Je souhaite mettre à la disposition de tous cette première conférence de Carême sur le concile, parce qu'elle constitue pour moi comme la clé de la lecture que je fais Vatican II, et aussi... parce que lire la première conférence peut encourager certains à
assister aux autres... Il ne s'agit pas ici de répéter ce qui a déjà été dit mille fois, ou ce que j'ai écrit dans
Vatican II et l'Evangile (à votre disposition sur ce site) mais de faire un bilan aussi complet que possible de ce que la perspective toute récente de Benoît XVI a pu ajouter au Concile...
La nouveauté comme programme
Chers amis,
«Le genre humain vit aujourd’hui un âge nouveau de son histoire caractérisé par des changements profonds et rapides, qui s’étendent peu à peu à l’ensemble du globe». Voici comment le concile Vatican II, et plus précisément la Constitution Gaudium et spes sur l’Eglise dans le monde de ce temps (4, 2) présente notre époque : un nouvel âge. Un peu plus loin, les Pères se font plus insistants et plus précis dans ce diagnostic de nouveauté : « La transformation des mentalités et des structures conduit souvent à une remise en question des biens qui ont été reçus (du passé). (…) Les conditions nouvelles affectent la vie religieuse elle-même. D’une part, l’essor de l’esprit critique la purifie. D’autre part, des multitudes sans cesse plus denses s’éloignent de la pratique de la religion » (7, 3).
Que penser de ce diagnostic de changement profond ? Il évoque le travail de Jean Fourastié sur ce que le sociologue appelait les 30 glorieuses, ces années qui vont de 1945 à 1975, durant lesquelles l’humanité a changé davantage peut-être en 30 ans, par la diffusion systématique des techniques, qu’elle n’a évolué en 2000 ans. Il était légitime de présenter aux hommes ce prodigieux bouleversement et de signaler que, en vrac, la voiture, le réfrigérateur, la radio, la télévision, le chauffage domestique et mille autres innovations ont profondément transformé l’existence humaine L’allongement de la durée de vie moyenne est aussi un facteur capital qui permet à l’homme d’envisager son destin d’une autre manière. La vie religieuse elle-même est affectée par ce nouveau conditionnement de l’existence. Tellement affectée, pensent les Père conciliaires, qu’elle doit s’adapter.
Le décret Ad Gentes (22) pose bien cet impératif d’adaptation : « Il est nécessaire que dans chaque grand territoire socioculturel, comme on dit, une réflexion théologique soit encouragée, par laquelle, à la lumière de la Tradition de l’Eglise universelle, les faits et les paroles révélés par Dieu, consignés dans les Saintes Lettres, expliqués par les Pères de l’Eglise et le magistère seront soumis à un nouvel examen. Ainsi on saisira plus nettement par quelle voie la foi, compte tenu de la philosophie et de la sagesse des peuples, peut chercher l’intelligence et de quelle manière les coutumes, le sens de la vie, l’ordre social peuvent s’accorder avec les mœurs que fait connaître la révélation chrétienne. Ainsi apparaissent les voies d’une plus profonde adaptation dans toute l’étendue de la vie chrétienne ». Soulignons que cette dite « adaptation » était déjà l’un des leitmotive de la constitution Sacrosanctum concilium sur la liturgie, dans laquelle on découvrait en même temps un nouveau concept celui d’ « expérience » liturgique. « Adaptation » et « expérience », quels mots d’ordre ! Ils sont nécessairement précédés de ce que le texte même du Concile nomme « un nouvel examen », une relecture du donné de la foi, ou, comme on dit aujourd’hui, une réappropriation de la substance de la foi, qui sera, va sans dire, différente dans chaque « secteur socioculturel ». « Nouvel examen », « adaptation », « expérience », c’est à travers cette réception nouvelle de la révélation que pourra être « ordonné comme il le faut toute la vie chrétienne », ainsi que le signale toujours le même paragraphe de Ad gentes.
Il ne faut pas s’étonner que ce paragraphe 22 d’Ad gentes, que nous lisons ici au pied de la lettre et « à la rigueur », soit l’un des textes les plus souvent cités par les partisans d’une herméneutique de rupture. On peut évidemment en donner une interprétation plus bénigne, mais il contient aussi, si on le presse en ce sens, les ferments d’une véritable révolution herméneutique, qui, à travers le « nouvel examen » préconisé, peut subvertir le cœur même de la foi chrétienne.
