Charles Péguy est un homme à part dans l’histoire des lettres françaises. Poète de l’incarnation, polémiste redoutable, il avait une âme combattante et religieuse. De l’affaire Dreyfus à la Grande Guerre, il a cherché à faire prévaloir une conception héroïque de l’existence. Jusqu’à en mourir.
L’œuvre de Péguy, c’est à elle seule le mémorial de la Grande Guerre. En mourant au champ d’honneur, d’une balle en plein front, aux premiers jours de septembre 14, son auteur, qui était alors lieutenant, est devenu pareil à ces soldats dont les noms sont gravés sur les monuments aux morts qui jalonnent notre pays. La propriété de tous et de personne. Vichy et quelques autres ont bien cherché à annexer son nom, en vain. Péguy était trop inclassable, lui qui annonçait : « Je suis toujours sur deux plans. » Nationaliste chez les dreyfusards, monarchiste chez les républicains, charnel chez les mystiques. Jean Guéhenno l’a résumé d’une formule sans appel : c’était un républicain qui ne votait pas et un chrétien qui ne communiait pas.
Nul auteur n’aura été plus français que lui. Sédentaire parmi les sédentaires, autant qu’on puisse l’être, il n’aura guère sillonné qu’un seul et même pays, quelques arpents de terre reliant Orléans à Paris et Chartres au ciel. C’est l’homme d’une triple fidélité, à la France, à la civilisation rurale et au christianisme. Fides, la foi. Il l’avait chevillée au corps, soutenu par « la petite fille Espérance », la deuxième vertu théologale, qu’il a célébrée dans Le Porche du mystère de la deuxième vertu (1910). On aura beau chercher, il reste sans précédent dans notre histoire littéraire. La raison en est toute simple : il procède d’une tradition orale. C’est le légataire de la culture paysanne et de la religion populaire. Un enfant de l’ancienne France, simple parmi les simples, qui ne lisait que le missel. L’un des douze chrétiens essentiels depuis le Christ, selon le théologien Hans Urs von Balthasar.
Il restera comme l’auteur d’une œuvre prophétique, longue imprécation contre le monde moderne, placée sous le signe d’Antigone et de Jeanne d’Arc, les deux grandes figures féminines de la désobéissance héroïque. De cette œuvre, émerge tout à la fois une prière, une méditation et un prêche. On a là les registres stylistiques qu’elle revêtira tour à tour. La litanie, le dialogue, la harangue. Le tout rythmé par une langue solidement charpentée, à la robustesse d’un animal de trait, d’une monotonie envoûtante.
La vie et les livres de Péguy ne forment finalement qu’une seule et même chose. Ils avancent d’un même pas assuré, celui d’un personnage intransigeant, à l’aise seulement dans le refus, la polémique, le corps à corps. Un écrivain réactif, qui réagissait en permanence à l’événement et aimait à se trouver au cœur de la mêlée, faire des « personnalités », comme il se plaisait à dire, car les idées sont de chair. Il ressentait comme personne la nécessité de les personnifier, se battant contre la désincarnation du monde moderne, cet art abstrait émergent, dont tout l’éloignait. À cela, l’homme enraciné qu’il était opposait la matérialité du monde, la pesanteur des choses, le relief de la Terre. La Création est tangible, ou elle n’est pas. Le spirituel ne s’est-il pas incarné dans le charnel ? Le Christ ne s’est-il pas fait homme ?
Un porte-parole de la nation réelle
Péguy nous vient de loin, de la nuit des temps, du fin fond de l’histoire de France. Il est sans âge. C’est à travers lui l’être collectif français qui parle, le chœur de nos profondeurs. « Un produit humain qu’il a fallu dix-neuf siècles de culture pour porter à ce point de civilisation », disait de lui Barrès. Il est né le 7 janvier 1873 à Orléans dans une famille de petits artisans, élevé par une mère rempailleuse de chaises, dans le souvenir d’un père menuisier, mort des suites du siège de Paris. Impossible d’arracher l’enfant à ces origines, lui qui écrivait : « Tout est joué avant que nous ayons douze ans. »
Il est entré dans le siècle par la petite porte, celle des boursiers de l’école républicaine, la seule qu’il ne refermera jamais. Jusqu’à la fin, ces premiers maîtres continueront de lui apparaître dans la lumière des aurores enchantées – « beaux comme des hussards noirs ». Ils remplaceront le père mort et l’aiguilleront sur la voie royale de la IIIe République : du certificat d’études jusqu’à l’École Normale Supérieure, dont il démissionnera cependant.
