Nous philosophons, nous théologisons, nous réfléchissons aux conditions de l'acte de foi. C'est ce que Jean Borella a magnifiquement fait toute sa vie, malgré les grincheux, coachiens ou pas... C'est ce que j'essaie de faire dans mon livre Parier avec Pascal. Et il me semble que je suis assez près de Jean Borella, avant même de connaître son oeuvre. Près et loin en même temps. Je répondrai ici pour mon propre compte évidemment.
M'étant avancé dans les prodiges de l'analogie, qui m'ont tellement ébloui que j'en ai écrit 700 pages (publiées au Cerf sous le titre Cajétan ou le personnalisme intégral), j'ai compris que ce Cajétan, disciple de saint Thomas d'Aquin, avait envisagé que la métaphysique est fondée sur une autre connaissance que la connaissance formelle (celle que régit le principe d'identité). De quoi s'agit-il ? De la connaissance par ressemblance que l'on nomme analogie. Jean Borella, lui, étudie plutôt l'anthropologie et il voit dans le développement de la culture humaine un parler vrai, qui s'est interrompu, dit-il, il y a seulement deux siècles, lorsque la connaissance dite scientifique a prétendu s'étendre à tout objet et réclamer pour elle le monopole de la connaissance.
Prodigieux rétrécissement, en tout cas, dont la littérature, la philosophie, l'histoire allaient faire les frais, remplacés, oui remplacés par de prétendues sciences humaines : comme si la réalité humaine était mesurable! Comme si les mesures que nous pouvions prendre (production. consommation etc.) étaient autre chose que des instruments pour une connaissance qui échappe à quiconque se lance dans l'investigation de la condition humaine : "Qu'il se vante je l'abaisse, qu'il s'abaisse je le vante et le contredit sans cesse jusqu'à ce qu'il comprenne qu'il est un monstre incompréhensible". Voilà Pascal. Indépassable. Qu'est-ce qu'y peuvent les sciences humaines ?
Sur ce sujet, j'aimerais reprendre une question très bien posée à l'issue de mon précédent blog, je la cite donc:
"Il me semble que le remède que vous proposez au modernisme - une philosophie de la vie qui fait abstraction du principe de non-contradiction ou d'identité - est très proche.. de la définition que S. Pie X donnait... de ce même modernisme. Comment répondriez-vous à une telle objection?"
Je réponds qu'elle vaut d'être posée et qu'elle contient peut-être l'explication ultime de la persistance de la crise de l'Eglise, malgré l'intervention de saint Pie X en 1907. Je parle de la crise de l'Eglise, qui a commencé de manière visible en 1653 avec la condamnation des cinq propositions, propositions certes condamnables mais qui, condamnées sans nuance et sans explication, condamnaient (involontairement?) le grand Augustin... D'où le scandale de Pascal, sa crainte terrible pour l'Eglise dans les Provinciales (ce n'est pas du chiqué, non), et sa déception vis-à-vis du duo janséniste Arnault-Nicole. A la toute fin de sa vie, lors de sa dernière entrevue avec Arnauld et Nicole, il s'évanouit de fureur en laissant échapper : "Ils ont préféré Port-Royal à la vérité" (comme on pourrait avancer de certains aujourd'hui qu'ils ont préféré Ecône à la vérité, mais... "ceci ne nous regarde pas...", comme diraient les Inconnu).
D'abord ce qui pourrait être une parenthèse mais constituera pour nous un bon point de départ. Je pourrais, cher objectant, vous charrier sur la manière dont vous équiparez le principe d'identité et le principe de non-contradiction. Le principe de non-contradiction est vital : on ne peut affirmer ou nier d'une même chose en même temps la même chose et c'est vrai aussi pour son contraire. Le tiers est exclu : ni tiers position ni tiers parti. Il faut décider : affirmer ou nier. Question d'hygiène mentale et souvent morale !
