgie traditionnelle me semble-t-il est là d'abord : elle sait entretenir l'humilité vraie des célébrants, que ce soit le prêtre dont c'est le ministère ou les fidèles qui, en célébrant à leur place l'eucharistie, s'offrent eux mêmes à Dieu, en même temps qu'ils reçoivent son offrande.

Il y a une question générale que je n'ai pas encore abordée, c'est celle de l'attitude physique des célébrants, le ministre et les assistants. Pour le ministre, il doit être absolument docile aux rubriques qui lui indique la position de son corps, celle de ses mains, de son visage, de ses yeux. Les fidèles ont également des recommandations : assis, debout, à genoux, leur attitude physique est le reflet de leur état intérieur, en particulier la fréquence de la position à genoux pour ceux qui le peuvent. Voilà une manière simple de participer au sacrifice ; se mettre debout quand cela est prescrit, à genoux quand il le faut et assis quand c'est le moment (pendant le sermon, mais aussi durant l'offertoire). Voilà une manière de plier la machine comme dirait Pascal : ce serait bien le diable que quelqu'un qui cherche à assister à la messe avec une dévotion extérieure, ne reçoive pas dans son coeur ouvert le salaire de sa bonne volonté.

vendredi 29 mai 2020

Servitude sacerdotale

En disant les deux premiers mots de cette prière, le prêtre étend les mains sur les oblats (le pain et le vin), selon, un geste dont l'invention est tardive : il remonterait au XVIème siècle. Mais, si tardif soit-il, il serait repris de l'Ancien Testament : "Tu poseras la main sur la tête de la victime et celle-ci sera agréé pour que l'on fasse sur elle le rite de l'expiation" (Lév. 1, 4 cf. Ex. 29, 10). Ce geste marque ainsi le début du sacrifice proprement dit. Les deux premiers mots peuvent être dits à voix claire. Et le servant de messe marque d'un coup de sonnette ce commencement de l'offrande la plus sacrée, non pas le sacrifiice de l'homme dont nous avons abondamment parlé, mais le sacrifice de la victime divine, celle qui récapitule en  elle tous les sacrifices. Le chant du Sanctus est achevé (ou sera achevé après la consécration). Pour l'instant le célébrant s'enferme dans le silence.

Le prêtre demande à nouveau que "soit reçue cette offrande", qui est, dit-il, celle de sa propre servitude en tant que prêtre et celle de toute la famille de Dieu. Avec cette offrande de la famille de Dieu tout entière (cunctae), nous aurions un nouvel indice en faveur d'un sacerdoce des fidèles qui ne s'oppose pas (comme on le croit aujourd'hui) au sacerdoce des prêtres ordonnés mais qui en dépend, comme la vertu d'offrande s'alimente à l'offrande et naît finalement, quelle que soit son intention, de celui qui peut offrir le sacrifice. L'offrande est en premier lieu offerte par la servitude du ministre à sa fonction de sacrificateur, fonction si grande et si noble qu'elle aspire et qu'elle inspire toute sa vie.

La servitude du prêtre, dont il est question dans cette prière, n'a rien à voir avec le "voeu de servitude" à Marie et à Jésus qu'avait imaginé pour les oratoriens français et pour les carmélites le cardinal de Bérulle. La perspective de Bérullle en 1615, est celle de la passivité mystique, qui sera celle de Laurent de la Résurrection et de Fénelon à la fin du 17ème siècle. Il s'agit de ne faire obstacle en rien à la volonté de Dieu sur chaque être qu'il a créé. Le cardinal de Bérulle résume cela parfaitement, il s'agit d'avoir accès à une liberté divine par la passivité qui laisse Dieu agir sur ma vie : "Je supplie la Très sainte Vierge, je supplie l'âme sainte et déifiée de Jésus de daigner prendre par elle-même la puissance sur moi que je ne me peux donner et qu'elle me rende son esclave en la manière qu'elle connaît et que je ne connais pas". Une telle spiritualité, qui sera celle de l'Ecole française est une spiritualité magnifique pour les prêtres. Pas question d'en critiquer le caractère mystique, comme le fit Jacques Maritain dans Approches sans entraves.

Mais l'esclavage dont il est question, juste avant la consécration, ne renvoie pas à une attitude mystique, à cette passivité mystique, qui fait naître dans le coeur la vérité. Servitudinis nostrae : ces deux mots, avec le pronom possessif pluriel, marquent la manière dont doit être vécue la fonction du sacerdoce par le sacrificateur. Il ne s'agit pas pour lui de s'occuper de son "moi", ni de trouver une méthode passive à travers laquelle il pourra se découvrir lui-même en même temps qu'il découvrira la volonté de Dieu sur lui. Ca c'est la spiritualité carme et la spiritualité bérullienne (pas si éloignées l'une de l'autre). Le prêtre agit dans le sacrifice du Christ in persona Christi. Il n'est qu'un instrument s'il veut être un continuateur de Jésus Christ. Il est au service de son propre pouvoir, c'est là le fond de l'enseignement de l'Hanc igitur sur le sacerdoce.

Dans ma jeunesse , j'entendais les prêtres qui nous catéchisaient répéter gravement ce qu'on leur avait enseigné : "Le prêtre n'est pas un distributeur de sacrement". Ah bon ? Mais alors il, est quoi ? Un gentil organisateur de pélerinages ? Un remueur de foules ? Un journaliste ? Un psychologue sans diplomes ? Une assistante sociale sans réseau ? Non le premier rôle, la première fonction du prêtre, c'est de donner les sacrements à travers lesquels passe, mieux qu'à travers tous les discours, la grâce de Dieu. Le prêtre doit être l'esclave de cette fonction, qui est à la fois la plus honorable et la plus discrète, celle d'un instrument (voilà toute la discrétion) et celle d'un continuateur du Christ (voilà l'honneur), ce Christ qui a institué les sacrements et en particulier,- de quelle façon ! - l'eucharistie.


jeudi 28 mai 2020

La messe comme mémorial

Avant de reprendre notre progression "au coeur de l'action" sacrée, au coeur du mystère liturgique, je renvoie les lecteurs au post qui porte ce nom, j'y ai déjà abordé le Communicantes. J'en ai au moins proposé une traduction. Dans la double expression communicantes et memoriam venerantes, "étant en état de communion et vénérant la mémoire, on retrouve tout le début du canon, le Una cum famulo tuo papa nostro dans le participe présent Communicantes et le Memento dans memoriam venerantes.

Qu'est-ce que ça nous dit, cette récapitulation des termes ? Que les deux expresssions être en état de communion ("commmunicantes") et vénérer la mémoire ("memoriam venerantes") ont profondément un sens identique. Après avoir insisté sur la vigueur de sens qu'il faut donner à Communicantes, on notera la force de l'expression "vénérer la mémoire". Il ne s'agit pas seulement de faire mémoire, il ne suffit pas d'ériger un mémorial, de considérer un objet à l'extérieur de soi, mais, comme saint Augustin au livre X des Confessions, de "rentrer dans les palais de sa mémoire", ou comme Bergson de faire cette expérience qui consiste à quitter le temps mesurable (réductible à de l'espace) pour entrer dans la durée pure, qui est la conscience de l'au-delà du visible, là où le visible prend forme, dans les données les plus immédiates de la conscience. Par cette vénération, comme en un état d'union, on parvient, au fur et à mesure que l'on rend réel les contenus du mystère, à conjurer la grande Faucheuse du temps qui passe, à abolir le temps et le lieu, comme données spatialisantes, et à rentrer dans d'autres dimensions celles de l'immédiateté. Kierkegaard parlait de "contemporanéité". A travers l'immédiateté de la présence du Christ, que nous touchons dans l'action sacrée, nous sommes les contemporains de toutes les personnes qui d'une manière ou d'une autre participent à son sacrifice, en particulier les apôtres et les martyrs, dont une liste va suivre.

Pourquoi faire allusion à ces modernes que sont Bergson et Kierkegaard ? Pourquoi aller chercher saint Augustin et sa conception de la mémoire ? Parce que l'on a beaucoup utilisé la notion de mémorial au moment de la réforme liturgique, mais qu'on l'a utilisée à faux Au lieu de parler d'action sacrée, comme c'était le cas dans les anciennes rubriques, on s'est mis à parler de la messe comme d'un simple récit, le récit de l'institution. Mais s'il s'était agit seulement d'un récit, il aurait suffi de se le répéter chez soi, de l'apprendre aux enfants et basta cosi ! Pas besoin de liturgie ! Pas besoin de messe ni d'église pour servir d'écrin à ce qui n'est plus une perle... Avec une telle présentation de ce que saint Thomas dans l'Adoro te appelle "le mémorial de la mort du Seigneur", il n'y a plus de "mort du Seigneur", on l'a librement réinterprétée, commme a progressivement disparu la guerre de 14 de la mémoire populaire, malgré le mémorial du 11 novembre. Le mémorial s'il "sert simplement à faire mémoire" d'un fait historique, se déforme lui-même et la mémoire disparaît. La mémoire véritrable n'est pas, comme la mémoire ordinaire, l'objectivation (et donc l'instrumentalisation) du passé mais une manière inititiatique de présentifier le passé, en en faisant une expérience présente, pour ceux qui sont prêts à la vivre avec intensité, memoriam venerantes. C'est en ce sens, et en ce sens seulement, que le sacrement est effectivement un mémorial.

Le passé, on en dira ce que l'on voudra, ça sent toujours un peu le sapin... Et du coup, parce qu'il faut toujours laisser les morts enterrer leurs morts, on prend forcément des libertés avec le passé, devenu une mémoire plastique, dont on peut, au choix, se vanter ou faire repentance... Il n'y a spirituellement de vraie mémoire que la mémoire du présent ; l'intensité d'une action qui échappe au temps, voilà ce qui nous ppermet de parler de façon positive de mémoire et de mémorial. Voilà en profondeur pourquoi, à propos de la mémoire de la Shoah, le Hongrois Imre Kertesz, rescapé d'Auschwitz, explique à qui veut l'entendre, que seul un romancier peut évoquer ces moments. Ou un poète. Ou un cinéaste qui ne réalise pas un documentaire. Il faut la médiation de la littérature ou de l'art pour que l'évocation de la Shoah ne se transforme pas en une mémoire plastique de faits objectivés, à propos desquels toutes les déformations sont possibles. Il parlait en témoin (voir La Shoah comme culture chez Actes sud), tenant la littérature pour plus vraie que l'histoire car elle seule peut annuler le temps.

Je ne dis pas qu'une littérature de l'Eucharistie soit nécessaire (encore que le cycle du Graal, sous certains aspects, pourrait en tenir lieu). Mais il fallait éviter que la Passion devienne son propre mémorial, en proie à toutes les déformations que lui aurait fait subir le présent je veux dire notre époque et toutes les autres époques). Le Christ a pourvu lui-même à ce danger, en instituant le sacrement de l'Eucharistie. Le sacrement, c'est, sous une autre forme que l'événement de la crucifixion, sous une forme non sanglante, non pas un récit (le récit de la Passion a lieu, selon les quatre Evangiles durant la Semaine sainte), mais un mémorial comme dit saint Thomas d'Aquin, une manière sublime de rendre présents les contenus du Mystère, en les montrant sous une autre forme, pour les soustraire à toute déformation et à toute interprétation circonstancielle.

Reste à expliquer (nous le ferons plus trad en suivant le texte du Canon) que cette expérience de la mémoire, prise en elle-même, dans son mécanisme humain, peut paraître une réalité trop élitiste. Un peu comme quand un Jean-Luc Marion parle, dans le même sens je crois, de phénomène saturé à propos de l'eucharistie... Comme s'il était obligatoire de savoir ce qu'est un phénomène dans la dialectique kantienne pour comprendre l'eucharistie comme une évidence, comme une expérience. Cela ne parle pas à tous, alors que tous peuvent faire cette expérience, éprouver cette évidence : la foi (au sens le plus universel du terme), c'est ce que l'on fait comme une évidence.. Reste à poser la question que nous avons approchée tout à l'heure de la mémoire du présent. Quelle est cette présence dont on s'approche sans la connaître ? Le texte du Communicantes nous donne un indice....