C’est que dans l’intervalle, le jeune homme s’est « converti » au socialisme. Avec ses camarades, dont Albert Mathiez, le futur historien de la Révolution française, n’avait-il pas baptisé sa chambre d’étudiant, sa « turne », du nom d’« Utopie » ? Tout un programme. Il écrit alors dans La Revue socialiste des textes empreints de naïveté, comme De la cité socialiste, rêverie utopique. Mais c’est l’affaire Dreyfus qui va le jeter dans l’arène. À cette occasion, il rencontrera Bernard Lazare, « prophète d’Israël », dont il va rallier la cause (plus encore que celle du déporté de l’île du Diable) et auquel il consacrera des pages inoubliables dans Notre Jeunesse (1910), le chef-d’œuvre du dreyfusisme.
Péguy a alors son quartier général, sa première librairie, rue Cujas, une « boutique d’angle », proclame-t-il fièrement. Au sous-sol, on accueille « les synodes de la révolution et les conseils de guerre dreyfusards ». Le gérant de la librairie en impose à tous avec sa canne, sa pèlerine noire et ses monocles. Il se flatte de conserver dans un tiroir son pistolet d’ordonnance, au cas où. C’est là qu’il succombe au verbe de Jaurès, le grand amour déçu de sa vie. La parole du tribun socialiste l’a littéralement happé. Elle qui submergeait tout auditoire, à telle enseigne que Barrès, pareillement subjugué, disait qu’on ne savait pas si ce flot de paroles émanait d’une source ou d’une citerne. Une citerne, creuse de surcroît, finira par décréter Péguy, qui ne lui pardonnera ni son opportunisme, ni son soutien à la politique anticléricale du « petit père Combes », encore moins son pacifisme. C’est en pensant d’abord à lui qu’il lancera son célèbre : « Tout commence par la mystique et finit par la politique. » Pauvre Jaurès ! Il le traînera par la barbe et par les cheveux avec une sorte de frénésie. Ce « gros poussah », le « représentant en France de la politique impériale allemande », un « traître par essence ». L’Argent (1913) et plus encore L’Argent suite (publié après sa mort) constituent autant de charges meurtrières à l’encontre du leader socialiste. Son assassinat sur papier, avant son assassinat réel le 31 juillet 1914.
Péguy fera donc bande à part, en marge du socialisme officiel. Il installera en 1900 ses Cahiers de la Quinzaine au 8, rue de la Sorbonne, en face de la vénérable institution, son plus puissant ennemi, la voix du rationalisme scientifique et du positivisme. Le « parti intellectuel ». Ce qu’Albert Thibaudet appellera la « République des professeurs ». C’est la philosophie de Bergson qui va sauver le gérant des Cahiers de ce poison intellectuel, en lui donnant accès à un ordre supérieur de réalité. La durée, qui, chez lui, devient épaisseur historique. L’intuition comme antidote à l’intellectualisme de sa génération. En un mot, la liberté. Celle-là même que lui offrent les Cahiers. Là, il n’est pas soumis aux contraintes de l’édition, ni à celles du journalisme, n’étant jamais aussi bon que lorsqu’il n’est pas canalisé, comme pour donner raison à Romain Rolland qui comparait son œuvre à la Loire : tour à tour, ample, calme, majestueuse, indomptée.