Voilà le principe de non-contradiction. Mais tel n'est pas le principe d'identité : "Ce qui est est". Pour que l'on puisse soutenir le principe d'identité, il faudrait que l'on sache précisément ce qui est, et pour qu'on sache précisément ce qui est, il faut encore s'enquérir d'un comment il est, combien, quand, où pourquoi etc. Il y a très peu d'éléments réels dont on puisse déterminer ainsi l'identité (ou la forme). le principe d'identité est donc un principe qui demeure souvent théorique. Exemple : si posant la question Qui suis-je ? je réponds selon le principe d'identité : "Je suis moi", je n'ai pas fait beaucoup de progrès (normal : l'identité, c'est ce qui est... identique à soi), mais surtout je ne SAIS pas forcément toujours très bien ce que j'ai affirmé.
Le principe d'identité fonctionne admirablement dans tous les domaines mesurables car une mesure peut facilement se déterminer comme identique à elle-même.
Mais dans l'ordre spécifiquement humain, le principe d'identité identifie bien peu de choses ! Il s'avère d'un maniement difficile. Existe-t-il, pour la raison humaine, une situation absolument identique à une autre ? Un acte identique ? Non : ce qui régit le monde humain, ce n'est pas le principe d'identité, car cette identité est toujours perdue (voilà une marque du péché d'origine). Ce qui régit le monde humain, c'est le grand principe de la ressemblance : "Cette pensée est si générale et si utile qu'on ne doit point laisser passer un espace notable de temps sans y songer avec attention" écrit Pascal à sa soeur Gilberte le 1er avril 1648. Ressemblance des choses entre elles, des situations entre elles, des ordres entre eux, le temporel étant l'image du spirituel etc.
Je ne nie pas le principe d'identité, rassurez-vous. Mais je prétends que ce principe, dans son application universelle, est divin et non humain (ce que un Hegel n'a pas admis, imaginant qu'il appartenait à la raison humaine de déterminer, mais alors dialectiquement, l'identité de toutes choses). Nous autres hommes, nous sommes le plus souvent dans l'approximation, dans l'essai. Comme Montaigne a eu raison d'employer ce terme plein de sagesse et de mesure ! Il écrit sans illusion :
"Je propose des rêveries humaines et personnelles, simplement comme des rêveries humaines considérées dans leur singularité, non comme voulues et réglées par l'ordonnance céleste, qui est incapable de doute et de controverse. Il y a là matière à opinions et non matière de foi. Je dis ce que je pense d'une manière laïque, non cléricale, mais toujours très religieuse. Un peu comme les enfants proposent leurs essais pour être instruits, non pour instruire" (Essais I, 56).
Cette référence à l'enfance me semble typiquement évangélique chez Montaigne. La pensée rationnelle, lorsqu'elle ose prendre pour objet la destinée humaine, est forcément démunie et comme infantile encore et encore. Elle est dans l'essai. Montaigne insiste sur le caractère subjectif de cet essai ("rêverie humaine et personnelle"). Mais en même temps il tient à ce que ces essais humains, fondés sur des ressemblances, se mesurent "aux ordonnances divines", ce sont autant de "propositions", "pour être instruits et non pour instruire". Admirable humilité de son scepticisme ! Je rappelle que les deux plus grandes Sommes médiévales (la Summa theologiae de Thomas d'Aquin et l'Ordinatio de Duns Scot) commencent l'une et l'autre par ce constat d'ignorance.
La vie ne se laisse pas aisément enfermer dans nos raisonnements.
Mais alors faudrait-il n'en point parler ? Faire une philosophie de la vie, est-ce moderniste ? S'interroger sur le peu de moyens que nous avons par nous-mêmes pour déterminer ce qu'est la destinée humaine est-ce vraiment ce qu'ont fait les modernistes condamnés par saint Pie X ? Je ne le crois pas ! Prenons un Laberthonnière (pour lequel j'ai une véritable affection, car il est profondément sincère dans son sacerdoce) : il produit un système qu'il appelle, non sans crânerie, le dogmatisme moral. Il prétend déduire le Dieu des chrétiens de la vie humaine, telle qu'elle est... Ca n'a rien à voir avec le constat d'ignorance que je viens de poser!
Mais des exécutants serviles de l'encyclique Pascendi ont cru qu'à travers la doctrine dite par Pie X de l'immanence vitale et qui recoupe assez bien le "dogmatisme moral" de Laberthonnière, c'était tout examen de l'âme humaine, tout effort de connaissance de soi, toute voie d'immanence qui se trouvait prohibés. En faisant du zèle ils ont évité d'identifier le poison et ils en ont prorogé l'effet négatif sur l'organisme ecclésial.