Il cite une liste d'apôtres et de martyrs qui se sont approchés de cette présence, à en mourir par le martyre, et à nous montrer avec quelle entièreté il faut communier avec eux pour éprouver cette présence. Il y en a 24 : douze apôtres (en comptant saint Paul l'apôtre que le Seigneur s'est choisi pour remplacer Judas) et douze martyrs, des papes ou des évêques des trois premiers siècles, pour six d'entre eux un diacre (saint Laurent) et cinq laïcs, qui sont égaux aux prêtres dans leur martyre et donc cités avec eux, mais après eux, selon leur rang : Chrysogone, Jean et Paul, Côme et Damien. Vingt-quatre comme les vingt-quatre vieillards de l'Apocalypse, qui sont devant le trône de l'Agneau : le cardinal Ratzinger écrit : "Les vingt-quatre saints rappellent les vingt-quatre vieillards qui entourent le trône de l'Agneau dans la liturgie céleste". Nous avons dit qu'il n'y a de vraie mémoire que la mémoire du présent. La liturgie terrestre est le mémorial d'une mystérieuse liturgie céleste, éternellement présente celle-là, dont nous apprendront d'avantage avant la fin du Canon.

Précédant cette liste des 24 vieillards est citée la Vierge Marie, "qui est un ordre à elle toute seule" dit le cardinal de Bérulle. Elle est dite "glorieuse" car elle est "seule sainte par nature" (Maximilien Kolbe) n'ayant pas subi le péché d'origine, elle représente l'exception miraculeuse au cri des réformés "A Dieu seul la gloire". Sa gloire est non seulement d'être immaculée (sans péché), mais d'être corédemptrice représentant à elle seule devant l'ange Gabriel cette liberté humaine qui était nécessaire pour que la grâce rédemptrice de Dieu nous soit donnée. Sa liberté a anticipé et a rendu possible celle de son Fils.

L'ajoût à cette liste de saint Joseph par le pape Jean XXIII me semble davantage relever d'une dévotion privée absolument louable que de cette liste de saints, liste canonisée par l'Eglise, qui ne peut pas justifier ni qu'il y ait vingt-cinq vieillards, là où le texte sacré en compte symboliquement 24, ni que la sainteté de Joseph soit mise sur le même pied que la sainteté de Marie, pour les raisons que j'ai sommairement donné au paragraphe précédent.

mercredi 27 mai 2020

Chère amie...

L'une de mes amies qui lit très régulièrement ce blog, en particulier depuis que je poste un commentaire sur la messe, irrégulièrement chaque jour, me contacte l'autre soir pour me faire deux graves reproches auxquels je vais tenter de répondre, avant de reprendre la causerie sur le Communicantes, que j'ai initiée hier.

Premier reproche : Vous êtes dans le phyllum de l'intégrisme de papa. Votre truc, c'est pas adapté.

Deuxième reproche ; votre vision de la messe est austère, ampoulée (la sainte messe est à tous les coins de rue dans votre texte) et puis ça manque d'amour.

Deux reproches capitaux, presque aussi grave l'un que l'autre, auxquels je dois des réponses. Au risque de vérifier sur ma personne le deuxième reproche, je dirais que celui qui me touche le plus, c'est le premier.

Vous me reprochez dabord en substance chère amie de m'être trompé de génération. Je n'en suis pas si sûr. 

Il y a eu à la fin des années 70 et dans les années 80 un combat extraordinaire pour récupérer "le catéchisme, l'écriture et la messe", mais ce combat les traditionalistes d'hier l'ont gagné, après moultes péripéties horrificques : Rendez-nous le catéchisme l'Ecriture et la messe" demandait Jean Madiran aux évêques. La nouvelle Ecole biblique de Jérusalem est particulièrement sensible à la Bible dans ses traditions ; aimer la Vulgate (aujourd'hui disponiblle en collection Bouquins pour 30 euros) n'est plus un crime mais une preuve de goût. Le catéchisme (ce qu'il en reste) est beaucoup plus qu'autrefois centré sur les sacrements, qui sont tous les sept solidement traditionnels. Quant à la messe, plusieurs choses : La messe traditionnelle est (à peu près) en vente libre dans l'Eglise aujourd'hui. Elle est dépanalisée, au sens où jusqu'à la Fraternité Saint Pie X inclusivement (qui devrait remercier tous les jours le pape François), ceux qui la célèbrent aujourd'hui peuvent le faire légalement. "Chacun a droit de citoyenneté dans l'Eglise" comme disait le regretté cardinal Castrillon. Le moment semble donc particulièrement bienvenu grâce à cette nouvelle paix de l'Eglise, pour faire connaître le rite traditionnel, perle précieuse de la tradition de l'Eglise, ne serait-ce que, parce qu'objectivement, il demeure, dans l'Eglise latine, la principale norme d'interprétation de l'Ordo rénové,

Il faut dire que l'intention des auteurs du rites, du Père Bouyer au Père Bugnini par exemple, a été parfois contradictoire. Quant au pape Paul VI, il a assumé sa réforme, en donnant l'impression que pour lui le principal était la traduction en vernaculaire de la forme traditionnelle du rite. On comprend dans ces conditions, que la pierre de touche demeure le rite traditionnel, qui remonte de façon sûre au IVème siècle (le De sacramentis de saint Ambroise), avec auparavant des témoignages de Cyprien, de Tertullien et du pape de Rome Innocent Ier dans sa lettre à Decentius). Sans parler du solide travail de saint Grégoire le Grand au début du VIIème siècle. Ce sont des autorités dont l'on ne peut pas se débarrasser d'un revers de main. La théologie du rite romain aujourd'hui manque à l'Eglise et même à la légitimité du rite rénové, comme l'a bien montré Benoît XVI dans Summorum pontificum (Les souverains pontifes) dont le titre est à lui seul tout un programme. C'est ce manque que j'essaie modestement de poser comme criant, à travers cette série de méditations.

Il y a un deuxième obstacle sur le chemin de la messe romaine, c'est la barrière que constitue le latin, langue sacrée pourtant nul n'en disconvient, langue liturgique, comme le grec, l'araméen et le slavon. Il est clair qu'il faudra, sans renoncer à la langue sacrée, introduire du vernaculaire dans la liturgie dite de saint Pie V, ne serait-ce que des cantiques français (pas forcément du XIXème siècle - les chants d'aujourd'hui sont beaux) ou des parties de la messe comme les prières au bas de l'autel ou le dernier évangile, qui n'a pas vocation à être bredouillé de façon inaudible par le prêtre, fatigué de l'action sacré et qui fait tout pour en finir rapidement (c'est l'impression que cela donne parfois).

 L'obstacle de la langue sacrée, qui n'est pas affronté, est d'autant plus considérable que les chants de l'Emmanuel tiennent lieu de médiation à beaucoup de jeune en quête d'émotions simples et claires, parfois (pas toujours mais je l'ai vu) au détriment de la geste liturgique elle-même, sans doute parce que, ici et là, on n'en comprend plus la nature. Chanter la prière du Père de Foucauld ou tel poème de Thérèse de l'Enfant Jésus, cela ne s'improvise pas : les paroles sont tellement fortes, la musique tellement chaleureuse que la liturgie elle-même (dont on ne sait plus trop à force de réformes à quoi elle correspond) semble pâlir au profit d'une ambiance charismatique ou évangélique.

A quoi mènent ces diverses considérations ? A souligner que c'est plus que jamais peut-être l'heure de la liturgie traditionnelle dans l'Eglise, que nous, qui sommes attachés à ce rite, nous ne nous sommes pas trompé de génération,. Le rite s'est relevé, a repris un sens religieux catholique qui avait eu tendance à disparaître dans les sombres années 70. C'est maintenant la théologie de la messe qui manque, théologie qui n'est pas seulement sacramentelle mais sacrificielle, c'est-à-dire terriblement pertinente à la vie réelle telle que nous la supportons, et capable d'exprimer nos amours, notre amour de Dieu d'abord, de la manière la plus forte, loin de toutes les illusions. Théologie que l'on ne trouve que dans le Canon romain, gloire à lui ! et dans l'offertoire de la messe romaine, , un peu plus récent mais si éloquent.

Chère amie, chaque fois que dans ce commentaire j'écris le mot "sacrifice", je pense au mot "amour", non pas du tout qu'il faille introduire je ne sais quelle dimension masochiste dans tout amour. Disons plutôt : le sacrifice, c'est le principe de réalité qui impose l'amour non comme une songerie vaporeuse, non pas même comme un idéal qui serait supérieur à la vie et donc mensonger en définitive, mais plutôt comme une vie concrète, toujours menacée, souvent risquée et qui, n droiture,  quels qu'en soient les objet, à l'ombre de la Présence bienveillante de Dieu, nous mène au Ciel.

mardi 26 mai 2020

Au coeur de l'action

Je n'ai pas encore parlé des rubriques liturgiques, ces indication en rouge (ruber en latin), qui donnent quelques indications sur le texte et sur la manière de le dire. Les rubriques ne sont pas très nombreuses et laissent finalement au prêtre une certaine latitude d'interprétaation du texte. Au début du paragraphe Communicantes, il y a deux mots sur lesquels il convient d'insister : Infra actionem. Deux mots en rouge que l'on pourrait traduire : Au coeur de l'action.

Soulignons au passage que le rite de la messe est formulée dans un beau latin classique. Cette rubrique rouge - Infra actionem - nous donne occasion de trouver une "faute" de latin. En latin classique on dirait Intra : à l'intérieur... C'est donc simplement cette indication marginale, cette rubrique qui nous fait toucher du doigt le latin de cuisine, ou si vous voulez le latin médiéval en ce qu'il a de spécifique. On trouve Infra pour intra dans le dictionnaire Du Cange, de la latinité tardive.

Notons en revanche pour ce qui concerne non une rubrique mais le texte lui-même, qu'à partir du Re igitur, dans le Canon, il n'y a pas de verbe conjugué, avant la consécration, sinon des verbes exprimant le sacrifice. Le présent paragraphe a pour seul verbe Communicantes... un participe présent, qui n'est donc pas un verbe conjugué. Il me semble que ce n'est pas un hasard : Communicantes est mis en apposition à "Nous t'offrons ou ils t'offrent..." C'est en accomplissant le sacrifice que nous sommes en communion. Lorsque le sacrifice de l'Eglise ne s'accomplit plus, la communion dans l'Eglise se trouve compromise à sa source sacrificielle.

Que nous dit en lui-même le participe présent communicantes ? On pourrait en proposer une traduction un peu appuyée, qui rejoindrait la théologie du cardinal de Bérulle sur les états de Jésus Christ, et marquerait bien l'action divino-humaine que représente la communion ecclésiale dont nous parlons pour l'heure. On pourrait risquer : "Etant en état de communion". Un état qui nous permet de transcender le ciel et la terre, de tutoyer les saints, de monter sur le Thabor, nous trouvant non seulement en l'état ordinaire où se trouve usuellement les animaux plus ou moins raisonnables que nous sommes, mais nous trouvant, communiant avec les saints, ceux qui vivent encore sur cette terre ou tous ceux qui sont déjà ressuscités.

La communion ecclésiastique ne désigne pas je ne sais quelle bisounourserie obligatoire pour tous, aux termes de laquelle il faudrait simplement s'empêcher de parler trop fort pour ne pas gêner la parole moyenne, censément de rigueur en telle circonstance. La communion ecclésiastique a sa source active dans le Sacrement de l'eucharistie qui de manière constante irrigue les coeurs en leur donnant invisiblement la grâce de l'unité.

Mais puisque, une fois n'est pas coutume, c'est la rubrique que nous commentons : infra actionem, et du commentaire de la rubrique que nous sommes partis, il faut maintenant expliquer le mot : actionem, dans l'expression Infra actionem. De quelle action s'agit-il ? Si vous suivez quelques uns de ces posts, si vous suivez le présent commentaire sur le sens du participe présent Communicantes, qui désigne un état, pas une action, parce que communicantes n'est pas un verbe conjugué mais un participe présent, vous n'aurez aucun doute : il s'agit du sacrifice. L'action qui a lieu à la messe est celle du sacrifice du Christ épousant le sacrifice de l'Eglise, de sorte que les deux ne font qu'un.