Les Cahiers, c’est l’œuvre de sa vie (au total, 15 séries et 229 numéros, pour un nombre d’abonnés qui oscillera entre 900 et 1 200). Il les a portés à bout de bras, même si c’est une entreprise collective. Thibaudet les compara un jour à l’aventure des imprimeurs luthériens du XVIIe siècle, les premiers éditeurs de la Bible. Mais Péguy « n’était pas protestant, certes, mais il était plus que protestant : il était l’homme qui proteste. » Il ne se contentait d’ailleurs pas de protester, il corrigeait les épreuves et composait. Non pas seulement penseur, mais ouvrier typographe, qui faisait revivre à sa manière le compagnonnage.
Péguy ne croyait pas à la mythologie du progrès, cette idée que « l’humanité serait comme un homme qui vieillit ». Il a repris, amplifié, absolutisé la querelle des Anciens et des Modernes, jusqu’à lui donner la dimension d’un combat cosmique. Chez lui, le péché originel était à effet différé : il coïncidait avec l’avènement des temps modernes. Le moderne, c’est celui qui chute – dans la facilité d’argent, dans l’indigence d’âme, dans le règne de la quantité.
L’héroïsme contre la déchéance
Il y avait chez lui un fond de pessimisme historique, corrigé par la foi. « Nous sommes des vaincus. Le monde est contre nous. » Aux chimères du début, ont rapidement succédé des cahiers de doléance, qui portent trace de sa puissante nostalgie pour l’ancien monde, où l’homme « coappartenait » à la Création. Son œuvre en est comme le requiem, derniers feux de la civilisation paysanne, faubourienne et plébéienne, en train de se désagréger sous le régime de l’argent. Deux mots rythment cette déchéance : prostitution et avilissement. Autrement dit, l’embourgeoisement du peuple, auquel Péguy donne un nom : la « métaphysique de la caisse d’épargne ». C’est cela qu’il refuse d’emblée.
Il vivait de plain-pied dans le temps mythologique, appelant « mystique » son mythique à lui, peut-être pour se démarquer de Georges Sorel, l’auteur des Réflexions sur la violence, familier de la boutique des Cahiers de la quinzaine. S’il a héroïsé le passé, c’est qu’il aspirait à ce que ce monde des commencements ne décline jamais, que le temps reste irrévocablement fixé, comme à l’aube du monde, dans sa dimension épique et chevaleresque.
Tous ceux qui l’ont croisé ont été frappés par son allure paysanne. C’est là qu’il faut chercher les origines de son code génétique. La rue d’Ulm, les Cahiers de la Quinzaine ne sont que des étapes dans la redécouverte et la réappropriation de ses racines. Cette communauté française, dont il se perçoit comme l’un des éléments, un parmi d’autres, il a une dette envers elle, s’en acquittant dans ses livres, dès sa première Jeanne d’Arc (1897), en homme qui n’en finit pas de revenir dans la maison du père.
Il est tellement hanté par son peuple qu’il en a ressuscité les morts, comme nul autre avant lui, sinon peut-être Michelet, l’un de ses maîtres. C’est ainsi qu’il parlait au nom des siens, cette foule invisible et muette. Au fond, c’est comme si tous ces hommes obscurs avaient dû attendre des siècles avant d’envoyer leur plus beau fruit à l’École Normale Supérieure pour accéder enfin à la parole. Comment auraient-ils pu être déçus ? Péguy n’a jamais trahi. C’est l’homme d’une fidélité en bloc. « Nous ne renierons jamais un atome de notre passé. »
Son retour à la foi réclamait un langage spécifique. Ce sera la poésie. On a dit alors qu’il avait mis « de l’eau bénite dans son pétrole ». C’est tout le contraire : il l’a chauffé à l’alcool de sa foi. La poésie est indissociable chez lui du sentiment religieux. C’était en poète qu’il priait et méditait. La foi l’a arraché des impasses où l’enfermaient son pessimisme et sa solitude programmée. Le voilà redevenu pèlerin, marcheur de Dieu, à travers la plaine beauceronne, avec pour seuls phares les flèches de la cathédrale de Chartres. Là, devant cette grande nef gothique, dressée au loin, il pouvait s’écrier, au terme de trois jours de marche : « Je ne sentais plus rien, ni la fatigue, ni mes pieds. Toutes mes impuretés sont tombées d’un seul coup. J’étais un autre homme. »