Pourquoi cette grossière erreur ? Je l'ai dit en commençant : parce que l'on a voulu oublier Augustin.
Parce que les interprètes de Pascendi se trouvent dans le vide créé par la condamnation de 1653. Depuis 1653. Il aurait suffi de se plonger (comme nous l'avons fait au Centre Saint Paul ces derniers lundis) dans les Livres 8 à 12 du De Trinitate (ou dans les Soliloques ou dans les Confessions, en particulier au Livre 10 et pourquoi pas dans la traduction d'Arnaud d'Andilly que propose la collection Folio) pour comprendre que l'effort que nous faisons pour nous connaître nous-mêmes, cet effort de présence et d'immanence à nous-même est foncièrement le même que celui qui nous élève jusqu'à Dieu : "Que je me connaisse et que je Vous connaisse". Je découvre en moi la charité de Dieu, ce premier élan de mon coeur (ce qu'Augustin appelle la bonne volonté). Et découvrant la charité de Dieu, je découvre Dieu aimant et aimé, Dieu amour, Dieu trine : "Qui touche la charité touche la Trinité" (De Trinitate VIII).
Pourquoi Augustin ne se brûle pas les ailes lorsqu'il emprunte la voie d'immanence? Parce qu'il a conscience du péché originel comme d'une donnée primitive de la conscience humaine. Il sait qu'il ne suffit pas à l'homme de faire le bien pour être sauvé, qu'il lui faut le bien faire (bene bona facere écrit-il à Julien d'Eclane), c'est-à-dire le faire dans la grâce de Dieu (dans l'amour). Faire le bien sans amour et sans Dieu, cela ne sert à rien, c'est encore une manière de succomber au narcissisme. Pour en finir, je citerai volontiers Bernanos, disant en ce sens qu'il est plus dangereux pour l'homme de nier le péché originel que de nier Dieu. Quel intérêt de poser Dieu si l'on pose en même temps la pleine suffisance de l'homme? Les déistes, que Pascal a poursuivi de son ire, ne font pas de bons chrétiens.
Parce que l'on a nié pratiquement le péché originel (même des néo-thomistes comme je le montre dans Parier avec Pascal), on a refusé en même temps toute voie d'immanence. Cette voie d'immanence devenait évidemment trop dangereuse sans cette foi première dans le péché originel, dans "l'homme cassé" (Gabriel Marcel), foi qui aurait dû être chevillée au corps. Dans ces conditions, il devenait prudent de s'éloigner de la voie d'immanence : c'est l'histoire du néo-thomisme, malgré Ambroise Gardeil et ses vieilles tentatives sur la structure de l'âme.
Mais on ne détruit bien que ce que l'on remplace. Et on a cru la remplacer en produisant une théologie scientifique, agressive et impuissante, faite de concepts ou d'idées humaines solidement emboîtés, et non du texte de l'Evangile amoureusement pressuré.
Et au nom de cette théologie scientifique, dont le Père Moingt est un bel emblème, on a vulgarisé ce produit dérivé qu'est l'idéologie conciliaire, idéologie qui n'est pas un produit de Mai 68, idéologie qui ne suit pas le Concile comme on le dit trop facilement, mais qui le précède (comme on l'a vu durant le Pontificat de Pie XII), en diffusant comme "vérités sacro-saintes" les diverses obsessions que des théologiens en chambre prennent pour "la Vérité scientifique" (impossibilité du miracle, ecclésiologie rabougrie, mariologie en berne etc.). Vous trouvez ces "vérités scientifiques" absolutisées aujourd'hui chez Christoph Theobald, qui, sous la pression de cette science qui se fait théologienne, en est venu, à force de critique, à définir le catholicisme uniquement comme un style. Qui dira les ravages produit par le scientisme des théologiens, par leur manière indiscrète de manier le principe d'identité? On doit au Père Chenu... une fière chandelle.
Vous m'avez provoqué, cher objectant, avec une question dont la pertinence égalait l'impertinence ou la mise en question personnelle... Je crois avoir répondu sur le fond. Hélas pas encore à fond, mais il est tard. Ceux qui veulent travailler et réfléchir pourront trouver là quelques pistes.