Comment comprendre que le sacrifice du calvaire, qui a eu lieu vraisemblablement le 7 d'avril de l'an 30, constitue une seule action avec le sacrifice de la messe, qui a lieu depuis, sur chacun des autels (fussent-ils de fortune) où il est célébré ? Il faut remonter à une comparaison entre le jeudi et le vendredi saint, entre le dernier repas qui est la Cène du Seigneur et le sacrifice sanglant sur le Golgotha. Le jeudi, Jésus prend du pain et dit : "Ceci est mon corps". Il prend du vin et déclare ; "Ceci est le calice de mon sang". A-t-il accompli son sacrifice ? Oui, totalement en intention. Mais comme dit saint Paul aux Hébreux : "Sans effusion de sang, il n'y a pas de rémission". Disons que dès le jeudi saint, la séparation des espèces qui signifient son corps et son sang manifeste que la sacrifice est réalisé en intention.Le mode de réalisation du sacrifice est différent. Le sacrifice est le même.

Si l'on compare le Golgotha et la messe, on retrouve la même action sacrificielle, mais évidemment selon un mode de réalisation bien différent ; la croix se réalise modo immolatitio, selon un mode d'immolation. A la messe, le sacrifice se réalise selon un mode sacramentelle, à la fois caché et manifesté, mais manifesté autrement. C'est la même réalité à laquelle on assiste, que ce soit à la Cène, au Golgotha ou à chaque messe. Cette réalité n'est pas seulement représentée comme un tableau ou comme un mémorial, elle se réalise, toujours la même, selon un mode sacramentel, en manifestant non pas seulement l'intention sacrificielle du Christ comme à la Cène, non pas seulement l'immolation sacrificielle du Christ comme au Golgotha, mais l'application sacrificielle à tous les volontaires, des fruits de ce sacrifice ; Heureux les invités au repas du Seigneur ! Parce qu'ils ont répondu à l'invitation du Seigneur, ils reçoivent les grâces attachés au sacrifice de la croix, qui ne prend visiblement toute sa dimension que dans cette communion solennelle (communion sacramentelle ou communion de désir) qui accomplit le sacrifice comme don d'amour à l'hummanité.

Voilà ce que la rubrique appelle l'action dans l'expression Infra actionem : le sacrifice de la messe n'est pas une réunion de prière comme les autres, qui se déroulerait simplement dans l'esprit de charité qui est celui du messie. Le sacrement de l'eucharistie n'est pas simplement un mémorial des paroles et des actes de Jésus le jeudi saint. Le sacrifice de la messe n'est pas seulement un sacrifice de louange, même si, nous l'avons vu, il est cela : mais il serait hérétique de prétendre qu'il n'est que cela.
Le sacrifice de la messe est l'action sacrée par laquelle aujourd'hui le Christ ressuscité est toujours vivant pour intercéder en notre faveur et appliquer son sacrifice à ceux qui lui en font humblement la demande. Et dans cette demande, il n'y a pas d'un côté les prêtres et de l'autre les fidèles. Chacun, assistant à la messe, fait au Christ la demande de grâce qui va lui permettre de nourrir son propre sacrifice intérieur, en vivant dans la lumière du ressuscité.

lundi 25 mai 2020

Le Canon de la messe

Je ne veux pas enfermer le premier Memento dans la théologie de la quête à laquelle nous avons fait allusion dans le dernier post. On admirera le réalisme ecclésiastique qui fait une part à la nécessité financière  et à la nécessité des espèces sonnantes et trébuchantes. Il y a beaucoup plus beau, ce sont les lignes qui viennent, lignes décisives dans la théologie du sacrifice de la messe, où l'on envisage une autre quête, la quête de Dieu : "Nous vous offrons pour eux, ou ils  vous offrent eux-mêmes ce sacrifice de louange, pour eux, pour tous les leurs, pour la rédemption de leur âme, pour l'espérance de salut et  de santé, a vous ils rendent leurs hommages Dieu éternel, vivant et vrai".

Première remarque : ce "ou' : Nous vous offronss ou ils vous offrent. En latin on distingue un "ou" alternatif, "aut... aut", que l'on peut  rendre en français par "ou bien... ou bien"; il y a aussi un ou cumulatif, qui signifie plutôt "ou encore" : vel est très proche de la conjonction "et". C'est ce deuxième emploi, l'emploi du vel cumulatif, que l'on trouve ici. Ces offrandes les uns pour les autres ne sont pas exclusives. Ce n'est pas parce que l'on offre sa prière pour Marc que l'on ne l'offre pas pour Auriane ou simplement pour soi. On peut se tromper d'intention de prière, ne pas comprendre qui a le plus besoin de nos offrandes, le Seigneur fait avec. Pas une de nos prière ne s'élève en vain, m^me si Dieu en cours de route, en change l'intention avouée.

Offrir la prière, c'est de cela qu'il s'agit lorsque l'on parle du sacrifice de louange. Nous l'avons dit ce pouvoir d'offrir la prière est ce qui fait le peuple de prêtres, le peuple célébrant le sacrifice de louange. .A la messe, nous sommes tous des offrants et non pas seulement durant le temps de l'offertoire mais ici, plus tard dans l'action sacrée, dans le texte sacré du canon. Cette manière de situer la prière pour autrui au coeur de l'action sacrée n'a pas toujours fait l'unanimité. C'est le pape Innocent Ier, pape entre 401 et 417, qui a ordonné que les dyptiques soient mis au coeur de l'action sacrée, que la prière de demande ne soit jamais évacué. Certains voyaient mieux les dyptiques (ces intentions de prière) pendant l'offertoire, la consécration tout entière ne devant être qu'une prière d'adoration, ce qu'elle est bien sûr mais pas uniquement, pas exclusivement. Le Seigneur vient au milieu de nous comme un vraie chrétien, il est plein de charité, il s'occupe des pauvres que nous sommes, il a égard à nos demandes pour les uns et les autres, il ne vient pas au milieu de nous sans satisfaire ce qu'il peut satisfaire selon sa Providence indicible.

Le chrétien (et pas seulement le prêtre) est toujours acteur du sacrifice de louange, pas seulement à l'offertoire mais durant tout le saint sacrifice, nous le verrons à nouveau plus tard.et pas seulement acteur à l'offertoire, mais acteur jusque dans la sainte consécration, où les prières de l'homme se mélangent intimement à la prière du Christ, en sorte que notre louange soit la louange du Christ à son Père et que la louange du Christ religieux de Dieu soit finalement la nôtre, en donnant à nos cris une valeur divine. Voilà, nous l'avons vu, ce que saint Paul appelait déjà le mystère de la piété,, cet entremêlement sacré entre la prière du Christ et la nôtre, qui fait toute la valeur unique de la sainte messe.

Ainsi nos demandes, pour le pape et les évêques mais aussi pour nos amis et pour les gens qui nous sont chers prennent leur place, toute leur place, et leur dimension surnaturelle dans le canon de la messe, dans la règle liturgique, qui est infrangible parce qu'elle est divine. Gloire à Innocent Ier de l'avoir compris ! Ainsi, à aucun moment de la sainte liturgie nous ne sommes de simples spectateurs du rite sacré.Nous sommes ontologiquement impliqués dans tous les moments de la prière. Nous ne venons pas à la messe dans une posture passive, uniquement pour recevoir, ou bien comme au catéchisme de notre enfance pour signer je ne sais quel certificat de présence, qui se transformerait, au cas où, en une autorisation d'absence à faire parapher par les parents. La messe n'est pas une simple représentation, un théâtre sacré comme certains se sont plus à le dire. Pas seulement. La messe déploie la réalité de notre destinée surnaturelle, elle nous fait devenir, l'espace d'une heure, ce que nous sommes déjà sans le savoir vraiment encore, au delà du temps physique, dans l'Eternité divine. A travers les dyptiques, ces modestes prières pour les autres que nous offrons, que nous présentons au Seigneur, Agneau sacrifié et Agneau divinisateur, dans la communion des saints, nous devenons à chaque messe des Christs, des médiateurs de la Présence divine.

L'assistance à la messe est une obligation certes,c'est une obligation qui n'est pas légale mais ontologique : à la messe nous sommes ce que nous serons dans le Ciel. Et si nous ne le sommes pas, si nous ne prenons pas notre place au Banquet sacramentel, nous ne serons pas au Banquet éternel : "Celui qui mange ma chairr et boit mon sang possède la vie éternelle et moi je le ressusciterai au dernier jour"; "Comment cet homme peut-il donner sa chair à manger" demandent les gens. "Si vous ne mangez pas ma chair et ne buvez pas mon sang, vous n'aurez pas la vie en vous" (Jean 6) répond le Seigneur.

C'est en ce sens que le canon de la messe est la règle de la prière, de toute prière. V : elle nous marque notre place au banquet de l'Agneau divin. Voilà d'ailleurs la raison pour laquelle il est mauvais de transformer cette règle, ce canon, en plusieurs prières eucharistiques, qui ne sont pas des règles (kanones) ne serait-ce que parce qu'elles sont multiples. Prières eucharistiques pour les enfants, prières eucharistiques pour la réconciliation, en plus des quatre prières eucharistiques classiques, elles sont  des narrations possibles, s'enrichissant les unes les autres, tout en restant hélas à la périphérie du Mystère, en une constante et trop humaine approximation narrative.

dimanche 24 mai 2020

Premier Memento

Le Canon de la messe est une véritable prière universelle. Mais contrairement à la prière universelle qui nous fait prier la plupart du temps pour des idéaux abstraits, qui sont universels au sens où ils sont abstraits, la prières du canon nous fait prier pour des personnes concrètes. On vient de prier pour l'Eglise, et en même temps on vient de citer les noms du pape, de l'évêque. L'Eglise a un, l'Eglise a des visages, ceux des chrétiens qui la représentent, soit dans une position d'autorité soit dans une attitude d'imitation du Christ et dans les deux cas, l'Eglise est servante. Le pape lui-même se dit serviteur des serviteurs de Dieu. Il est le plus haut dans la hiérarchie. Il est le premier dans le service.

A cet endroit, on priait aussi naguère pour les rois et les empereurs. Cela a demeuré longtemps en Belgique ou en Angleterre. Pourquoi pas aujourd'hui pour les Présidents ou autres gouvernants ? Les premiers chrétiens priaient pour les empereurs chrétiens. Mais ils avaient prié pendant trois siècles pour les empereurs païens. Lorsque l'on est responsable d'un Etat, on endosse ipso facto, qu'on le sache ou non, qu'on le veuille ou non, une responsabilité surnaturelle. C'est ce que signifiait Pie XII avec sa fameuse formule : "De la forme d'un Etat dépend le salut des âmes". D'ailleurs les apôtres, saint Pierre et saint Paul, ont tous deux recommandé de prier pour les chefs d'Etat parce que "tout pouvoir vient de Dieu" (Rom 13, 1). Lorsque saint Paul emploie cette expression, il insiste sur le fait que même si le pouvoir est détenu par un païen, il comporte en lui-même quelque chose de surnaturel. Saint Pierre, de son côté, plaide pour la même inclusion au chapitre 2 de sa première épître : "Soyez soumis à toute autorité même désagréable". Dyscolis : saint Pierre entend par là les autorités qui seraient persécutrices. Pourquoi ne prierions nous pas officiellement pour Emmanuel Macron ? Pourquoi les Américains ne prieraient pas pour Donald Trump ? Plus que jamais la charge des politiques malgré qu'ils en aient, tient au surnaturel. Elle a rapport au salut des âmes.