Religion, poésie, nation. C’est tout un. Elles fonctionnent de concert, dans une sorte de chant polyphonique. Homère répond à Clio, la muse de l’histoire, que Péguy a mise en scène dans son Dialogue de l’histoire et de l’âme païenne. De leur côté, Corneille, Pascal et Hugo s’entretiennent avec ceux que le gérant des Cahiers appelait les « mécontemporains », au nombre desquels il se comptait. Jeanne lui servant de fil d’Ariane. À charge pour elle de condenser le destin français. Ce sera le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc (1910), sa seconde Jeanne. Et puis Ève (1913), poème-océan, mille neuf cent onze quatrains en alexandrin, sa Légende des siècles à lui, qui embrasse l’histoire de l’humanité, depuis le premier homme. Ève est une coulée mystique qui s’ordonne jusqu’à constituer une immense cathédrale de lumière, dans laquelle Péguy a tout jeté, Rome et Jérusalem, la terre des hommes et le royaume de Dieu. La fécondité du dernier Péguy est stupéfiante. C’est un homme en crue. Il déborde, se hâtant de tout dire, comme s’il sentait son heure approcher.
Le champ d’honneur comme destin
Ainsi donc Péguy a vécu et travaillé comme un moine et un soldat. Pareillement, il est mort comme il a tenu ses Cahiers, debout, en commandant le feu, la veille de la bataille de la Marne, le 5 septembre 1914, laissant derrière lui quelques-uns des plus beaux vers de la langue française, dont son propre épitaphe : « Heureux ceux qui sont morts dans une juste guerre/Heureux les épis mûrs et les blés moissonnés. »
Il ne fait guère de doute cependant qu’il s’est trompé d’époque. Sa conception de la guerre est totalement anachronique, comme sortie du théâtre de Corneille. C’était un enfant de la « Débâcle », le regard toujours fixé sur la ligne bleue des Vosges. Comme l’a dit Maurras, la revanche était alors « reine de France ». Pour l’auteur de Notre patrie (1905) aussi. Il partageait l’antigermanisme de sa génération, qui n’attendait qu’un prétexte pour se déchaîner. Ce sera le « coup de Tanger » (escale de Guillaume II dans le port marocain en mars 1905). La Belle époque s’achève alors brutalement. L’Europe entre dans une longue veillée d’armes. Péguy s’y prépare à sa façon, ne manquant aucune période de réserve, ni les grandes manœuvres de 1913, prélude au grand massacre, qu’il n’a pas vu venir.
Bernanos disait qu’il ne fallait jamais dire du mal de lui. C’est bien vrai. Mais pour être juste, il ne faudrait jamais manquer de dire du bien de Jean Giono, écrivain paysan lui aussi, et qui nous donne à voir une autre interprétation de la guerre, d’un tragique différent, qui a sa source dans le Sermon sur la montagne, que le grand Pan de Manosque a su se réapproprier. Péguy a glissé dans les ténèbres de la première guerre mondiale. D’une certaine façon, si Jaurès en est le premier mort, Péguy en est le deuxième. L’un pour avoir cru qu’on pourrait empêcher la boucherie, l’autre pour avoir cru qu’elle n’aurait pas lieu. On a d’abord tué la paix, ensuite l’héroïsme. Les deux ont été significativement frappés au visage. Car c’est cela, 14-18. La fin du figuratif, la suppression du visage, dans les tableaux de l’avant-garde comme dans l’enfer des tranchées. En se débarrassant de la face humaine, on a liquidé la question de l’humanité de l’homme, lequel est devenu comme étranger à lui-même. Réduit finalement à l’anonymat du soldat inconnu, qu’on honore par défaut chaque 11 novembre.
François Bousquet
Cet article est paru dans le numéro 3 de la revue.