Quel fondement donner à ce « nouvel examen » ? Ce doit être la foi, et la foi seule qui se ressaisit d’elle-même, qui se reprend et qui, en quelque sorte, se réveille ; telle serait la lecture droite de ce programme épistémologique juste esquissé. Mais ce qui est supposé dans tout examen, c’est la conscience humaine qui examine. Et ce qui est visé, nous venons de le dire, c’est l’adaptation au temps nouveaux et l’expérience de dispositifs nouveaux (au moins en liturgie) correspondant à ces temps nouveaux.
On voit que les changements technologiques et culturels qui affectent la vie quotidienne de chaque homme et de chaque femme dans le monde, via cet impératif de l’adaptation et du renouveau de la vie chrétienne elle-même parviennent à toucher au cœur même du trésor de l’Eglise. La vie humaine a changé. La vie chrétienne doit changer, telle est l’inférence très simple qui peut s’élaborer à partir de ces textes.
Et c’est en opérant audacieusement et indûment la lecture la plus radicale de telles esquisses que l’Après-concile a pu ressembler à un champ de ruine. Il fallait tout changer à « l’ordre » chrétien au nom du changement social et culturel d’abord diagnostiqué.
Plusieurs théologiens ont formellement soutenu cela immédiatement après le Concile, de différentes manières. Gilles Routhier, s’appuyant sur sa parfaite connaissance de l’évolution de la théologie après le Concile, écrit dans son dernier ouvrage Vatican II, herméneutique et réception (éd. Fides, Quebec 2006) : « j’opterai pour considérer l’après-concile comme une période d’apprentissage encore inachevée au cours de laquelle une nouvelle figure du catholicisme tente de s’instaurer » (p. 16). Ce changement religieux profond, ce bouleversement, il n’est pas seul à le diagnostiquer. Citons quelques grands noms. Pour le jésuite Robert Rouquette, titulaire de la rubrique « Actualités religieuses » dans la revue Etudes, Vatican II sonne « la fin de la contre-réforme catholique » (janvier 1963, p. 104). Pour le Père Chenu, dominicain, qui n’hésite pas à remonter beaucoup plus haut dans le temps, le Concile, c’est « la fin de l’ère constantinienne dans l’Eglise ». Rappelons que Constantin le grand convoqua le concile de Nicée en 325 et donna libre cours à l’extension de l’Eglise dans l’empire romain. Dans Témoignage chrétien, dès le 12 octobre 1962, le même Père Chenu estime que Vatican II ouvre une époque nouvelle dans laquelle le monde devient « la consistance non seulement efficace mais vrai » de l’Eglise (texte repris dans L’Evangile dans le temps, Paris 1965 p. 636). Le Père Rahner reprendra en 1980, beaucoup plus tard donc, dans le volume 14 de ses Ecrits théologiques, cette intuition du Père Chenu, sur ce que devrait être l’Eglise-monde. Selon lui, qui détient la palme de la radicalité historique, le seul événement qui paraisse comparable à Vatican II au cours de 2000 ans d’histoire de l’Eglise, c’est le passage du judéo-christianisme à un christianisme ouvert sur les païens.
Certains s’exaltent devant ses nouvelles perspectives, si enthousiasmantes. D’autres réfléchissent déjà aux dégâts que fera un tel renouvellement. Pour le Père Yves Marie Joseph Congar, dans les Informations Catholiques Internationales, « Vatican II, c’est la révolution d’octobre dans l’Eglise ». Dans cette analogie historique assez violente, il n’a pas peur pourtant, de se ranger, lui, du côté des Bolcheviks. Le Père Gy, qui a beaucoup travaillé à la réforme liturgique note, de son côté, en 1964 : « Une révolution, ça fait des morts ».
Que penser de ce déluge d’optimisme et de ce cynisme révolutionnaire, qui trouve sa justification dans l’optimisme initial?