Les noms de ces personnes, parmi nos contemporains vivants, étaient inscrits sur des dyptiques, ainsi que celui des bienfaiteurs ou des bienfaitrices, personnellement nommés à l'autel au moment du premier Memento : "Souviens toi Seigneur de tes serviteurs et de tes servantes N. et N." [on cite ici les prénoms de baptême]. On a beaucoup insisté parfois sur l'absence de sexisme, sur ce qui représentait un prodrome de l'écriture inclusive : servant-e-s du Christ. Je ne crois pas personnellement à cette explication antisexiste. Disons que l'Eglise s'intéresse à des personnes, à des visages d'hommes ou de femmes plus qu'à des catégories abstraites. Ca, c'est l'explication théologique. Il faut bien aussi parler d'argent. Ceux qui étaient cités au Canon participaient à la célébration en offrant le pain, le vin, les cierges, les vases sacrés et tout ce qui est nécessaire à la célébration. De façon plus large la formule de saint Paul en I Co 9, 13 est devenue un proverbe dans la langue courante : "Celui qui sert à l'autel doit vivre de l'autel" C'est en ce sens que l'on parle d'honoraires de messe (fixés à 17 euros en ce moment) non pas que l'on puisse acheter la messe, mais le devoir des fidèles est de contribuer à la vie des prêtres dans la mesure où ces prêtres sont à leur service. Les serviteurs et les servantes pour lesquels le prêtre prie à la messe au Memento des vivants représentent tous ceux qui subventionnent le culte ou ceux pour lesquels les donateurs souhaitent prier. Leurs prénoms sont aussi inscrits sur les dyptiques. Au IVème siècle les noms des personnes pour lesquelles le prêtre priaiet étaient souvent annoncés à haute voix. On connaît le coup de sang de saint Jérôme, qui trouvait scandaleux cet étallage de la bonne conscience des donateurs dans son Commentaire de Jérémie (au chap. 11 v. 15). L'argent a toujours suscité des divisions. Dans un rituel lyonnais de 1702, on trouve cette recommanbdation, citée par le Père Lebrun : "Que l'expression du nom des bienfaiteurs ne soit pas vocale mais mentale" Comme dit l'Evangile : "Que ta main droite ignore ce que fait ta main gauche". Il ne s'agit ni de se vanter ni de vanter quiconque.

Après avoir prié pour les bienfaiteurs et les bienfaitrices, le prêtre prie pour tous ceux qui sont là, image sensible, autour de l'autel, de la communion des saints. De ces gens, qui sont entrés dans l'église à l'heure de la messe, "tu as connu la foi et noté le zèle". J'aime beaucoup souligner le temps en latin : cognita est. Cette foi, elle est là, en chacun, indisponible au regard et aux remarques d'autrui et elle a été connue de Dieu. Qui dira la discrétion bienveillante des véritables assemblée chrétienne, dans lequelles on sait que quel que soit le vêtement ou la mine, Dieu a reconnu son serviteur pour l'attirer dans sa Maison. Chacun des assistants doit pouvoir redire la formule de saint Pierre après qu'il ait trahi son Seigneur ; "Vous savez tout, vous savez bien que je vous aime".

vendredi 15 mai 2020

Le sacrifice pour l'Eglise : una cum

L'Eglise offre le sacrifice du Christ en union avec chaque prêtre, qui pour consacrer validement le corps et le sang du Christ doit avoir l'intention de faire ce que veut faire l'Eglise.Lorsque la vigilance liturgique de l'Eglise s'émousse,l'institution s'affaiblit en même temps que les cérémonies sont désertées. Il y a un lien intime entre la liturgie et l'Eglise, entre le corps eucharistique du Seigneur et son corps mystique. La prière pour l'Eglise est donc la première des prières liturgiques, elle est soigneusement posée avant toutes autres : imprimis dit l'adverbe latin ; Charité bien ordonnée commence par soi-même. Sans Eglise pas de liturgie et sans liturgie rien qui ressemble à l'Eglise.

Il y a une petite ambiguïté néanmoins autour du mot Eglise. Au départ, conformément à l'étymologie grecque comme au sens de l'hébreu Qahal, l'Eglise c'est la convocation divine qui unit entre eux les fidèles. Elle tire son unité de sa sainteté, c'est-à-dire de l'action divine qui rachète chacun de ses membres, en les établissant comme membre du corps mystique du Christ par la pratique des sacrements., en particulier du premier d'entre eux le baptême. L'Eglise est ainsi essentiellement une société spirituelle, dont l'existence est surnaturelle et dont l'extension est proportionnelle à la foi de ses membres. C'est pour cette Eglise là que l'on prie ainsi au Canon de la messe.

L'Eglise telle qu'elle apparaît aujourd'hui n'a pas changé dans son droit, comme en témoigne le rôle du pape et des évêques. Elle n'a pas changé dans sa foi si l'on s'en tient au Catéchisme de l'Eglise catholique. Mais, selon l'expression de Paul VI, elle a changé dans la conscience qu'elle prend d'elle-même. Elle a changé dans sa prière, elle a changé donc dans sa religion, dans son mode de relation à Dieu. Je voudrais réfléchir à l'exclamation d'un professeur d'ecclésiologie à Rome, s'écriant sans chercher le moins du monde à démontrer ce qu'il avançait tant cela lui paraissait évident : "l'Eglise, c'est comme l'Etat italien". Cette comparaison est intéressante mais, tant qu'à établir des rapprochement entre l'Eglise et telle institution politique contemporaine, je prendrais moi, comme élément de comparaison, non une institution nationale mais plutôt une institution internationale : une ONG. Le risque est de voir l'Eglise devenir une sorte de superstructure spirituelle mondialisée, une institution, une fonction spirituelle mondiale symbolisée par l'homme en blanc du Vatican, mais plus du tout une communauté, plus du tout une convocation divine, plus du tout un corps mystique dont les membres sont tous différents mais ont tous, dans leur vie sacramentelle, le Christ comme tête.

Il me semble que Jean-Paul II avait conscience de cette dérive étatiste de l'Eglise et que ses voyages dans l'univers avaient pour but justement d'affirmer la persistance de la communauté romaine, de la communauté catholique dans le monde. Lors de ses obsèques ou lors de telle Journée Mondiale de la Jeunesse (je pense à Madrid), on a encore touché du doigt la communauté priante, convoquée par le Christ. Pour ce qui est du pape François, il semble qu'il se dédouble. Dans son dernier voyage en Extrême orient, quelle différence y avait-il entre son discours à Hiroshima, froid, diplomatique où il agissait en tant que représentant de la plus puissante ONG spirituelle dans l'univers et la simplicité de sa messe en Thaïlande où il était là, en latin liturgque ou avec des mots simples et immédiatement traduits, pour le peuple de Dieu. Dans l'actualité quotidienne, il faut bien reconnaître que c'est plus Hiroshima que la Thaïlande, c'est une Eglise diplomate qui agit pour la fraternité universelle, une Eglise fonctionnelle, une superstructure  spirituelle qui se fait voir.

Pendant le confinement, les images de François seul sur la Place Saint Pierre au Vatican ont lourdement rappelé, comme par parabole, cette communauté spirituelle autour du pape, dont l'existence s'est trouvée suspendue par la pandémie, mais qui de fait semble en permanence absente des préoccupations de la plupart des clercs, L'Eglise d'aujourd'hui trop souvent s'est transformée en une superstructure obsédée par sa propre réforme et dont on dirait qu'elle fait tout, en tant qu'Etat profond, en tant que Deep state, pour ne pas changer, pour rester ce qu'elle a voulu devenir depuis le XIXème siècle : une administration spirituelle. Eugen Drewermann avait ses raisons, quand il parlait des "fonctionnaires de Dieu".

En tout cas, cette Eglise, instrument de la centralisation et de l'uniformisation spirituelle mondiale, n'est pas l'Eglise pour laquelle nous fait prier le Canon romain. L'Eglise du Christ se caractérise par son appartenance à Dieu (pro Ecclesia tua). Elle revendique une sainteté divine, celle des sacrements dont elle a reçu la garde. Comme elle est sainte, elle est catholique, c'est-à-dire qu'elle parle à tout le monde, elle a devant elle le genre humain tout entier et son arme c'est sa fidélité au Christ, l'absence en elle d'hérésie et de schisme. C'est déjà le sens que donnait au mot catholique saint Ignace d'Antioche, évoquant en 110, dans une de ses lettres, "la sainte Eglise catholique de Smyrne", l'Eglise qui refuse les hérésies et les schismes. Nous retrouvons ces deux adjectifs dans le Canon de la messe : sancta catholica.

Très concrètement, sont garants de cette catholicité ceux qui sont unis (una cum) à cette Eglise-là : en premier lieu le pape, nommé par son nom, qui est, selon un de ses titre, "le serviteur des serviteurs de Dieu" lorsqu'il veille à la catholicité de l'Eglise "dans le monde entier". En second lieu, également nommé par son nom,  l'évêque, Christ dans son diocèse : "là où est l'évêque, là est l'Eglise" disait Cyprien de Carthage : quelle charge ! En troisième lieu : tous ceux qui ont la doxa droite (orthodoxis) , c'est-à-dire qui "ont le culte de la foi catholique et apostolique". Ceux qui ont le culte de la foi catholique et apostolique (remontant aux apôtres) ne changent pas de religion, même si les formes de leur hommage au Seigneur peuvent évoluer. Leur ambition spirituelle demeure la même : le salut du monde. Mais surtout il est suicidaire de séparer le pape des évêques et les évêques des fidèles "qui ont le culte de la foi catholique et apostolique".

Tout est dans cette préposition adverbiale : una cium. Le pape est avec les évêques, les évêques sont avec les fidèles et le pape, les évêques et les fidèles sont avec l'Eglise. Mettre en cause cet Una cum d'une manière ou d'une autre, c'est mettre en cause le dessein divin de salut et son caractère spirituellement contagieux.


Te igitur : le sacrifice de l'Eglise

La consécration commence en silence par un grand signe d'invocation qui se termine par le baiser de l'autel, comme pour nous rappeler que la prière ne consiste pas d'abord en paroles, que devant l'infini divin, elle est avant tout une attitude, qu'elle commence par une inclination muette, que, comme dans toute communication sentie, le langage du corps précède le langage des lèvres et en conditionne la sincérité . Florus de Lyon en devient éloquent : "Clamat sacerdos cum Ecclesia non voce sed corde" Le prêtre crie avec l'Eglise, non par la voix mais par le coeur, et il s'adresse immmédiatement au Père très clément, en lui demandant sa miséricorde.

La mention de l'Eglise est très importante sous la plume de Florus : clamat sacerdos. Le prêtre crie, mais il n'est exaucé, dans ce vertigineux parcours d'éternité, que parce qu'il crie avec l'Eglise, selon les mots qu'elle lui met dans la bouche, les attitudes qu'elle lui commande et les rites qu'elle lui enseigne. Il n'y a sacrifice agréable à Dieu que parce que c'est le sacrifice de l'Eglise, que l'Eglise prend son prêtre avec elle, parce que c'est elle qui a réuni le sacrifice de l'hommme d'abord, haec dona : en cela, nous l'avons dit, elle est experte en humanité. Mais elle a fait de ces dons des offrandes (munera), en les unissant au sacrifice du Christ. Et c'est elle, qui, avec le trésor de grâce des sept sacrements, a la garde du Sacrifice parfait : haec sancta sacrificia, que le Christ lui a donné lorsqu'il a recommandé à ses apôtres de "faire ceci en mémoire de lui".

Le mot "saint" désigne toujours une réalité divine. Le sacrifice de l'Eglise, sacrifice de l'homme, est un ensemble de dons, qui valent ce que valent les hommes qui les ont offerts, mais ce qui fait de ce sacrifice quelque chose d'infiniment précieux et de proprement irremplaçable, insubstituable, ce n'est pas seulement que c'est le sacrifice divin : c'est le sacrifice qui divinise les dons et les offrandes des hommesen les fondant dans ces"saints sacrifices sans tâche". Le neutre pluriel, sancta sacrificia, indique que l'unique sacrifice du Christ s'est multiplié en autant d'offrandes (munera) qu'il y a de dons (dona) faits par l'homme et divinisés "par le Christ notre Seigneur"..

Et si l'Eglise supplie par la bouche de son prêtre la Miséricorde de Dieu de recevoir ce sacrifice parfait, ce n'est pas parce qu'il est parfait - il n'y aurait pas à supplier pour cela - mais parce que venant de l'Eglise, si souvent trop humaine, il comporte les dons que l'homme apporte humblement comme "ce qui manque à la passion du Christ" ainsi que parle saint Paul, ces "hosties vivantes" unies à l'unique hostie, Jésus Christ ressuscité.

mercredi 13 mai 2020

L'ambiance de la consécration

Les anges et les hommes ont chanté de concert l'hymne de louange à Dieu. Il est temps d'entrer dans le Saint des saints pour accomplir le sacrifice.

