La rentrée littéraire, si platement sexuelle soit-elle, avec le duel attendu entre Catherine M. et Christine Angot, nous offre son lot de surprises.
Laurent Gaudé, prix Goncourt 2004 pour le très beau Soleil des Scorta, nous offre par exemple un livre impossible, incroyable, totalement décalé, où il nous conte la descente aux enfers de son héros, Matteo, chauffeur de taxi de son état, père désespéré parce que, en plein coeur de Naples, la Camora lui a pris son fils de 6 ans, assassiné par une balle perdue. Matteo désespéré, abandonné par sa femme, finit, sur l'injonction d'un professeur halluciné, avec la complicité d'un curé marginal (auquel Mgr Gaillot a dû donner un peu de chair) par "descendre le chercher". Oui, il va chercher son fils aux enfers ! A partir de là, la puissance poétique de Laurent Gaudé fait merveille. On a des scènes qui, avec ou sans les effets spéciaux du cinéma, rappellent le Seigneur des Anneaux et autres productions à grand spectacle. Mais cette fois, le spectacle est celui de la langue, que Gaudé parvient à mettre dans tous ses états pour rendre crédible l'impossible franchissement de la Frontière primordiale, celle qui existe entre les vivants et les morts. "J'ai écrit ce livre pour mes morts, explique Laurent Gaudé, les hommes et les femmes dont la fréquentation m''a fait ce que je suis".
La descente aux enfers est d'abord un mythe païen, le mythe d'Orphée, échouant dans sa quête d'Euridyce parce qu'au dernier moment, contre le contrat passé avec les puissances infernales, il la regarde. Le mythe d'Enée, dans Virgile, qui permet d'ancrer la puissance romaine ou de donner une origine à cette immense prédestination qu'est l'histoire de la Rome antique. L'idée que Gaudé se fait de la survie des âmes, qui souffrent de leur vie terrestre pour ne pas être tentées de remonter "là-haut" évoque la description platonicienne du fleuve Léthée, description reprise par lui sur un mode à la fois lyrique et démocratique, et dans laquelle il y a tellement de monde que le nautonnier du mythe ne suffit pas à faire la navette, entre "ici" et "là-bas". Plus de barque ! Les âmes, dans le mythe moderne, font de la natation, ombres entremêlées qui flottent sur les eaux, pour passer d'un côté à l'autre. La scène, sous la plume de Gaudé, est crédible, mais oui !
L'idée fondamentale de notre auteur est que les âmes survivent dans la mesure où nous savons leur prêter quelque chose de notre propre vie, de nos pensées et, plus encore peut-être (cela donne la trame de ce roman) dans la mesure où nous leur appliquons notre volonté de les faire vivre. Etrange et toute païenne communion des saints ! Communion des humains, à la vie à la mort. En échange, souligne l'auteur, notre propre vie est conditionnée par les lambeaux d'existence que "nos morts" emportent "là-bas". Si nous nous sommes laissés dépouiller, nous pouvons être comme Matteo, le héros de cette histoire, des morts en sursis qui sont des morts vivants. Comme Guiliana, sa femme, nous pouvons nous réfugier dans l'imprécation jusqu'à en perdre la raison, emportés par la mort des autres, avant de l'être par notre propre mort.
J'entends certains de mes lecteurs, bons chrétiens, me dire : mais pourquoi s'attarder à ce mythe moderne de la mort apprivoisée ? Qu'avons nous besoin du mythe ! Nous autres chrétiens, nous savons bien que la mort n'est pas ce grand tourbillon des âmes, perdues et sans direction. Nous savons que les âmes mortes commencent à vivre parce qu'elles sont comme aspirées par la Lumière (qui est le Christ).
Sans doute. Je ne vais pas demander à Gaudé des comptes sur sa foi chrétienne, alors que manifestement, il souhaite qu'on sache qu'il ne l'a pas.
Mais je ne voudrais pas que les bons chrétiens pensent que ce rendez-vous avec "la Lumière, la vraie" comme dit saint Jean dans son Prologue est programmé de toute éternité, inscrit dans notre nature, au point qu'il devienne un droit fondamental de l'homme chrétien : le droit à l'Infini ! Le droit au baiser éternel de Dieu. Non ce baiser n'est pas un droit, mais un don. Non cette illumination n'est pas un dû mais une grâce.