Eh bien ! Il faut se dire que cette « phase d’effervescence » conciliaire est définitivement close et qu’avec le recul du temps elle apparaît comme horriblement datée. Tous ces théologiens dont nous évoquons le lyrisme sont morts sans avoir vu naître l’Eglise nouvelle, l’Eglise-monde qu’ils appelaient de leurs vœux. Leurs lectures de l’événement conciliaire en garde un côté décalé, inadapté à notre époque, qui est en quête de balises sûres plutôt qu’en attente de mutations révolutionnaires.
Mais ce que l’on devra garder de leurs aspirations radicales, c’est justement l’idée de « lecture ». Ils ont lu les textes de Vatican II sur le renouvellement de la vie chrétienne en les prenant dans le sens le plus fort et en faisant l’impasse, dans cette très longue réflexion que constitue le Concile tel que nous le connaissons aujourd’hui, sur tous les passages où il apparaissait clairement que l’Eglise ne souhaitait pas changer de discours et qu’elle n’avait jamais envisagé de changer de nature.
A quoi s’oppose ce concept nouveau de lecture du Concile ? Prenons un grand roman, comme Les Possédés de Dostoïevski. Imaginons un cénacle d’une dizaine de lecteurs attentifs, que l’on ferait parler, après que chacun ait mené à bien sa lecture : l’interprétation que l’on obtiendra ne pourra pas être univoque. Chacun aura saisi de façon préférentielle, tel ou tel aspect du livre lu. Chacun aura sa propre herméneutique des Possédés.
Eh bien ! C’est en ce sens, je crois, qu’il faut comprendre l’exhortation de Gilles Routhier, toujours lui, nous expliquant qu’il faut « sortir d’une logique mécanique de l’application » du Concile (op. cit. p. 50). Son souci ? Appliquer les textes du Concile de manière trop littérale, sans la mise en perspective de la lecture, sans l’appropriation que signifie la réception, cela signifierait rester «en arrière» et ne pas coller à l’évolution du monde, bref renoncer à construire «l’Eglise-monde», l’Eglise pour laquelle le monde apparaît, selon la formule du Père Chenu, comme «la consistance non seulement efficace mais vrai».
Comment s’effectue l’interprétation ? Pour Gilles Routhier, le chemin de l’interprétation passe toujours par les Eglises locales. Selon lui, ce sont elles qui reçoivent, chacune de la manière la plus authentique, la plus profondément originale, le concile Vatican II, en en faisant un chemin de nouvelle christianisation. On trouve ainsi sous sa plume une définition théologique de la « réception », qui paraît sans ambiguïtés : « J’entends par réception ce processus par lequel une Eglise locale diocésaine (ou un groupe d’Eglises locales) assimile un bien qu’elle n’a pas produit elle-même [par exemple un texte conciliaire] et qu’elle accueille jusqu’à en faire son bien propre » (op. cit. p. 88). Dans cette perspective, le Concile offre aux Eglises locales non pas seulement un mode d’emploi qu’il suffirait d’appliquer à la lettre, mais plutôt « des pistes », sur lesquelles elles puissent s’avancer selon leurs besoins propres et leurs aspirations.
C’est dans ce contexte « localiste » qu’il faut situer la réflexion du cardinal Ratzinger devenu le pape Benoît XVI. L’un de ses premiers actes, à la tête de la Congrégation du Saint Office, c’est de revenir sur la notion de l’Eglise locale, dont le numéro 23 de Lumen gentium dit qu’elle est « par elle-même [ex sese] l’Eglise catholique ». Pas question pour le cardinal Ratzinger, que chaque Eglise locale puisse recevoir Vatican II de façon différente, en inventant une lecture propre « dans chacun de ses grands territoires socio-culturels », dirais-je pour m’exprimer comme le décret Ad gentes le faisait tout à l’heure. L’Eglise locale n’est pas l’agent d’une sorte de révolution spontanée commençant partout sur le terrain, comme l’avaient imaginé les théologiens sur lesquels s’appuie Gilles Routhier. Elle n’est qu’une Eglise particulière, qui doit être visitée par l’autorité romaine, interprète authentique du Concile. Impossible de respecter l’identité catholique, c’est-à-dire universelle de l’Eglise du Christ, si l’on conçoit l’Eglise locale comme « universelle par elle-même ». En revanche, il est vrai que l’Eglise particulière est universelle par elle-même lorsqu’elle se reconnaît comme particulière, lorsqu’elle appelle en son sein la parole de l’Eglise romaine, seule matrice réelle de l’universel chrétien. Tel est le propos d’un document qui suscita l’ire de l’épiscopat français, Communionis notio, publié en 1991, pour indiquer la véritable lecture de Lumen gentum sur la question des Eglises particulières. Faisant fond sur la distinction proposée jadis par le Père de Lubac, le cardinal Ratzinger sauve le texte du Concile, mais, en même temps, il venge l’Eglise romaine en en faisant concrètement le seul principe de l’universel pour les Eglises «particulières».