Ce saint des saints n'est pas celui du Temple ruiné en 70 après le siège de Jérusalem par les Romains Si le rideau du Temple qui séparait le Saint du Saint des saints s'est déchiré "depuis le haut jusqu'en bas", c'est que la vieille économie sacrificielle, avec l'autel des parfums et l'autel des sacrifices d'animaux, est terminée. Quoi qu'en pensent les théologiens actuels, prompts à revendiquer une sorte d'égalité de dons entre le premier et le second testament, l'auteur de l'Epître aux Hébreux est formel, et quoi qu'il en soit du torrent des docteurs, je préfère le suivre lui, lorsqu'il écrit : "Ainsi se trouve abrogée la prescription ancienne, en raison de sa faiblesse et de son inutilité" (7, 19). La loi ancienne est abrogée, la loi nouvelle est proclamée. Le Temple de Jérusalem n'est pas une norme pour ceux qui croient dans la loi nouvelle. Il est un type, une figure annonciatrice du temple nouveau, qui porte sa religion propre.

Mais quel est ce temple nouveau ? J'ai cité à plusieurs reprises l'Epître aux Hébreux : le temple nouveau n'est pas fait de main d'hommes. C'est un temple spirituel, qui est voulu par le Père et offert par le Fils dans le feu du Saint Esprit. Florus de Lyon, ce liturgiste du IXème siècle que nous avons déjà rencontré, y fait clairement allusion dans son Expositio missae à la fin du Sanctus : "En cette heure d'une action si sacrée et si divine, toute séparée en esprit des préoccupations terrestres, et l'Eglise avec son prêtre et le prêtre avec son Eglise, entre, rempli de désir spirituel dans l'éternel sanctuaire d'en haut qui appartient à Dieu". Voilà comment, au début du IXème siècle, on entrait dans la consécration : sanctuarium Dei supernum et aeternum. Cette heure porte en elle-même une telle "sacralité" qu'en quelque sorte le temps suspend son vol, et ce temps arrêté dans la louange, pétrifié par la confection d'un si grand mystère, divinisé par le silence sacré, nous transporte dans le tabernacle éternel. Les églises, si belles soient-elles, ne sont que "des temples ministériels" pour parler comme Charles de Condren. Quiconque suit le célébrant au nom de l'Eglise pour entrer dans le Mystère, devient co-agent du Mystère dans lequel il a pénétré.Et ce mystère n'est pas un tas de pierres mais "l'intime de Dieu" comme dit l'Epître aux Hébreux"

Florus de Lyon emploie des mots précis qui conviennent à ce qu'ils désignent : je pense en particulier à ce petit mot : actio. Dans le texte que nous venons de citer, Florus évoque la liturgie comme "une action si sacrée et si divine". Les deux adjectifs disent la dimension théandrique (divino-humaine) de tout sacrement. Le substantif insiste sur le présent de la présence, sur le fait que cette présence de Dieu est une action, qui peut devenir l'action de tous, il suffit de le vouloir. En tant qu'elle est humaine l'action liturgique est sacrée. On peut préciser avec les mots mêmes de Florus : en tant qu'elle est humaine, elle est remplie elle est investie de désir spirituel et d'attention.. En tant qu'elle est "divine", "c'est notre rédemption qui est agie et transmise dans ce divin mystère"(in h. l.). Or notre rédemption vient de Dieu, notre rachat est un acte qui vient de Dieu. C'est Dieu qui "agit ce mystère", Dieu qui rend efficace l'oeuvre de notre rédemption,  mais en même temps, c'est la piété de l'homme qui le "transmet", qui le rend transmissible et... contagieux.

Si la messe n'est pas une action sacrée, qui a Dieu pour auteur principal et le prêtre pour cause instrumentale, elle devient une simple affiche, une pancarte signalétique, une pure représentation sans vie, un simple mémorial... Et alors les églises se vident. La messe est une action sacrée qui implique tous les participants, à commencer par le célébrant, sans lequel l'offrande ne pourrait être consacrée. Il ne s'agit pas d'une grandeur personnelle du ministre et c'est pourquoi Florus de Lyon évoque l'Eglise. Lorsque le célébrant joue ce rôle d'instrument de la consécration, il ne peut le faire en son nom propre. Il le fait au nom de l'Eglise. C'est lui et l'Eglise ou l'Eglise et lui. Il porte une parole qui le dépasse et dont l'Eglise seule a reçu du Christ les promesses. Tel est son privilège : voir passer entre ses mains "la si grande grâce de notre rédemption qui est agie et transmise dans ce divin sacrement". Avec cette expression "l'oeuvre de notre rédemption", on retrouve la collecte du IXème dimanche (nous l'avons citée plus haut). A l'époque où Florus écrit cette Exposition, cette oraison a sans doute déjà deux ou trois siècles.

Fait important : juste avant la consécration, Florus de Lyon trouve bon d'insister non pas tant sur les paroles qui seront dites, mais sur l'atmosphère, sur l'ambiance : "l'intention et le dévotion des coeurs" se font intenses, tout bruit de paroles cessant", "l'église tout entière s'est mise en silence", les voeux et les désirs de tous s'associent" (on pourrait traduire  étymologiquement : font société). C'est ce recueillement sacré, palpable que l'Eglise offre à son Seigneur, alors que tout bruit de parole s'est éteint. Le mot strepitus, employé par Florus, ne renvoie pas seulement au vacarme mais à toutes sortes de bruits : les grincement, les craquements, les murmures. Quelle belle évocation du silence liturgique ! "Le prêtre, écrit Florus à propos du Hanc igitur, "commence à répandre la prière par lequel le mystère même du corps et du sang du Seigneur est consacré : Te igitur...".J'avoue que je n'avais pas compris l'emploi du verbe fundo : diffuser ou répandre la prière. Pourquoi Florus n'emploie-t-il pas le mot "dire" ? Parce que cette diction elle même est silencieuse, comme l'explique bien le contexte qui insiste sur ce silence. La prière du prêtre se diffuse dans le silence. Et tout indique que pour l'auteur de ce texte, il ne s'agit pas d'une dangereuse nouveauté mais de la coutume qu'inspire à l'Eglise le caractère sacré de son action. Nous avons déjà traité du silence liturgique avec Germain de Paris (mort en 574). Florus est un autre témoin de l'importance de ce silence, dont il explique qu'il est seul compatible avec "la consécration du corps et du sang du Seigneur".


Pour la rigueur de la démonstration, j'avoue un désaccord avec l'éditeur du texte de Florus, Paul Duc. Il écrit, dans la version latine qu'il propose : "L'Eglise tout entière s'est mise en silence", en mettant une majuscule à Ecclesia. On peut y voir je ne sais quel silence mystique de l'Institution ecclésial lors de la consécration. Je préfère enlever la majuscule et considérer que cette formule, avec d'autres que j'ai traduite dans le même passage, décrivent l'ambiance de l'assemblée, qui, par son silence, exprime que littéralement elle est au ciel, dans le Temple éternel. Comme dit le vieux cantique : "Le Ciel a visité la terre" en cet instant. On dirait peut-être de manière plus juste que c'est la terre qui obtient pour une heure de visiter le Ciel.

mardi 12 mai 2020

Sanctus

Le chant du Sanctus, à la fin de la Préface, figure le chant des anges, qui, d'une seule voix (una voce) disent la louange. Les paroles du Sanctus sont empruntées en partie à l'Ancien Testament et en partie au livre de l'Apocalypse. La dernière phrase : Beni soit celui qui vient au nom du Seigneur provient de l'Evangile : c'est ainsi que le peuple juif acclame son Messie le dimanche des Rameaux, quelques jours avant la passion.
Les paroles d'Isaïe sont tirées du chapitre 6 : "L'année de la mort du roi Ozias, je vis le Seigneur assis sur un trône grandiose et surélevé.  Sa traîne emplissait le sanctuaire. Des Séraphims se tenaient au dessus de lui, ayant chacun six ailes, deux pour se couvrir la face, deux pour se couvir les pieds, deux pour voler. Ils se criaient l'un à l'autre ces paroles "Saint, saint, saint est Yahvé Sabaot Sa gloire emplit toute la terre" (Is. 6, 6-7).
C'est d'une théophanie, d'une manifestation de Dieu dont il est question. Et les paroles des deux séraphims, adorant Dieu, sont justement celles du Sanctus. Ce chant a été repris dans l'Apocalypse (4, 8) : "Saint, saint, saint, Seigneur Dieu maître de tout". C'est le chant des quatre Vivants que saint Irénée de Lyon interprètera comme les quatre évangélistes, le lion, l'aigle, le taureau et l'homme. Les 24 vieillards qui représentent les prêtres (presbuteroi)  et leur louange, interviennent à ce moment là dans l'Apocalypse (4, 9). Ils se prosternent la face contre terre. On les retrouvera, ces 24 vieillards, durant la consécration : ce sont les 24 saints cités avant le Canon. La liturgie primitive s'est servi du livre de l'Apocalypse, qui décrit une liturgie céleste dont les anges sont les ministres : les hommes n'ont plus qu'à s'y associer.

Le Sanctus est donc un très vieux chant liturgique. Puisé dans les textes bibliques, il remonte aux origines même de l'Eglise (on le donne comme remontant au IIème siècle). La rédaction de ce chant nous indique qu'aux origines de l'Eglise, la consécration était considérée comme une théophanie, comme une manifestation de Dieu, ainsi que le montrent les deux textes qui ont inspiré le Sanctus, celui d'Isaïe et celui de l'Apocalypse. Le moment le plus important de la messe est cette manifestation de Dieu dans son Temple, du Messie au milieu de ceux qui l'attendent exultant de joie et chantant : Bénis soit celui qui vient au nom du Seigneur, Hosannah au plus haut des cieux. C'est là un merveilleux indice que le culte de la Présence réelle n'est pas une invention de la piété des chrétiens, piété qui aurait grandi au fil des ans. Cette Manifestation sacramentelle de Dieu est le fond même de l'acte liturgique. En 170, le païen Celse traitait les chrétiens d'anthropophages parce qu'ils se réunissaient pour manger la chair humaine. Frappante accusation !

Mais cette manducation n'a rien à voir avec la rupture d'un tabou autour de la chair humaine : elle manifeste la Présence de Dieu au milieu de ses fidèles. Jésus se rend accessible, comme naguère dans Isaïe "le Seigneur assis sur un trône grandiose et surélevé", mais cette fois sans ce décorum, simplement, sacramentellement, sous l'apparence du pain et du vin.

samedi 9 mai 2020

Les anges face au mystère de la piété

Au temps de ma jeunesse, il était courant d'entendre que la messe est "un sacrifice de louange". J'avoue que je ne comprenais pas très bien cette expression. Je la comprends mieux aujourd'hui : il y a dans le saint sacrifice de la messe une dimension de louange au Père par le Christ, qui se trouve en particulier dans la Préface. Notre louange est une manière - humble - pour nous d'être un peu à la hauteur de l'événement qui s'annonce : la venue du Christ sous l'apparence du pain et du vin. Que sommes-nous face à un tel événement ? Et notre louange suffit-elle ?

A l'évidence, elle ne suffit pas. Et c'est pourquoi, dès la préface, l'Eglise, qui connaît son insuffisance, demande aux anges et aux archanges de rendre grâce avec elle : "Et donc avec les anges et les archanges, les trônes et les dominations et avec la milice de l'armée céleste nous chantons l'hymne de votre gloire en disant sans fin : Saint, saint saint le Seigneur". Le trisagion éternel, ce triple Sanctus, louange à la Trinité s'élève d'abord parmi les anges, qui voient Dieu alors que les hommes ne le voient pas, les anges qui savent louer Dieu alors que les hommes n'y parviennent qu'avec toute leur maladresse et leurs tendances au péché. Nous chantons avec les anges et non les anges avec nous, nous nous téléportons dans le cadre de la liturgie céleste, celle qui est décrite par allusion dans le livre de l'Apocalypse, celle dont parle saint Augustin dans son Commentaire du psaume 42 : "Il y a un autel sublime et invisible, dont l'homme injuste ne peut s'approcher". Et dans les Questions évangéliques I, 34, nous lisons : ""Il faut comprendre par le temple et l'autel le Christ lui-même. Et pour ce qui est de l'or et des dons offerts, ce sont les louanges et les sacrifices de prières qu'en lui et par lui nous offrons. Ce n'est pas lui qui est sanctifié par ses louanges mais ces louanges qui sont sanctifiées par lui".

