Je sors des
Mémoires de Soeur Emmanuelle. Conférence à la clé. Je voudrais dire ici ce que j'ai cru comprendre du personnage, de sa profonde dualité (qui n'est pas forcément duplicité) et de son charme juvénile, alors qu'elle avait un siècle.
Sulfureuse, voilà ce que l'on pense d'elle du côté des traditionalistes.
Dernier "scandale" en date : l'idée qu'elle ait pu célébrer la messe alors qu'ele n'était pas prêtre un beau jour de 1982. Le bobard provient de l'inculture totale d'un humanitaire, qui expliquait que le pb de Soeur Emmanuelle pour célébrer la messe, c'était de devoir "le faire au vin rouge". Le faire ? Bien entendu, c'est un prêtre de son entourage qui a célébré, pas elle. Jean-Claude Valomet, président de l'association Gaza Palestine et puissance invitante pour la bonne ville de Nantes en cette année 1982, n'a d'ailleurs manifestement pas conscience d'avoir proféré une énormité en écrivant qu'elle lui avait dit "On va faire ça au vin rouge". On ? Certainement pas elle. Disons que Soeur Emmanuelle a célébré la messe comme César naguère fit le pont dans la célèbre règle de grammaire latine. Elle commanditait, elle ne faisait pas...
Ce que l'on apprend, par contre, en lisant ses mémoires, c'est que la messe, elle y avait assisté tous les jours depuis ses douze ans (à quelques exceptions près note-t-elle par scrupule). Elle avait décidé d'y communier aussi souvent que possible conformément aux directives du pape qui l'a vue naître : saint Pie X.
Autre "scandale" : sa vie sexuelle. Je revois les joues creuses et les yeux exorbités du paroissien scandalisé qu'elle ait pu évoquer, dans ce livre, sa masturbation et qui s'en indignait devant moi.
Scandale, je rassure tout de suite (ou peut-être je décourage) les lecteurs potentiels :il n'y en a pas l'ombre (en tout cas rien qui soit de nature à porter atteinte au prestige de l'Eglise). Elle écrit, noir sur blanc : "A partir du moment où j'ai mis les pieds au noviciat, la tentation, restée toujours vivace, ne m'a plus jamais vaincue".
On peut penser que c'est déplacé de parler de choses qui sont purement personnelles (je n'ose pas dire : intime, l'intimité valant mieux qu'un ressort mécanique). Personnellement cela a été ma première réaction. J'ai trouvé ensuite qu'il y avait quelque chose d'un peu enfantin (ou décalé) dans l'insistance et la théâtralisation de Soeur Emmanuelle. Parler de "nuit de feu" à propos d'un rêve érotique, voilà qui devrait faire se retourner son cher Pascal dans sa tombe ! En en parlant avec une amie, j'ai découvert une autre explication de cette insistance. Elle me citait une émission avec Mireille Dumas où l'humoriste Pierre Palmade insistait sur la dimension d'aveu (des fautes et des faiblesses) que doit nécessairement comporter la littérature autobiographique aujourd'hui, pour rencontrer le succès. C'est la recette qu'a admirablement mise en oeuvre Soeur Emmanuelle, m'explique cette amie. La religieuse comptait sans doute sur ces petites histoires qui ne sont même pas des histoire de fesses pour vendre le texte édifiant qu'elle a voulu remettre au public après sa mort. L'hypothèse mérite d'être formulée. je crois qu'elle n'infirme pas le sentiment d'une grande naïveté chez la fondatrice de l'oeuvre des Chiffoniers du Caire, encore sous l'effet, à 100 ans, de sa nuit de feu.
Il faut bien le comprendre : Soeur Emmanuelle, né en 1908, religieuse engagée par des voeux en 1931, est d'une autre époque que la nôtre. A son époque, le sexe n'est jamais banal en aucun de ses ébats...
Cette très simple remarque en amène une autre : il existe une dualité profonde entre la formation de Soeur Emmanuelle, que l'on peut qualifier aujourd'hui de profondément "traditionaliste" et le discours qu'elle tient autour de son oeuvre.