Le Catéchisme de l’Eglise catholique, énorme travail de lecture du Concile à la lumière de la tradition, viendra en 1993 prolonger cette reprise en main des Eglises locales, dont, on s’en souvient, l’Eglise des Pays Bas avait été la première, selon la formule du pape Paul VI à introduire « un ferment schismatique » dans l’Eglise. Désormais, à Rome même, on se réfère plus aisément au Catéchisme de l’Eglise Catholique qu’au Concile lui-même, par exemple lorsque certains anglicans de la Traditionnal anglican Community sont revenus à la Catholica, c’est sous les auspices de ce Catéchisme catholique qu’ils l’ont fait, en reconnaissant publiquement sa doctrine comme la doctrine chrétienne sans erreur. Le Catéchisme de l’Eglise Catholique constitue ainsi une lecture autorisée du Concile Vatican II, qui peut et doit être adopté par chacune des Eglises particulières.
Ce dont on ne s’est pas rendu compte tout de suite, c’est que, tout en refusant de voir les Eglises locales jouer un rôle essentiel dans la lecture, la discussion et l’interprétation du concile Vatican II, le futur Benoît XVI néanmoins avait accepté – et repris à l’aile la plus avancée des théologiens post-conciliaires, l’idée d’une nécessaire herméneutique du texte du Concile. C’était reconnaître implicitement, comme Gilles Routhier et beaucoup d’autres, que l’idée d’une application « mécanique » du Concile devenait une idée contre productive, donnant de Vatican II une image figée et définitivement arrêtée, alors que ce Concile historique, dont nous parlions en commençant, doit s’interpréter selon les catégories de l’histoire en marche. Si comme nous l’avons vu tout à l’heure, le texte de Vatican II est étroitement tributaire d’un moment particulièrement intense de l’histoire de l’humanité - cette période de 30 ans environ que Jean Fourastié a heureusement appelé les Trente glorieuses - cela signifie avant tout que c’est un texte pénétré de part en part par l’histoire, un texte qui vieillit au rythme de l’histoire, un texte qu’il importe de ressaisir à chaque instant dans le temps.
Mais que faut-il en ressaisir ? direz-vous. Je crois que ce n’est pas la première question qu’il faut poser. Nous sommes dans une perspective herméneutique, rappelons-le. Nous sommes dans l’idée que Rome offre et offrira petit à petit une réception de ce Concile et nous avons le droit, nous catholiques du rang, de nous demander : mais selon quels critères ? Non pas d’abord : que faut-il ressaisir du Concile ? Mais plutôt : comment le ressaisir aujourd’hui ? La réponse a été donné par Benoît XVI dans la première année de son pontificat. Il faut cultiver une herméneutique de continuité et bannir cette herméneutique de rupture qui, sous le couvert d’un « esprit du Concile » a voulu fixer définitivement l’opposition entre une fraction de l’Eglise catholique et les 2000 ans de son histoire. Le pape reprenait là une expression qui avait appartenu successivement à Jean Paul II et à Mgr Marcel Lefebvre: «il importe de lire le Concile à la lumière de la Tradition».
Vatican II n’est pas le Concile qui ferait entendre les trois coups d’une nouvelle pièce dans l’histoire de l’humanité. Il ne renvoie pas à une ère nouvelle qui aurait dû trouver en elle même ses propres principes interprétatifs, comme a pu le faire, sur le plan politique, la Révolution française par exemple. A l’évidence en effet, la Révolution française ne doit pas être considérée comme « un bloc », selon la formule que le martela jadis Georges Clemenceau. Elle doit être reçue aujourd’hui comme un événement, certes composite, mais qui porte cette spécificité de devoir toujours trouver en lui-même son interprétation – comme si rien ne s’était passé avant lui, comme si rien ne devait arriver après lui, comme s’il était un nouveau commencement, et en même temps le symbole abouti de l’histoire humaine.