Qu'est-ce qui fait la grandeur de la messe ? Non pas les beaux vêtements ni les vases de métaux précieux. Ceux-là ne sont que des reflets. Ce qui fait la grandeur de la liturgie terrestre, c'est qu'elle est une imitation de la liturgie céleste. Elle est sainte, cette messe, de la sainteté même du Christ. Ainsi l'évêque dit-il au sous diacre lors de son ordination : "Faites si bien qu'en accomplissant avec tout le soin et toute la bienséance nécessaires les fonctions visibles de votre ministère, vous remplissiez aussi le ministère invisible qu'elles représentent". Ainsi le sacrifice de louange n'est un vrai sacrifice que parce que les louanges sont celles des anges, et avant tout celles que le Fils de Dieu offre à son Père et sanctifie ainsi avant que nous ne nous en saisissions.

Il nous faut ici méditer sur la formule bien connue de M. Olier, le fondateur de l'ordre de Saint Sulpice, qui fut longtemps curé de cette paroisse : "Le Christ est le religieux de Dieu". Il n'y a vrai sacrifice de louange que lorsque nous nous attachons à considérer le Christ comme le religieux de Dieu, le seul modèle de notre louange. Notre religion, notre relation à Dieu n'a de grandeur et de vérité que parce qu'"agissant en mémoire de lui" nous construisons le mémorial du sacrifice du Christ, lequel Christ est "toujours vivant pour intercéder en notre faveur" (Hébr. 7, 25). "C'est pour cela, ajoute l'auteur de l'Epître aux Hébreux, qu'il peut sauver parfaitement ceux qui s'approche de Dieu par lui".

Tel est "le mystère de la piété" auquel il est fait allusion aussi en I Tim 3, 16 : notre piété chrétienne puise à une réalité surnaturelle, divine, qui est manifestée ici-bas de différentes manières, dans l'incarnation du Verbe de Dieu d'abord : "Il a été manifesté dans la chair" poursuit saint Paul exprimant ce mystère du Dieu-homme.
Dans sa résurrection ensuite : "il a été justifié par l'Esprit", lui qui fut pendu au bois et que l'on estimait pour cela maudit de Dieu..
Dans la manifestation universelle de cette incarnation : il a été "vu des anges" comme nous le rappelons ici : la première annonce du mystère de la piété a eu lieu parmi les anges.
Il a été "proclamé chez les païens" par le ministère des apôtres, "cru dans le monde" et cette foi en lui, qui naît partout est le résultat tangible du ministère des apôtres.
Enfin il a été "enlevé dans la gloire" où ce mystère de la piété trouve son lieu véritable dans un sanctuaire non fait de mains d'hommes" (Hébr. 8, 2 ; 9, 11 et 9, 24) au long d'un culte éternel dont le culte terrestre n'est que la réactualisation spatio-temporelle.

Ce mystère de la piété est partagé par les hommes et par les anges, mais les anges "qui voient Dieu" ont une bonne longueur d'avance sur nous. C'est pour cela qu'on les invoque avant d'entrée dans le mystère de la consécration, parce qu'en Jésus-Christ ressuscité et assis à la droite de Dieu, les anges célèbrent déjà le véritable culte, le culte en esprit et en vérité, dont le Temple est le corps du Christ comme dit le Christ lui-même en saint Jean, corps dans lequel trouvent place toutes nos louanges, corps offert à Dieu dans la gloire de sa résurrection.

Le temps de la louange

La Préface commence par un dialogue entre le prêtre célébrant et l'assemblé, qui est une invitation vigoureuse à la prière alors que le Seigneur lui-même vient du ciel pour s'offrir à nouveau. Le prêtre emploie soit un impératif nominal, nous venons de le voir, soit un optatif :"Rendons grâce au Seigneur notre Dieu". Et la foule répond toujours à l'indicatif : "Nos coeurs nous les avons vers le Seigneur - Cela est digne et juste. L'indicatif, mode du réel, est le mode dans lequel se donne le sacrement. Nous avons déjà dit, à propos du Dominus vobiscum, notre hantise de l'optatif et plus largement d'une liturgie faite de voeux impuissants et bons, celle de la prière universelle par exemple.

Ici pas de voeux impuissants. Le prêtre alors récite ou chante avec enthousiasme ce chant de louange inconditionnel : "Il est digne et juste, équitable et salutaire que nous te rendions grâce toujours et partout, Seigneur, saint Père, Tout puissant et éternel Dieu". Nous nous mettons tous ainsi en présence de Dieu en élevant notre coeur. Le moins que nous puissions faire devant Dieu, c'est de le remercier. Il serait indigne de ne pas le faire. C'est ici la vertu de religion qui nous anime et la religion, nous enseignent les scolastiques, est une partie potentielle de la vertu de justice. Ce Dieu qui nous a tout donné, dans sa création comme dans sa rédemption, nous ne pouvons que lui rendre grâce. Jamais nous ne pourrons lui rendre ce qu'il nous a donné, mais par notre action de grâce, nous lui disons, nous lui chantons notre reconnaissance. Les Latins, d'abord agriculteurs, ont constitué avec le temps un peuple de juristes, qui a imposé son droit (le droit romain) sur tout le pourtour de la Méditerranée. Même en matière religieuse, ils réfléchissent au nom du droit : "Il est digne, juste équitable et salutaire". Nous sommes très loin de l'actuelle traduction française : "Il est juste et bon". C'est Platon qui parle du bon et du bien. Les Romains évoquent eux le juste et l'équitable. Et puis ils finissent par un adjectif qui dit tout : salutaire. Salus en latin, c'est la santé. Qui ne ferait pas attention à sa santé ? Qui peut se permettre de négliger sa vie en s'abstenant de rendre grâce à Dieu, la source de la vie ? Il en va bien de notre salut. De notre santé éternelle.

Les mots sont pesés. Il faut faire attention à la répartition des adjectif qui obéit à une logique cumulative : digne et juste, ces deux adjectif, dans le récit de la préface en engendre deux autres : équitable et salutaire. Aequum et salutare : l'adjectif aequus signifie "égal". Nous l'avons traduit par équitable. On pourrait le traduire par "égal" : il s'agit de rendre au Seigneur tout ce qu'il nous a donné, et cela pour notre salut (salutare). Une fois n'est pas coutume, le lyrisme ne connaît pas de barrière et le nom de Dieu est adorné de trois adjectifs, dont l'accumulation est rythmée ainsi : Domine/ sancte Pater / Omnipotens aeterne Deus.

Après avoir contemplé le nom de Dieu adorné de ces trois adjectif, le texte ajoute simplement : Per Christum Dominum nostrum. Par le Messie notre Seigneur. C'est par Jésus notre médiateur que nous pouvons accéder au Père, car il a à la fois la Seigneurie de Dieu et l'humanité que nous avons, nous, en partage. Si nous pouvons seulement dire quelque chose de Dieu, c'est par le Christ notre Seigneur. C'est lui qui, nous ayant porté la bonne nouvelle, nous a ainsi donné les mots pour dire Dieu. Les prières de la consécrations, ce n'est pas un hasard, se terminent toutes par cette formule : Per Christum Dominum nostrum. Il ne faut jamais oublier le médiateur. Notre Dieu n'est pas le grand Architecte de l'univers ni le Dieu potier des Sumérien, ni je ne sais quelle équation mathématique ou quel nombre d'or auquel se conformerait l'univers. J'ai toujours gardé au coeur cette formule de Mgr Marcel Lefebvre, théologiquement absolument juste, si l'on veut bien se rappeler que le christianisme est un monothéisme : "Il n'y a pas d'autre Dieu au Ciel que Notre Seigneur Jésus Christ". Le Christ n'est pas un médiateur parmi d'autres (qui seraient Mohammed, Bouddha and so on), mais il est Dieu rendu visible, audible, sensible : il n'y a pas d'autre Dieu au Ciel.

Après ces accents de louange, la Préface nous donne le motif particulier de cette louange selon le temps liturgique. Nous ne prendrons pas la peine d'étudier toutes les préfaces. Prenons en exemple la préface de l'Ascension. Elle est absolument classique. Ellle comporte d'abord un résumé du fait mystérique : "Notre Seigneur Jésus Christ qui après sa résurrection apparut de manière claire à tous ses disciples et à leurs yeux il fut élevé au ciel".Le texte souligne la réalité de l'événement, qui a eu de nombreux témoins. Dans un deuxième temps, voici la signification spirituelle du mystère : "Pour qu'il nous attribue d'être participants de sa divinité". On peut difficilement faire plus ramassé.Ni plus précis : si nous devenons participants de la nature divine, ce n'est pas parce que la nature humaine serait intrinsèquement surnaturelle ou surnaturalisable, c'est parce que le Christ montant au Ciel, élève l'humanité jusqu'à Dieu, en lui attribuant (tribueret) une vie divine.

Mettre en rapport le mystère de notre divinisation avec le mystère de la divinité du Christ montant au Ciel, c'est-à-dire au lieu qui lui convient pour nous y préparer une place, c'est manifester la grandeur de l'homme et en même temps c'est insister sur le caractère aléatoire de cette grandeur, qui n'est pas tant dans la nature humaine elle-même, que dans le don que Dieu lui "attribue", par grâce. La formule de Jean Tauler est précise : "L'homme est par grâce ce que Dieu est par nature". Elle définit bien la réalité surnaturelle à laquelle renvoie le mystère de l'Ascension.


vendredi 8 mai 2020

Sursum corda

Cette expression est passée dns le langage courant : "Haut les coeurs !" Nous entrons dans la partie la plus sacrée de la messe, qui est la consécration. Il faut avoir du coeur pour comprendre ce que Dieu veut des hommes lorsqu'il se donne ainsi à eux. Pour obtenir une parfaite concentration pendant l'action sacrée, pour parvenir aussi à un silence qui parle aux coeurs, l'Eglise a prévu une préface parénétique, une exhortation littéraire sous forme de Préface,, selon un genre littéraire qui existe au moins depuis Platon dans l'Apologie de Socrate et qui pourrait se formuler ainsi ; "Quand on pense à tout ce qu'il a fait pour nous !' Cet éloge du Christ et cette exhortation à participer à son mystère revêt une forme très littéraire. Parmi les très nombreux bonheurs d'expression de la liturgie romaine, ceux que l'on découvre dans les Préfaces sont particulièrement bien placées. Elles en deviennent difficile à traduire, tant leur signification est riche.

La liturgie romaine a toujours comporté un petit nombre de préfaces différentes. C'est la liturgie gallicane qui les a multipliées, accueillant des compositions originales, selon les fêtes différentes : préface de saint Jean-Baptiste, préface des saints, de la dédicace d'une Eglise, du Saint Sacrement, de l'Avent etc. Ajoutons qu'à la Veillée pascale, le très vieux chant de l'Exsultet, qui fait l'éloge du cierge pascal est construit comme une préface, et nous aurons une idée de l'antiquité du modèle des préfaces.

Sursum corda ! Un discours qui parle au coeur (oratio), voilà le principe de la préface. Le mot coeur est extrêmement précieux. On le trouve dans les psaumes (Ps. 50 : "Crée en moi un coeur pur...") et chez certains prophètes (Ezéchiel 16, 26 : "Je vous donnerai un coeur nouveau et je mettrai un esprit nouveau au milieu de vous").