Sa formation personnelle ? Elle est axée sur l'importance du sacrifice à Dieu et de l'obéissance à sa mère, ainsi qu'elle l'explique. la messe est très tôt "l'axe" de sa vie, elle y assiste quotidiennement. Formée aux lettres classiques, latines et grecques, elle est envoyée à Londres auprès de sa tante, religieuse chez les Dames de Sion, comme elle le deviendra elle-même. Tout cela est ultra classique et spirituellement et socialement.
A la fin de sa vie, cette formation en profondeur, qui l'a maintenue dans la fidélité à ses voeux, ne l'a pas quitté. Dans ses dernières années, elle dit son chapelet "jour et nuit", faute de pouvoir faire autre chose. Un symbole comme Soeur Emmanuelle ne naît pas de rien. La religion humanitaire produit Bernard Kouchner, apôtre de ce qu'il appelle lui-même la "charité business" (c'est le titre de son premier livre). Pour produire un symbole chrétien, la charité business ne suffit pas, il faut cette formation en profondeur, qui permettra à Soeur Emmanuelle, à l'heure où tant d'autres mettent leurs charentaises avant de s'asseoir devant le Poste, de recommencer sa vie, de partir en Egypte et de s'installer, toute seule, au milieu des chiffoniers, dans le petit bout de cabane que lui a déniché Labib, celui qu'elle appelle joliment "mon Mentor".
Si la conduite personnelle de Soeur Emmanuelle est imprégnée de sa formation catholique traditionnelle, son discours ordinaire est profondément marqué par la nouvelle religion humanitaire.
Comment expliquer cette dualité ?
On peut penser que Soeur Emmanuelle, cherchant la célébrité, a adopté le discours le plus susceptible de plaire au public qu'elle venait quêter pour ses oeuvres. Mais cette explication (même si certaines pages d'autocritiques déplorant sa propre "vanité" et son "cabotinage" peuvent donner une certaine consistance à cette explication).
La véritable explication est à chercher dans le chapitre qu'elle a intitulé elle-même "Autres convictions, autres richesses". Quelles sont ces autres convictions ? Celles qu'elle puise dans la diffusion de l'esprit de Vatican II. Elle cite en particulier comme décisif pour elle un discours du cardinal Bea, qui fut directeur de conscience du pape Pie XII, discours dans lequel les chrétiens sont exhoertés à "reconnaître les valeurs spirituelles et morales présentes dans les autres religions". Conséquence pour Soeur Emmanuelle : "Dans mes fréquentes conversations, j'ai très rarement parlé de ma foi". Ou plus abruptement (voir le bel article de François Foucard dans le dernier Monde et Vie) : "La religion ne m'intéresse pas".
Autant elle a gardé ses réflexes de vieille religieuse, pétrie par sa prière et assistant à la messe tous les jours, autant elle ne voit pas la nécessité de transmettre cet esprit chrétien à ceux qui ne l'ont pas. N'y a-t-il pas des valeurs spirituelles dans toutes les religions ? Ces valeurs ne doivent-elles pas être défendues et cultivées pour elles mêmes ? Même l'incroyance a ses valeurs, note-t-elle, car finalement, la valeur spirituelle la plus importante c'est l'amour et... il suffit d'aimer.
On saisit ainsi sur le vif le caractère destructeur de cet "esprit de Vatican II" qu'a condamné si fermement le pape Benoît XVI dans son Discours à la Curie le 22 décembre 2005.
Le charme de Soeur Emmanuelle ? Il est dans cette dualité entre sa formation traditionnelle et son discours humanitaire. Sa popularité est construite sur cette ambiguïté entre son voile et sa pratique, les uns s'en tenant au voile et à tout ce qui va avec, les autres au discours.
La fameuse pèlerine de l'abbé Pierre, célébrée naguère par Roland Barthes qui en avait vu immédiatement la portée signifiante, avait au fond la même fonction d'alibi traditionnel non tout à fait dénué de fondement.