C’est le cardinal Suenens jadis qui suggérait le rapprochement entre Vatican II et la Révolution française. Vatican II est un événement important, il ne s’agit aucunement de minimiser ce que le général De Gaulle lui-même appelait l’événement le plus important de l’histoire du XXème siècle ». Mais il est impossible de le traiter comme une sorte de « Révolution française dans l’Eglise », de le faire sortir de l’histoire de l’Eglise ou de l’envisager comme un nouveau commencement de cette histoire, remontant même avec le Père Rahner à l’opposition primitive entre judéo-christianisme et catholicisme.
Lorsque Benoît XVI, le même jour, déclare vénérable Pie XII, le dernier pape anté-conciliaire et Jean-Paul II, le plus brillant des papes de l’Après concile, c’est avant tout pour réconcilier l’ancien et le nouveau dans l’histoire de l’Eglise. C’est cela qu’il veut nous enseigner : le concile n’est qu’un jalon dans l’histoire, avec un « avant » et un « après ». Ceux qui prétendraient trouver dans les texte l’occasion d’une rupture entre l’ancien et le nouveau doivent corriger leur interprétation des textes.
Maintenant que nous avons répondu à la question : comment se ressaisir de Vatican II, il reste à savoir ce qu’il faut en ressaisir.
Dans son Discours à la Curie, déjà cité, Benoît XVI mentionne trois grands débats, ouverts par le Concile, affrontant – pour la première fois frontalement – les rapports entre foi et science, les rapport entre l’Eglise et les Etats modernes et les rapports entre l’Eglise et les religions. Dans ces trois domaines le Concile a innové, mais il n’a fait qu’«ouvrir des pistes» comme dit le pape Ratzinger. Prendre « le Concile comme une boussole sûre », selon une formule de Jean Paul II devenue célèbre, tirée de son Homélie du 29 juin 2004, ce n’est pas s’en tenir littéralement à la manière dont ces pistes ont été ouvertes, c’est reconnaître qu’il fallait les ouvrir et que, pour la plupart d’entre elles, il reste à les explorer, dans un travail exigeant et précis. La réception de Vatican II n’est pas encore accomplie. Elle s’opère sous la houlette du magistère de l’Eglise, par le travail des théologiens.
Vatican II, pour la première fois dans l’histoire de l’Eglise, nous permet, à nous catholiques, d’affronter à visage découvert les questions que nous jette au visage depuis des décennies la Modernité idéologique. L’occasion est unique. Elle est providentielle. Elle fait partie de notre sanctification quotidienne, chacun à la place où nous sommes et selon la vocation que nous avons reçue.
Sur cette question de la Modernité, nous possédons, dans le magistère de l’Eglise, la fameuse formule de Pie IX, qui est la proposition 80ème du Syllabus, ce grand résumé des erreurs du temps, publié en 1864. Nous lisons : « L’Eglise peut et doit se réconcilier avec le progrès, le libéralisme et la civilisation moderne ». Les « antimodernes » ont fait leurs choux gras de cette formule, dont on ne peut pas ne pas remarquer pourtant qu’elle apparaît immédiatement elle-même comme une formule historicisée et datée.
Prenons les termes l’un après l’autre. Le progrès ? Qui y croit encore aujourd’hui? Ce n’est pas pour rien que dans le microcosme germano-pratin, Pierre André Taguieff a montré que le progressisme de naguère était devenu aujourd’hui ce qu’il nomme de manière expressive le « bougisme », une apologie du mouvement pour le mouvement (« le mouv ») qui n’a rien à voir avec l’eschatologie civique, qui se cachait à la fin du XIXème siècle sous le nom de « Progrès ». Certes il y a encore de notables innovations technologiques, mais personne n’en attend plus un monde meilleur, personne n’imagine que c’est le Progrès qui sauvera l’humanité, comme cela se disait couramment à l’époque de Pie IX.