Il ne s'agit pas de s'intéresser au coeur des midinettes, à leurs spasmes ou à leurs frissons, toutes choses qui appartienent de droit au roman. Ce qui est en question, c'est l'intelligence. Au delà de la raison et de toutes les raisons que la raaison peut apporter, l'intelligence du coeur est capable de nous dénicher toutes, "ces raisons que la raison ne connaît pas"(Pascal), celles de l'esprit de finesse qui n'est pas l'esprit de géométrie, bref justement celles du Christ.

Comme le dit Saint-Cyran, le coeur est "l'organe de la foi". "On ne croira jamais d'une créance utile et digne de foi si Dieu n'incline le coeur" dit Pascal. Je pense à ce merveilleux petit texte que Laurence Plazenet vient de rééditer pour la première fois depuis le XVIIème siècle dans son recueil sur Port-Royal (Flammarion p. 995 sq.). Le coeur nouveau (tel est son titre), courte synthèse composée par l'abbé de Saint Cyran, a eu bien des lecteurs prestigieux, à commencer par Pascal bien sûr. Le coeur nouveau commence ainsi : "La vie de la grâce est fondée dans l'âme comme la vie de la nature est fondée dans le corps et elle commence comme celle-là par l'établissement du coeur, qui est une chose intérieure et le principe de toutes les fonctions de la vie". Qui a dit que tous les jansénistes étaient des êtres froids et rigoristes ?

Cette doctrine du coeur est un bien commun de la tradition chrétienne, puisée dans les psaumes : Ascensiones in corde disposuit dit le psaume 83 : il a disposé dans nos coeur le secret des élévations". Au IXème siècle déjà, le diacre Florus de Lyon, dans cette Expositio missae que je dois à un ami liturgiste, dans l'édition de Paul Duc (1938) ne pensait pas autrement : "Qu'est-ce donc que ce "haut les coeurs" ? demande Floruis dans son Exposition de la messe. Il s'agit de chercher ce qui est en haut et de goûter ce qui est en haut. Chercher en aimant [l'équivalence entre chercher et aimer existe encore en espagnol] et goûter en comprenant" [ce goût nous enseigne les raisons que la raison ne connaît pas].

Et Florus d'excuser ce qu'il semble prendre pour un pléonasme ou une phrase nominale trop abrupte, expliquant : "Les prêtres d'autrefois ne s'occupaient pas tant de l'apparat du discours que du salut et de l'édificationdu peuple. A cause des simples (idiotas) et des rustres (rusticanos), ils avaient l'habitude de dire non pas Sursum mais Sursum corda pour que l'advenue d'un événement si important (tanta res) soit clairement comprise par tous. " Il ne s'agit pas de "veiller des yeux et de dormir du coeur" poursuit Florus. Ainsi le peuple répond : "Nous tenons nos coeurs vers le Seigneur"

mercredi 6 mai 2020

La Secrète : pour une théologie de la liturgie

Pour chaque fête ou chaque férie, il y a trois oraisons propres, qui identifient la célébration, à quoi s'ajoutent éventuellement des mémoires pour un saint secondaire, une fête mise de côté mais dont on fait emémoire ou n'importe quelle férie, par dévotion. La première de ces oraisons est la collecte (voir plus haut mon post sous ce titre). La seconde est la secrète, qui marque la fin de l'offertoire et l'entrée dans la consécration, c'est celle qui va nous occuper maintenant ; la troisième, nous le verrons, se récite après la communion (postcommunion). Ces trois oraisons, sauf fabruication tardive, ont en commun un style. Elles utilisent, en s'adressant au Père par le Fils dans le Saint Esprit, un latin très sobre, cultivant l'imperia brevitas, et constituent chaque fois une demande particulière (la plupart du temps purement spirituelle) à Dieu. La secrète, comme son nom l'indique et contrairement aux deux autres catégories, n'est pas prononcée  à voix haute. Sa Conclusion Per omnia saecula saeculorum sert d'introduction à la Préface. Ce que l'on appelle la Préface est évidemment la préface au sacrifice eucharistique.

Le texte de la Secrète sert souvent de transition entre le sacrifice de l'Offertoire et le sacrifice eucharistique, sacramentellement exécuté, de manière non sanglante. Voici quelques exemples, qui portent avec eux toute une théologie du sacrement : le samedi de la Passion par exemple :

           "De toute accusation et de tout péril, nous vous le demandons Seigneur délivrez nous, en nous               étant propice, nous que vous associez à un si grand mystère"

Il y a bien la prière de demande et même de propitiation, selon l'adverbe propitiatus ici utilisé : nous sommes passés dans la prière du Christ, lui qui, par son sacrifice, nous rend le Père propice. Par ailleurs, le mot "mystère" a ici clairement le sens de sacrement, nous reviendrons sur ce point. A ce mystère, nous sommes associés parce que c'est le privilège de l'Eglise (ce "nous" est ecclésial) de rassembler les intentions et les sacrifices de l'homme pour les unir au sacrifice divin, en représentant sacramentellement ce sacrifice parfait.

Voici une autre Secrète qui sert clairement d'introduction sacramentelle à la célébration. C'est la secrète du dimanche du Bon Pasteur, deuxième dimanche après Pâques, fête de notre Institut :

            "Que cette offrande sacrée nous confère toujours une bénédiction salutaire afin que ce qu'elle                  accomplit sacramentellement, elle le réalise par votre puissance"

Il y a à nouveau la prière spirituelle de demande (la bénédiction salutaire) et puis ensuite la manière (sacramentelle) dont cette bénédiction salutaire va se réaliser. J'ai traduit par "sacramentellement" le mot grec passé en latin de mysterio. Là encore nous sommes dans l'introduction au mystère, avec d'un côté l'offrande sacrée (celle de l'offertoire) et de l'autre la bénédiction salutaire, le don du salut étant la fin, le but du sacrement, qui nécessite une volonté de Dieu, un acte de sa puissance.

Je vous propose la Secrète du Vème dimanche après la Pentecôte. On y retrouve ce passage du sacrifice au sacrement, qui, dans la lecture que nous proposons,  est le moment décrit par la secrète :

            "Soyez propice Seigneur à nos suplications et prenez pour vous les offrandes de vos                              serviteurs  et de vos servantes, pour que ce que chacun apporte pour l'honneur de                                  votre nom, profite à tous pour le salut".

Cette courte prière contient le résumé de notre interprétation de l'ancien offertoire adossé à la consécration : il y a d'un côté les offrandes de vos serviteurs et de vos servantes : qui a dit que l'Eglise était sexiste ? nous avons ici une claire allusion au sacerdoce des laïcs qui n'est pas réservé aux hommes. Nous demandons au Seigneur, ces offrandes, de les assumer (assumere en latin) pour que ce qui est apporté pour l'honneur de Dieu (offertoire) serve au salut des humains (consécration) et que de deux sacrifices, il n'y ait plus qu'une Offrande, celle qui symbolise notre ardent désir de salut..

On pourrait ainsi multiplier les exemples. Quand la secrète n'est pas trop récente, elle contient presque toujours ce résumé sacrificiel. Je voudrais pour terminer vous offrir la traduction de la secrète du IXème dimanche après la Pentecôte, peut-être la plus précise de toutes, quant au sacrement dont elle introduit la commémoration :

              "Nous vous le demandons Seigneur, accordez-nous de fréquenter dignement ces mystères,                   car chaque fois que la commemoration de cette victime est célébrée, c'est l'oeuvre de notre                   rédemption qui s'accomplit"

Cette fois nous sommes uniquement dans le sacrement, il n'est pas immédiatement question de l'organisation des deux sacrifices puis du sacrifice unique, indissolublement celui du Christ et de l'Eglise,, comme dans la collecte précédente. C'est, après la classique prière de demande spirituelle, l'économie sacramentelle qui se trouve très précisément décrite. J'ai traduit par mystères ce que l'on pourrait très bien traduire par sacrement, les deux mots peuvent en effet être synonymes et c'est le cas ici. Etymologiquement, le mystère c'est ce qui est caché sous le voile du sacrement. Le voile ici c'est la commémoration cérémonielle de la victime (hostia), qui, et là on va au-delà du signe - réalise "l'oeuvre de notre rédemption". Ainsi c'est la particularité du signe sacramentel : il réalise ce qu'il signifie. Il opère réellement le don du salut, selon cette parole du Christ, en en manifestant une commémoration non sanglante, sacramentelle : "Celui qui mange ma chair et boit mon sang possède la vie éternelle".



mardi 5 mai 2020

Du sacrifice au sacrement

La conclusion de l'offertoire est un bref dialogue entre le prêtre et les fidèles : "Priez mes frères pour que mon sacrifice qui est aussi le vôtre devienne acceptable auprès de Dieu le Père tout puissant dit le prêtre. Et l'assemblée répond : - Que le Seigneur reçoive ce sacrifice offert par tes mains, à la louange et à la gloire de son nom, et aussi pour notre utilité et celle de l'Eglise tout entière"

Mais prenons tout de suite la première partie de ce dialogue : quel est ce sacrifice ? Pour ceux qui suivent ce commentaire depuis quelque temps, il n'est pas difficile de comprendre que ce sacrifice qui devient acceptable, ce n'est pas, ce ne peut pas être le sacrifice du Christ, qui a déjà été accepté par Dieu depuis longtemps. Si nous nous demandons : alors de quel sacrifice s'agit-il ? il suffit de lire ce texte qui vient du fond des âges et qui n'est plus compruis aujourd'hui parce que l'on a cessé de le lire sinon pour le prendre en faute et justifier son éviction. Le pape Paul VI avait pourtant exigé que l'on garde ce dialogue dans le rituel rénové qui porte son nom. Mais nous les Français, nous avons voulu simplifier la formule jugée trop encombrante ou excessivement encombrée et cela donne: "Prions ensemble au moment d'offrir le sacrifice de toute l'Eglise - Pour la gloire de Dieu et le salut du monde". Rien de faux dans cette adaptation.

Un problème cependant : faut-il désigner l'eucharistie comme étant le sacrifice de toute l'Eglise ? La réponse n'est pas aussi simple qu'elle en a l'air. Si on revient au texte originel, on s'aperçoit qu'il ne s'agit pas tout de suite du "sacrifice de toute l'Eglise, mais - dit le prêtre en parlant à ses fidèles : "de mon sacrifice qui est aussi le vôtre" ; donc non pas immédiatement celui qu'offre l'Eglise sacramentellement durant la consécration. Pas encore. N'allons pas plus vite que la musique ! Il s'agit du sacrifice dont il a été question lors de l'offrande du pain (à la première  personne du singulier : ce sacrifice que je t'offre moi ton serviteur indigne") et lors de l'offrande du vin (à la première personne du pluriel : Nous t'offrons...', le prêtre s'unissant aux fidèles). On retrouve la même progression dans cette simple formule : "mon sacrifice qui est aussi le vôtre". En bon français : "Ce sacrifice qui est le nôtre". Pas celui du Christ donc, pas encore. Le nôtre ! Celui de l'assemblée, celui du prêtre. Ce que j'ai appelé avec Mgr Guérard des Lauriers le sacrifice de l'homme. Celui dont la nouvelle pastorale ne parle plus, mais que l'on retrouve en ces temps de confinement, alors que nous sommes privés de messe. Nous pouvons et nous devons vivre ensemble chaque jour un offertoire muet, l'offrande de notre propre sacrifice intérieur.

Au passage, je signale à nouveau que si l'assemblée a son propre sacrifice, cela signifie qu'elle est elle-même sacrificatrice, non pas sacrificatrice du sacrifice divin, car le Christ dans le sacrifice divin, est le prêtre en même temps que la victime, mais évidemment prêtre du sacrifice de l'homme, représenté à l'offertoire par le pain et le vin, ce résumé de la condition humaine. "L'homme ne vit pas seulement de pain" dit Notre Seigneur. Il a été créé pour boire le vin du Royaume et participer à la fête éternelle dont le vin (celui qui coule, celui qui parfois fait des bulles) est le symbole, depuis les noces de Cana. Offrant le pain et le vin, chacun offre son propre sacrifice et, poursuit saint Paiul "devient comme une hostie vivante" à la louange de la gloire de Dieu (Rom. 13, 1). Cajétan explique bien que les fidèles possèdent ainsi non pas le ministère du sacerdoce, mais la vertu d'offrande (sacerdotium ut virtus non ut officium). 

