La dernière partie du Journal de Romain Rolland, le romancier de Jean-Christophe,
vient de paraître chez Bartillat sous le titre Journal de Vézelay ; c'est en
effet dans ce petit village bourguignon, aujourd'hui mondialement connu, à
l'ombre de la Madeleine, que s'était retiré le grand écrivain bourguignon (il
était originaire de Clamecy). On sait que pacifiste pendant la Première Guerre
mondiale (il s'était réfugié en Suisse où il écrivit un essai au titre
significatif : Au dessus de la mêlée), ce grand ami de l'Allemagne éternelle fut
ardemment communiste durant les années folles. Le Journal de Vézelay embrasse
ses dernières années, entre 1938 et 1944. La Guerre trouve Romain Rolland
foncièrement antinazi (c'était sa grande déception, la première atteinte à sa
foi communiste, que la signature d'un accord germano-soviétique, alors qu'il
imaginait toujours la patrie des travailleurs sous un jour merveilleux et se
mettait en colère contre les lâcheurs à la André Gide, "Retour
d'URSS").
Sa femme Macha, (dont les mauvaises langues disaient qu'elle
lui avait été envoyée par Staline pour le garder dans l'orthodoxie moscoutaire)
se convertit au... catholicisme et tombe amoureuse platoniquement de... Paul
Claudel (ce n'est pas contradictoire : Claudel est le grand convertisseur des
Lettres à ce moment). Romain Rolland qui avait toujours professé une sorte de
panthéisme noble à la Spinoza, se vit tout d'un coup entouré de prêtres,
certains professant pour lui une grande admiration, d'autres se sentant pousser
les ailes d'anges gardiens-convertisseurs à son égard. Dans son Journal, notre auteur les juge
les uns et les autres, sans complaisance et sans aucune animosité non plus. Ces
textes inédits constituent un document sur la foi du clergé français avant le
Concile.
Il y a d'abord ce jeune prêtre généreux, qui va devenir carme et
qui prendra en religion le nom de Romain : "La largeur d'esprit de "frère
Romain" [l'abbé Jean Sainsaulieu] est très grande. En causant intimement avec
lui, j'arrive à cette découverte étonnante que je suis beaucoup plus près que
lui de la personne du Christ, que sa présence et sa parole imprègne beaucoup
plus ma pensée... Ces jeunes gens en sont venus à une conception du Christ
mystique qui se confond (qui risque de se confondre) avec un humanisme
universaliste, une communion universelle en Dieu. Comme je le lui dis, "Jésus
s'y volatilise" et il est frappé de mes paroles. Il convient qu'il s'est trop
détaché de la personne humaine historique exceptionnelle du Christ, il dit qu'il
reconnaît sa faute (...) Car avec l'universalisme qui s'affirme dans un livre
comme Catholicisme du Père de Lubac, (...) tout est de Dieu, tout est de la
grande Eglise universelle. Et celle-ci a de tous à prendre et à apprendre. Le
mystère essentiel qui domine le monde est l'Incarnation. Elle s'est opérée et
elle s'opère à tous moments dans l'entière humanité. L'humanité entière est
Christ vivant. Chaque période de l'histoire en accuse certains traits au
détriment de d'autres".
Quel beau résumé de ce que j'appellerais
volontiers l'idéologie conciliaire, avant même le Concile.
D'autant plus
beau ce résumé de Romain Rolland qu'en un autre passage, il élabore sa propre
découverte métaphysique du christianisme, à travers un personnalisme exigeant :
"Que subsiste-t-il donc ? Quoi de réel ? Pauvreté du panthéisme. Un Etre, l'Etre
total en qui tous les êtres sont absorbés. Quel intérêt si lui et eux sont
impersonnels ? Cela ne rend aucun compte du vrai problème qui est le moi, les
moi, cette infinité de moi... Et si je vois la source de l'existence de l'être
impersonnel, de quelle source procède ce moi, ces moi personnels. Le personnel
ne peut être né de l'impersonnel [et pan sur le bec de Guénon, vilain canard].
Il faut qu'il y ait un Moi foyer, un Moi total, embrassant et nourrissant tous
les autres. Et cela nous mène loin : au seuil du Dieu créateur (Créateur
éternellement) conservateur et nourricier. C'est passer du règne abstrait de la
connaissance au règne chaud de l'amour, au foyer du père, Pater
noster".
C'est ce que j'ai appelé, à propos de Cajètan le personnalisme
intégral, seule métaphysique qui tienne, comme l'avait entrevu Descartes, celle
du Je suis. Quoi de réel ? La question de Rolland est aussi celle de Descartes.
Elle est celle de tout homme d'honneur. "Tout le monde a une métaphysique
patente ou latente ou alors on n'existe pas" jetait jadis Péguy, si cher au
coeur de Romain Rolland.
Ce passage du Journal de Vézelay se poursuit par
une invocation de l'écrivain à sa mère et à la Vierge Marie, dans un sentiment
aigu de la communion des vivants et des morts. Il s'achève avec une mise en
cause bienvenue du "rationalisme thomiste" (c'est son expression) : "S'il est vrai aux yeux de la foi que
l'arbre de la connaissance eût été interdit à l'homme, ne pourrait-on en déduire
que le fruit de cet arbre, qui est la raison - dérobé pour l'homme - reste dans
ses mains comme un trésor stérile et maudit ?". Romain Rolland théologien y va
fort. Il parle bien sûr de la raison raisonnante, pas de l'intelligence. S'il
est aussi entier, c'est qu'en cette année 1943 (sans date journalière) il lui
reste peu de temps avant de s'en aller. C'est qu'il veut et il doit à toute
force passer "du règne abstrait de la connaissance au règne chaud de l'amour, au
foyer du Père, Pater noster".
Romain Rolland est méfiant vis à vis de
l'Eglise et même vis à vis de son jeune filleul le "Père Romain" qui a voulu
porter son prénom comme nom de religion. Il lui reproche dans un autre passage
que celui cité plus haut de "soutenir jusqu'à l'absurde l'infaillibilité du
prêtre", et cela, en plus, pour s'en targuer auprès de la néophyte Macha,
l'épouse que Romain Rolland protège à grand peine des entreprises idéologiques
du clergé, toujours obsédé de "sa politique".
Mais, Eglise ou pas, qui
pourrait dire après avoir lu de tels textes que l'auteur de L'âme enchantée
n'est pas mort profondément, métaphysiquement chrétien ? Arien ? Oui, sans doute
un peu en surface, mais ayant fait, avec une honnêteté scrupuleuse, un si grand
chemin... "Je dis une nuit : il n'y a que le bras levé de celui qui est au
dessus de ma tête qui peut me tirer de là (le Christ de Rembrandt)". "Quoi de
réel ?" - Lui.