Le libéralisme ? L’Eglise est toujours brouillé avec le libéralisme philosophique, qui ose placer la liberté humaine avant la vérité et qui déclare donc prétendre que la seule vérité c’est la liberté, en sacrifiant toute vérité donnée à l’impulsion première de l’animal humain. Jean-Paul II est revenu sur cette opposition de principe entre l’Eglise et le libéralisme dans l’encyclique Veritatis splendor (1993). Mais dans l’ordre socio-politique les théories du libéralisme se multiplient. Qu’y a-t-il de commun entre le libéralisme de l’Ecole de Vienne, de Ludwig von Mises et de Friedrich von Hayek, exaltant l’initiative personnelle et la responsabilité individuelle et le libéralisme de la prospérité, théorisé aujourd’hui Outre Atlantique par John Rawls et ses nombreux épigones, et qui n’est qu’une manière de vendre au monde entier le modèle social-démocrate de l’Etat justicier?
La civilisation moderne ? j’ai montré naguère, en m’appuyant sur les travaux d’Emile Benvéniste, que le terme de «civilisation», qui, au XIXème siècle faisait partie du vocabulaire de l’anticléricalisme militant, avait été repris dans les années 30 par les défenseurs de la Tradition chrétienne de l’Europe. Le terme de «civilisation» utilisé par Pie IX a vieilli. On ne peut pas dire que l’on refuse « la civilisation moderne » dans son intégralité, et ce, même si, comme le fit Pie IX, on continue , en tant que catholiques, à refuser une « civilisation » qui se construirait sans Dieu et sans le christianisme. Cette expression a été particulièrement mal comprise, parce que l’on a oublié l’histoire du terme de «civilisation».
Benoît XVI, de son côté, attire notre attention sur le fait que la Modernité a évolué. Que l’on parle aujourd’hui de post-modernité ou de modernité tardive, elle ne se définit plus comme à l’époque de Pie IX. Je dirai même que sa définition a évolué depuis le Concile Vatican II. Exemple de cette évolution ? A l’époque ces drames que sont Hiroshima et Auschwitz n’avaient pas trouvé une véritable formulation dans la pensée humaine, ils ont mis très longtemps à intégrer la culture occidentale. On les occultait. Emmanuel Mounier, par exemple, héraut du progressisme dans tous ses états, parlait dédaigneusement au sujet d’Hiroshima et d’Auschwitz de « la petite peur du XXème siècle », en signifiant (c’était en 1949) que ces horreurs étaient définitivement exorcisées et qu’elles ne devaient pas être prises en considération. De la même façon, Vatican II, reflet de son temps, s’en est tenu à un optimisme sur l’homme et sur la fraternité universelle, qui est insoutenable aujourd’hui et qui, dans le meilleur des cas, est simplement ringard. Définir l’Eglise comme le signe et le moyen de l’unité du genre humain et de l’instauration de cette fraternité universelle (LG 1, GS 3, §2 etc.), c’est lui donner une dimension utopique, qu’a pu soutenir un instant le pape Paul VI, fidèle à la lettre du Concile (cf. Pour une société humaine, Lettre apostolique du 14 mars 1971 n°37), mais à laquelle personne ne croit plus aujourd’hui. La « petite peur du XXème siècle » est devenue une grande peur. Et pourtant, fidèle à l’optimisme foncier que lui avait imposé le pape Jean XXIII dès le discours d’ouverture, dans la ligne qui a été (entre autres) celle d’Emmanuel Mounier, le Concile fait l’impasse sur ces événements et continue, en plein XXème siècle, de considérer le progrès, comme le signe de l’avènement d’un homme nouveau, celui de la Fraternité universelle.
Dieu merci, personne aujourd’hui ne revendiquerait ce genre de discours, sans la distance que pose toute « lecture » entre le lecteur et ce qu’il lit ! Auschwitz nous a appris la puissance du mal… Auschwitz nous a réappris ce que proférait naguère le prophète Jérémie (15, 5) : « Malheur à l’homme qui se confie dans l’homme ». L’optimisme sur lequel le monde a vécu depuis Jean Jacques Rousseau et depuis le XIXème siècle, est définitivement passé. Il est devenu insoutenable. La modernité, en lutte avec elle-même, a évolué et il faut tenir compte de cette évolution.
