Cet article est paru dans le magazine Monde et vie (cf. monde-vie.com)
Après le grand débat, avant de commencer à rentrer dans les mesures qu’il a estimé devoir prendre, Emmanuel Macron a parlé pendant une heure de la France, telle qu’elle lui était apparue à l’occasion de ce grand débat. « Je dois dire la grande fierté qui est la mienne ». J’ai beaucoup appris dit notre Président. Nous aussi.
D’emblée, le Président lâche une formule qu’il n’a manifestement pas apprise à l’occasion de ce grand débat, qu’il connaissait depuis longtemps, qu’il avait faite sienne et qu’il avait déjà prononcée : « Nous sommes avant tout les enfants des Lumières ». L’affirmation se veut rassurante ; elle est frileuse : tout a changé, peut-être, mais pas ça. Nous restons et nous resterons les enfants des Lumières. Vaste programme ! direz-vous. Pour lors, très précisément, le président entend bien que l’héritage des Lumières qu’il invoque comme les Vieux Romains invoquaient les mânes des ancêtres, soit celui d’une démocratie délibérative. Au sein de ce système, dont lui, Macron, est le garant, il n’y a de décision juste que celle qui est prise après consultation et débat d’une société qui se considère elle-même comme son propre centre et sa référence absolue : «C’est de ce débat, de ces délibérations, de cette capacité à dire et contredire mais dans le respect de l’autre que peuvent naître les bonnes solutions pour le pays». Voilà la dernière pensée des Lumières, stipulant qu’il n’est de vérité que celle qui ressort du débat. Pour Macron, il n’y a pas de valeurs transcendantes au débat !
Attention : il ne faut pas confondre la démocratie délibérative à laquelle le Président semble se raccrocher en ce moment et la démocratie participative. Cette dernière est souvent soupçonnée de populisme, parce qu’elle procède de l’idée, dite saugrenue (sic), selon laquelle le peuple doit participer aux décisions qui concernent son destin. Depuis le mois de juin 1789, depuis le petit opuscule de l’abbé Sieyès, Qu’est-ce que le Tiers-Etat, la démocratie française, alors pourtant encore balbutiante, a refusé tout ce qui pouvait faire penser à une démocratie directe ; on ne veut connaître dans notre pays que la démocratie représentative à l’antique, avec des Pères conscrits qui décident en leur âme et conscience.
Paradoxe : les rois n’étaient pas pour les assemblées représentatives. La procédure des Cahiers de Doléance, sous l’Ancien régime, se prêtait à l’exercice de la démocratie directe. Dans cette institution royale, les représentants du peuple tenaient du peuple de telle ville, un mandat impératif. Ils devaient, au nom de telle communauté territoriale, défendre telle proposition et pas telle autre. Dans ce schéma conforme à la constitution royale de la France, les députés sont en prise avec le peuple. C’est toute la beauté (un peu oubliée hélas par Louis XIV) de ce que j’appellerais la démocratie royale.
«Le seul rôle du débat est de cautionner les décisions prises par le système représentatif des députés et des fonctionnaires»
Rien de semblable dans la démocratie représentative : les députés votent « en leur âme et conscience » ou plutôt selon le Parti dans lequel ils sont inscrits, et rarement en fonction de leurs électeurs, qui, de toute façon, ne leur ont donné aucun mandat impératif, mais simplement une orientation vague, exprimée le plus souvent par l’étiquette politique du candidat. Les électeurs, dans une démocratie représentative, ne participent pas aux décisions qui les concernent. Dans ce système, le risque d’une vaste désaffection populaire se profile. Que faire faire au peuple alors que les assemblées et fonctionnaires sont le vrai peuple? Les philosophes politiques « libéraux » ‘au sens américain du terme) y ont réfléchi avant M. Macron. John Rawls ou Jürgen Habermas proposaient l’un et l’autre non le retour à la démocratie royale (la démocratie participative), mais l’élaboration d’une sorte de grand débat permanent, qui occupe le peuple et lui donne au moins l’illusion de la participation.
Illusion organisée : le peuple (le pays réel) est habilité à participer non au gouvernement, mais au débat préalable. Voilà le fameux « grand débat » lancé par M. Macron, qui n’est pas un acte de démocratie participative (quelle horreur : un peuple qui veut participer au pouvoir !), mais seulement un acte de démocratie délibérative. C’est que, dans la démocratie libérale (au sens américain), défendue par M. Macron, le peuple a droit de s’exprimer (merci beaucoup) mais il n’a pas le droit de gouverner. Le gouvernement appartient à une oligarchie électorale, dite représentative, qui se coopte, dans un conservatisme républicain de bon aloi. Tout peut ainsi continuer comme avant. Le seul rôle du débat dans l’immédiat, est de cautionner les décisions prises par le système représentatif des députés et des fonctionnaires.
La démocratie délibérative recèle un autre avantage pour le système. Macron Bouche d’or l’explique bien : il y a d’un côté le débat et de l’autre tout ce qui échappe au débat : le sacré, la loi morale. Ceux qui refusent de mettre en débat le sacré et la morale doivent définitivement être considérés comme autant d’émanations « de l’obscurantisme et du complotisme ». Dire que nous sommes tous des enfants des Lumières, comme l’affirme notre président, c’est d’abord se donner le droit et le devoir d’anathématiser ceux qui reconnaissent au-dessus de la diversité des opinions des valeurs transcendantes.
Mais aujourd’hui, c’est cet anathème républicain qui est de plus en plus considéré comme obscurantiste.