Après quarante jours que le Ressuscité a passé avec ses apôtres, il est enlevé du milieu d'eux, ne laissant rien à la terre de son corps glorieux. "Notre mode de vie est céleste" dit saint Paul : nostra autem conversatio in caelis est (Phil. 3, 20). Raison pour laquelle, quand saint Luc, en introduction au texte où il raconte comment Jésus fut enlevé au Ciel, nous explique (selon une formule énigmatique), que le Christ "a mangé en union avec ses apôtres" (verbe grec sunallazomai) pendant quarante jours (40 jours de préparation, comme les 40 jours qu'avait passé le Christ dans le désert, où les 40 ans passés par le peuple élu autour du Mont Sinaï), on peut se demander : pourquoi cette précision ? Que signifie pour la petite communauté apostolique "manger en union avec" ? Cela signifie apprendre le nouveau mode de présence du Christ après son Ascension, ce mode eucharistique, qui est ce qui nous reste du Sauveur sur la terre.
Qu'ont fait les apôtres durant ces quarante jours ? Pour répondre à notre curiosité, nous avons ce texte : ils ont mangé en union avec lui. Le Christ a célébré avec eux le mystère qu'il leur avait dit, la veille de sa mort, de célébrer, en se souvenant de ce qu'il avait fait. N'est-ce pas déjà ce mystère de la sainte messe qu'il avait célébré avec les disciples d'Emmaüs, au lendemain de sa résurrection ? Les deux disciples l'ont reconnu à la fraction du pain nous dit saint Luc. On sait comment Rembrandt a immortalisé cet instant de lumière dans plusieurs de ses toiles. Combien de fois ses apôtres le reconnurent-ils ainsi à la fraction du pain, dans une foi pure qui rejoint immédiatement les paroles qu'il avait prononcées : "Ceci est mon corps livré ; ceci est mon sang versé". C'est Jésus lui-même qui a acclimatés ses apôtres au mode de présence fait de foi et d'amour qu'ils vivront au cours de leur messe, après son ascension définitive dans le Ciel : une présence absente.
Il faut en effet à la fois dépasser les apparences du pain et du vin, pour s'identifier à ce qu'elles signifient, il faut savoir que le Christ ne sera jamais plus présent, de sa présence naturelle, avant la fin du monde. Durant les quarante jours après l'Ascension, se fixe le mode sacramentelle de cette présence : dans l'entre-deux d'une Présence sans autres apparences, que le pain et le vin, celles que le Christ a fixées lui-même en ce mémorable soir du Jeudi saint, celles à laquelle il a habitué ses disciples depuis la merveilleuse rencontre d'Emmaüs. Cette deuxième messe du Sauveur a agi sur eux, c'est comme s'ils en connaissaient de longue date l'atmosphère, ce contre jour dans lequel on se meut jusqu'à voir la Lumière.
A l'Ascension s'établit la nouvelle relation - sacramentelle - entre le ciel et la terre. Le Christ s'est retiré. Plus jamais il ne fréquentera la terre avant qu'il ne revienne au dernier jour, à la fin des temps. "On vous dit : le Christ est ici, le Christ est là, n'y allez pas, ne le croyez pas" (Matth. 24, 23). "Il y aura beaucoup de faux prophètes et des prodiges capables d'égarer s'il est possible les élus eux-mêmes"(Matth. 24, 5). Seul le signe du Fils de l'Homme, lui, sera vu, avant la fin du monde, comme une traînée de poudre de l'Orient à l'Occident" (Matth. 24, 30) comme quelque chose d'indubitable et de perçu par tous. Toutes les autres manifestations sensibles du Christ, les manifestations particulières, ici et là, sont sujettes à caution, nous a averti l'Evangile : raison pour laquelle, si argumentée soient-elles, elles ne font pas partie de la foi de l'Eglise, elles ne sont pas "de foi".
Je mets de côté les miracles eucharistique, car ils aident les fidèles à faire de l'eucharistie le signe de leur foi. Mais je pense en écrivant cela au culte du Sacré Coeur. Je vous avoue que j'ai été content d'apprendre que cette dévotion portant sur "l'intérieur de Jésus" comme dit le cardinal de Bérulle (+1625) a été approfondie par saint Jean Eudes et seulement confirmée par les apparitions à sainte Marguerite Marie Alacoque en 1689. Je dirais la même chose du Christ de la divine miséricorde révélée à soeur Faustine en 1934 : le XXème siècle est celui qui a le plus théologisé la Miséricorde du Christ.
Mais les apparitions du Christ, après son Ascension, ne sont pas prévues au programme. C'est la Vierge Marie, et non le Christ qui est le signe avant coureur, promis par le livre de l'Apocalypse, justement comme étant "la mère de celui qui a été enlevé au Ciel" (Apoc. 12, 5), comme si, à défaut de pouvoir sur la terre voir celui qui a été enlevé au ciel, c'est cette femme, c'est Marie qui se manifeste au monde, comme ministre de la miséricorde du Seigneur. Un ministre femme ? Cela fait longtemps qu'il y en a une dans le gouvernement divin ! Et elle y est bien la "première ministre", comme on le dit maladroitement aujourd'hui.
Lorsque la théologie la plus solide affirme que la mort est la conséquence du péché originel, voilà ce que cela signifie : le second Adam, celui qui n'a pas éprouvé la tâche originel, a éprouvé la mort volontairement ("Ma vie personne ne la prend mais c'est moi qui la donne") quoi qu'avec une extrême violence. Le Christ ne pouvait pas ne pas ressusciter. Il ne pouvait pas ne pas monter au Ciel. Le Ciel ? Il ne s'agit pas d'une indication géographique. Le ciel, dès la prière du Notre Père, est le mot du langage humain qui désigne maladroitement le séjour divin. "Une nuée le déroba à leurs yeux" explique saint Luc d ns son récit de l'Ascension au chapitre 1 des Actes des apôtres, reprenant l'image de la shekina, la nuée qui au désert entourait la Tente du rendez-vous et représentait pour les hommes le lieu du Christ. Le Christ sur la terre a caché sa divinité. Il la manifeste dans son ascension, à travers laquelle il retrouve son lieu propre non pas sur la terre où il aurait dû connaître la corruption, mais dans la lumière de Dieu, où le Fils de Dieu fait homme vit, incorruptible pour les siècles des siècles.
Et nous-mêmes; ses frères et ses soeurs, nous participons de cette efflorescence de vie, nous-mêmes nous ne sommes pas faits pour la mort. La mort d'un homme est toujours violente, elle va contre la logique profonde de nos existences qui est une logique de vie. Le Christ nous attend tous au Ciel, si nous ne refusons pas cette logique de vie qu'il a déposée en nous, comme la première grâce, comme la première foi, foi simple, foi innée, qui nous rappelle que le premier homme avait été créé en état de grâce. Foi qui nous fait dire à un moment ou à un autre de notre vie, dans une expérience silencieuse : "Nos coeurs n'étaient ils pas tout brûlants quand il déployait devant nous la joyeuse Nouvelle ? ". Cette joie, cette consolation spirituelle est le signe de l'appel divin.