Dans son encyclique Spe salvi, au n°22, Benoît XVI analyse l’attitude du chrétien face à la modernité, non pas une attitude de rejet intégral, comme si nous avions la possibilité de nous extraire nous mêmes de cette modernité et de la rejeter « en bloc », mais néanmoins, une attitude de critique.
Encore faut-il ajouter, toujours avec Benoît XVI, que cette critique de la modernité, pour les chrétiens d’aujourd’hui, se présente nécessairement quelque part comme « une auto-critique », car, volens nolens, de la modernité le chrétien fait partie et en la critiquant, c’est lui-même ou une part de lui-même qu’il atteint. Il ne faut donc pas s’en tenir à l’idée d’une hostilité absolue entre l’Eglise et la modernité, comme s’il était possible que l’Eglise sorte de l’histoire, et se tienne en face du monde pour le juger, alors que c’est elle qui depuis le début, au cœur de l’histoire, la mène, cette histoire et agit, comme le levain dans la pâte, comme le sel de la terre, pour sauver tout ce qui peut l’être.
Vatican II est un concile historique par les questions qu’il pose, le premier avec une telle insistance et dans une telle envergure, à la modernité. Mais la modernité se critiquant sans cesse elle même et se débattant dans ses contradictions, on peut dire que tout en promouvant ce que le Père Guérard des Lauriers appela jadis « le statut inductif de la théologie », d’une vérité chrétienne qui petit à petit informe l’histoire humaine, le concile Vatican II n’a simplement pas pu mener un tel travail à bout.
L’anthropologie chrétienne, à laquelle le Concile appelle avec raison (cf. GS n°11 §2 et n°12 §2) n’est encore qu’esquissée dans les textes du Concile, qui ne sont pas exempts d’un optimisme définitivement condamné (cf. n°12 §1 et 3), survalorisant l’humanisme moderne, présenté comme confluant avec le christianisme. Un vaste travail reste à fournir. Ceux qui se sont prétendus les représentants d’un esprit du Concile déjà fait n’ont pas compris l’historicité de ce Concile qui en fait avant tout aujourd’hui ce qu’un dignitaire romain appelait récemment devant moi « un grand chantier ».
A cet égard, la véritable question que pose Vatican II est celle-ci : accepte-t-on de se mettre au travail pour répondre loyalement aux questions, vitales pour l’Eglise, soulevées par le texte des constitutions, des décrets et des déclarations conciliaires ? Ceux qui ne voient pas le « chantier » ouvert devant les yeux de chaque chrétien, quelle que soient leur position par rapport au Concile, ne sont pas fidèles à ce Concile essentiellement historique qu’a été Vatican II. Ceux qui imaginent Vatican II comme un objet d’adhésion ou comme un objet de culte sont, par rapport au Concile dans une erreur symétrique par rapport à ceux qui en feraient uniquement un objet de répulsion qu’il faudrait éliminer de l’histoire de l’Eglise. Leur erreur n’a pas les mêmes effets, mais elle procède de la même attitude de fainéantise.
Le message de l’Eglise ne saurait être enfermé dans une bulle imaginaire, accessible aux seuls initiés ou aux seuls militants, avec double ou triple sas de décontamination, avant d’y pénétrer. La vérité chrétienne est une science nouvelle que le dogme nous permet d’objectiver de façon définitive.
Mais cette science, sur Dieu et sur l’homme, a vocation à pénétrer le monde, non pas à rallier le monde mais à gagner le monde en un lent travail de maturation.
Et ce ralliement, non pas de l’Eglise au monde mais du monde à l’Eglise, qui constitue comme l’enjeu ultime et l’unité de l’histoire humaine, Vatican II nous avertit qu’il n’est possible que si le message de l’Eglise est audible pour le monde.
Le projet conciliaire est toujours d’actualité : l’Eglise doit accepter, rassemblant toutes ses forces sans ostracisme, de sortir d’elle-même pour développer partout la seule révolution qui vaille, la révolution chrétienne, avec le salut personnel qu’elle promet à chacun et cette dignité dont elle revêt la personne qui se met elle-même en état d’être sauvée, par la conversion intérieure qu’implique sa prise de responsabilité surnaturelle.
Abbé G. de Tanoüarn