Un dogme du premier Credo nous le rappelle : Jésus est descendu aux enfers, pour aller chercher les âmes des justes, qui attendaient un salut, qu'elles ne pouvaient, malgré leur propre justice, se donner à elles mêmes. Dans la Première Epitre de Pierre (III, 19), on lit cette phrase surprenante, qui atteste de la foi des apôtres : "Le Christ lui-même est mort une fois pour les péchés, juste pour les injustes, afin de nous mener à Dieu. Mis à mort selon la chair, il a été vivifié selon l'Esprit. C'est dans cet Esprit qu'il s'en alla prêcher même aux esprits en prison, à ceux qui jadis avaient refusé de croire...".
Le Christ, les premiers chrétiens de culture païenne le voient comme l'Orphée véritable, celui qui n'échoue pas, celui qui, descendu aux enfers et monté aux Ciel "où il est assis à la droite de Dieu", emmène avec lui l'humanité en souffrance, l'humanité qui ne s'est pas saisi, qui n'a pas pu se saisir de ce prodigieux moteur de transformation de ce prodigieux instrument de métamorphose qu'est, sur la terre, la foi en lui. Les premiers chrétiens reconnaissent donc cette humanité souffante, "là-bas", dont Gaudé nous peint une fresque inoubliable dans son livre.
Pour en revenir à notre auteur, on sent qu'il ne veut pas nous parler du Christ (la description morbide de l'Hôpital de San Giovanni Rotondo, fondé par Padre Pio doit servir de repoussoir). Mais se réappropriant le Mythe païen, par la médiation de cette terre d'Italie du sud qu'il aime à la folie et où se passent d'habitude ses romans, Gaudé ne peut s'interdire oh ! une touche de christianisme. La christian touch du livre, c'est un "prêtre fou" (ainsi le nomment les gens du quartier) Don Mazerotti, le confesseur des prostituées et des travelots de Naples, qui sert de Béatrice à notre explorateur d'Au-delà.
Manifestement, pour Gaudé, le christianisme est ici médiateur d'un paganisme vital, seul capable de ressusciter la grande communion humaine des vivants et des morts. Mais que Gaudé se méfie ! Son schéma rassurant pourrait bien se renverser et son paganisme si méditerranéen redevenir pour lui ce qu'il a été historiquement pour des millions de personnes : une préparation évangélique. Orphée (ou Matteo) pour disposer au christianisme.
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Lire : Laurent Gaudé, La Porte des Enfers, éd. Actes sud août 2008, 19,50 euros
samedi 30 août 2008
Laurent Gaudé et notre vie éternelle
vendredi 29 août 2008
Hommage à Yves Amiot
jeudi 28 août 2008
La double peine d’Alexandre Soljenitsyne [par Joël Prieur]
lundi 18 août 2008
Trois modèles de christianisme
Au § 22 de sa deuxième encyclique, Spe salvi, Benoît XVI parle de la nécessité pour le christianisme "de revenir toujours de nouveau à ses racines", quitte à pratiquer "une auto-critique" de son évolution historique.
Propos d'intellectuel ? On va bien plus loin que la repentance de Jean Paul II. Il ne s'agit pas de mettre en cause tel ou tel événement malheureux, dans lequel l'Eglise aurait une forme de responsabilité. Qui diura les affres de l'historien scrupuleux lorsqu'il s'agit de mettre en lumière les causes d'un événement quel qu'il soit. Benoît XVI propose avec raison une autre démarche, celle qui consiste à distinguer le vrai modèle du christianisme "conformément aux Ecritures" et les caricatures ou les déplacements d'accents, qui, en particulier depuis trois siècles, depuis la crise de la conscience européenne dont parlait Paul Hazard (il donnait pour cette crise les années 1680 à 1715) ont fleuri dans la culture occidentale. il y a quantité d'images du Christ, mise en circulation durant ces années là qui ne concordent pas avec l'Ecriture et qui sont donc des images fausses. Un examen attentif de tout ce qu'a produit le XIXème siècle, depuis le Christ douceâtre de saint-Sulpice jusqu'au Christ révolté de Vigny, serait certainement passionnant.