J'ai bien conscience d'insister sur la dimension sacrificielle de la sainte Messe, justement en un temps et à une époque où l'on a consciemment voulu oublier la notion de sacrifice. Sacrifice de l'homme ? Ce mot cette expression font peur. Le sacrifice fait pourtant partie non seulement de nos devoirs envers Dieu  mais, que l'on soit chrétien ou non, de la condition humaine elle-même, dont le sacrifice n'est pas séparable. Le sacrifice donne un sens sinon une valeur à la souffrance.

Le philosophe Nicolas Malebranche, disciple de Descartes, a évoqué le sacrifice avec la radicalité qui lui est coutumière dans la onzième de ses Méditations chrétiennes : "Ce que Dieu exige des créatures raisonnables, c'est un sacrifice spirituel ; c'est l'anéantissement de l'âme ; c'est la privation des plaisirs ; c'est la souffrance des douleurs ; ce sont les dispositions intérieures [à la souffrance]; Car Dieu est esprit et veut être adoré en esprit et en vérité. Ainsi comme l'âme reçoit une infinité de divers sentiments par son corps, il a fallu qu'elle lui fût unie pour avoir sans cesse quelque chose à sacrifier, et mériter par là de jouir éternellement du souverain bien". Sans le sacrifice pas de mérite, il ne reste que l'absurde d'une souffrance interminable qui finit par se confondre avec la vie elle-même.

Ce que veut dire Malebranche, c'est que la souffrance, par la médiation du sacrifice, nous est utile. C'est tout le sens du sacrifice : rendre nos souffrances et nos échecs utiles, en préparant une offrande d'amour.Nos coeurs sont plus grands que nos souffrance qui, par le sacrifice, par l'offrande, nous sont autant de moyens, pour grandir. "Pour la louange et la gloire de Dieu certes, mais pour notre utilité et celle de l'Eglise tout entière". Le sacrifice transforme le négatif de la souffrance en positif, la révolte en acceptation et en amour. Et l'Eglise, à travers l'organisme sacramentel dont elle est responsable, présente nos sacrifice au Seigneur.

Il est bien juste que nous pensions à l'Eglise, à l'utilité de l'Eglise tout entière à la fin de l'offertoire, c'est elle qui transmue notre sacrifice dans le sacrifice du Christ. C'est elle qui nous fait passer de l'offertoire qui est l'acte sacré de notre offrande à la consécration qui est l'acte sacramentel par lequel nous communions avec Dieu présent en nous...

lundi 4 mai 2020

L'Eglise prend à son compte le sacrifice de l'homme

"Recevez, Trinité sainte..." Ces prières de l'offertoire consistent avant tout à demander à Dieu qu'il reçoive notre offrande : c'est déjà la demande de la première des prière : "Recevez Père saint cet offrande que moi votre indigne serviteur etc. " C'est aussi la demande de la dernière des prières de l'Offertoire : "Recevez Trinité sainte..." Et c'est le même verbe qui est utilisé à la forme passive dans une autre des six oraisons qui constituent l'offertoire "En esprit d'humilité et le coeur contrit, nous sommes reçus par vous..." Nous demandons à Dieu de bien vouloir recevoir... Qui ? Nous.

Nous sommes reçus par Dieu, nous sommes intégrés à la liturgie céleste. Notre liturgie terrestre, notre offrande terrestre s'arrête à l'offertoire au terme duquel nous pouvons dire que Dieu reçoit notre offrande, comme le répète le texte de l'Orate fratres (voir post suivant) : mais nous le disons sans perdre de vue que recevant notre offrande, c'est chacun de nous qu'Il reçoit comme le fils prodigue de l'Evangile. Nous sommes reçus, c'est à la fois le but et le terme de l'offertoire et le commencement de la consécration. Le sacrifice chrétien, le sacrifice parfait, c'est Dieu Trinité, que nous invoquons justement dans cettze dernière prière de l'Offertoire, Dieu, qui se donne en Jésus Christ, attendant que nous nous donnions en réponse à ce don qu'il nous a fait de lui-même sur la croix. Cet échange admirable a eu lieu lors de la visite du Christ en terre. Il se renforce à chaque messe, puisque, nous le verrons dans un prochain post, à chaque messe s'opère le mystère de notre rédemption.

La dernière des prières de l'Offertoire évoque le fait que notre offrande à chacun, nous la présentons "en mémoire de la passion, de la résurrection et de l'ascension de Notre Seigneur Jésus Christ et en l'honneur de la bienheureuse Marie toujours Vierge, du bienheureux Jean-Baptiste, des saints apôtres Pierre et Paul, de ceux dont les reliques sont ici et de tous les saints". Les deux mots "en mémoire" ont suffis pour que les liturgistes auto-proclamés, dans les années 60, décrètent que cette prière fait un doublon avec l'anamnèse, c'est-à-dire la prière Unde et memores que l'on récite juste après la consécration. Doublon ? On supprime ! N'ayant pas compris le sens de l'offertoire (aujourd'hui quasi détruit dans le rituel rénové), les liturgistes ne comprirent pas le rôle clé de cette dernière prière de l'offertoire, dans laquelle c'est l'Eglise qui, devant Dieu, assume le sacrifice de l'homme..

Il y a en effet un petit détail qui auraient dû alerter l'attention des réformateurs : ce rappel des trois mystères du Christ sauveur, sa passion, sa résurrection et son ascension, se poursuit avec l'évocation des grands saints de l'Eglise : la Vierge Marie, dont Luther lui-même expliquait, dans son Commentaire du Magnificat, qu'elle est la première chrétienne, chrétienne d'esprit et de coeur avant le Christ, qui devant l'ange Gabriel est toute l'Eglise à elle toute seule et qui, par son attitude courageuse après l'Ascension, obtient le titre de reine des apôtres. Saint Jean-Baptiste, qui par la force du Saint Esprit est le premier prédicateur chrétien, le témoin de la Lumière et non la Lumière ; et puis les saints apôtres Pierre et Paul qui symbolisent à eux deux l'Eglise romaine, mère et maîtresse de toutes les Eglises. Ces quatre saints qui représentent l'origine de l'Eglise, Marie, Jean-Baptiste, Pierre et Paul se trouvent "mis à l'honneur" par le prêtre qui célèbre ce sacrifice. Il n'en faut pas d'avantage pour penser que "son sacrifice qui est aussi le nôtre", est le sacrifice de l'Eglise tout entière, que ce sacrifice, avant de devenir le sacrifice du Christ, est offert par l'Eglise, qui fonde sa légitimité offrante sur deux faits : le souvenir du Christ son fondateur, qui a apporté le salut à l'humanité par sa passion, sa résurrection et son ascension ; et l'honneur qu'elle rend, avec fidélité, à ses propres colonnes fondatrices, Pierre et Paul.

De la même façon que, nous l'avons vu, le Veni sanctificator n'a rien à voir avec l'épiclèse grecque, et n'est pas une épiclèse décallée qui se serait retrouvé par hasard (?) en plein offertoire, de la même façon cette évocation historique du salut apporté par Jésus Christ n'est pas une anamnèse des Mystères du Christ mais l'affirmation de la légitimité de l'Eglise, fidèle au Christ, gardant au coeur, gardant en mémoire (ob memoriam dit le texte dans une formule rare) ses mystère, au moment où elle lui offre le sacrifice de l'homme. C'est avant tout en ce sens, sacrificiel et relevant de son expérience du Christ, qu'elle peut se dire "experte en humanité. En elle s'unifie, en elle se présente le sacrifice de toute l'humanité, comme le redira l'Orate fratres et comme le dit assez bien au fond l'actuelle traduction française de l'Orate fratres dans le rite rénové, désignant ce sacrifice comme "celui de toute l'Eglise pour la gloire de Dieu et le salut du monde".

Il faut bien reconnaître d'ailleurs que le rite traditionnel, s'il mentionne le rôle de l'Eglise, insiste peu sur cette dimension salvifique qu'on doit lui attribuer. Pourquoi ? Je me hasarde à une explication. Nous ne sommes pas gênés aujourd'hui par les abstractions politiques. Ainsi met-on facilement dans le même pannier l'Etat et la société qu'il représente et qu'il ordonne, la superstructure abstraite et l'infrastructure sociétale concrète. L'Eglise elle-même, cet instrument de l'unité des croyants, se complaît aujourd'hui à apparaître comme une sorte d'"Etat spirituel" abstrait, une administration de la foi à l'échelle du monde.

Dans la longue histoire des croyants, ce sont les gnostiques qui ont manifesté ce goût pour l'abstraction. Pour eux l'Eglise est une entité abstraite, qui dans une syzygie imaginaire [un couple métaphysique] a épousé l'Humanité. Pour se protéger des errements que produit ce goût, mythologique au fond, pour les abstractions imaginaires, nos ancêtres catholiques romains envisageaient l'Eglise non comme une abstraction, non comme une idée mais toujours comme un ensemble de personnes concrètes, dont la sainteté est un signe voulu par Dieu pour le salut des hommes de tous les temps.

La sainteté, pourquoi l'Eglise l'évoque-t-elle tant se sont demandé les protestants au XVIème siècle ? Parce que c'est contagieux. "Le sang des martyrs est une semence de chrétiens" disait déjà Tertullien de Carthage au début du IIIème siècle. Et la jeune sainte Thérèse d'Avila, pétrie par la lecture des vies de saints, convainc son frère de fuguer pour aller chercher le martyre (la sainteté) chez les Maures. Il n'y a pas de jalousie chez les saints, la sainteté c'est communicatif. Ainsi va-t-on naturellement dans l'énumération, des saints invoqués comme les patrons de l'Eglise, aux saints dont les reliques sont dans la pierre d'autel : istorum. Ainsi que le prescrit l'emploi du démonstratif latin iste : ceux qui sont proches à les toucher [sur le culte des reliques voir notre post sous ce titre]. Plus largement on parle de tous les saints, qui, chacun à sa manière, démontrent l'efficacité spirituelle de la Mère Eglise.

L'énumération de ces quatre noms - Marie, Jean-Baptiste, Pierre et Paul - apparaît assurément à elle seule comme une évocation de l'Eglise, je veux dire l'Eglise universelle, l'Eglise des deux côté du voile, l'Eglise des vivants qui prient pour les défunts et l'Eglise des défunts qui prient pour les vivants. Plutôt que de fondre les chrétiens dans cette abstraction que l'on appelle trop souvent l'Eglise, nos ancêtres étaient attentifs à la solidarité concrètes qui unit les humains spirituellement entre eux : dans le Credo on parle de la communion des saints. Dans le cours de cette dernière prière de l'offertoire, Suscipe sancta Trinitas, on évoque l'échange de service entre les vivants et les morts, entre les saints et les simples pékins que nous sommes : que les saints, tous les saints daignent intercéder dans le ciel, eux dont  nous rappelons la mémoire sur la terre, pour que finalement pour eux, cela leur rapporte l'honneur et pour nous le salut.  

Le marchandage est presque naïf ; avec l'honneur que l'on propose aux saints en échange de leur médiation, nous sommes tout près du monde païen et de ces évergètes qui rendaient honneur, par leurs constructions, aux héros et aux dieux de la Cité. Gageons que beaucoup d'églises des anciens jours ont été bâties pour rendre honneur au saint auquel elles sont consacrées, pour se concilier ce saint comme l'indique la prière que nous lisons.

Mais ce marchandage signifie avant tout beaucoup de confiance. Cela signifie que les saints, on vit avec eux et qu'il n'y a pas à craindre l'anthropomorphisme : ce sont des humains, comme vous et moi. S'ils travaillent pour notre salut auprès de Dieu, on leur rend hommage, c'est tout naturel. De toutes façons il ne faut pas se tromper : la véritable Eglise, comme le pensaient encore très fort les jansénistes et comme on ne le pense plus du tout aujourd'hui, c'est l'Eglise des saints. Un hôpital de campagne plutôt dit le jésuite François ? Peut-être, mais l’hôpital de campagne il faut des saints pour le faire tourner sinon c'est la chienlit.