Je proposerai simplement ici trois grandes catégories, à travers lesquelles historiquement le christianisme a évolué de différentes façons. Parmi ces trois catégories, qui permettraient de regrouper les diverses approches du Christ qui ont eu cours ces dernières décennies, une seule me semble viable. Une seule demeurera, celle que l'on peut nommer à juste titre catholique, parce qu'elle est vraiment universel selon le sens du mot catholique en grec.
Le modèle viable du Christ est celui que l'homme a conscience de tirer des Ecritures. Si le Christ ne vient pas des Ecritures et des Ecritures seules (sola Scriptura, dit déjà en ce sens thomas d'Aquin dans la dernière leçon de son Commentaire de l'Evangile de Jean), s'il est un produit de la conscience humaine (idea Christi) comme le pensait Fichte, il se transforme en une mythologie qui n'a pas d'autre nécessité que le fantasme de l'homme qui se croit Dieu. Sicut scriptum est. Sicut dixit. La théologie chrétienne n'a pu envisager le Christ autrement que comme l'Ecriture le présente. Et c'est cette vérité de l'Ecriture, reçue dans la foi, qui rend l'homme libre de toutes les addictions engendrées par le besoin ou par le désir. La foi provient dans l'homme de l'esprit de Dieu et là où est l'esprit de Dieu dit saint Paul, là est la liberté.
Le modèle catholique consiste à chercher la vérité du Christ en dehors de la conscience humaine, qui ne nous en dit rien, parce qu'elle n'en sait rien. C'est la parole reçue (de Dieu), c'est la parole donnée (par Dieu) qui nous installe dans la vérité. Et parce que cette vérité est surplombante, parce que, comme le dit quelque part Jean Chrysostome, elle ne vient pas de notre terre, elle représente pour nous un point fixe, le point fixe sur lequel s'appuie notre liberté. C'est le principe du levier d'Archimède : donnez moi un point fixe et je soulèverai le monde. la foi est ce point fixe dans la mesure justement où elle n'est pas une émanation de la conscience humaine.
A côté du modèle catholique (la vérité vous rendra libre Jean, VIII), il y a un modèle libéral, qui est exactement à l'inverse. Au lieu de dire que la vérité rend libre, le libéral explique que la liberté rend vrai. Laissez les libres et ils iront au vrai ! C'est le cri de tous les utopistes, de tous ceux qui voient dans l'autorité une attrinte au droit des personnes sur lesquelles elle s'exerce. C'est la tendance spontanée d'un certain humanisme chrétien : notre religion est tellement belle qu'il suffit de laisser à l'homme une authentique liberté religieuse pour qu'il finisse par y venir. Qui saura dire les ravages de l'utopie libérale. Avec les meilleures intentions du monde, en matière religieuse, un libéral de principe est un destructeur. L'Evangile nous avait prévenu : c'est la vérité qui rend libre et pas la liberté qui rend vrai.
Enfin, à côté de ce modèle utopique qu'est le modèle libéral, il y a le modèle réaliste, théorisé par Locke dans son Traité de la tolérance et reçu par la maçonnerie anglaise, celle des Constitutions d'Anderson. Dans cette perspective, il s'agit surtout de chercher les moyens d'un consensus humain sur la foi. On trouve dans cette vision des relents du vieil unitarisme socinien, né à la fin du XVIème siècle, dans la cervelle d'un Italien, Fausto Socin, comme un enfant monstrueux et non voulu de la crise protestante. Débarrassons nous des dogmes qui portent sur des mystères (comme celui de la trinité) et contentons nous de cultiver un christianisme irréfutable, le christianisme pratique, celui de l'amour du prochain et du pardon des injures.
Ce que n'ont pas vu les adeptes de cette vision, si largement répandue aujourd'hui, du christianisme, c'est que sans crier gare, à force de chercher le consensus et donc le plus petit commun dénominateur, on est sorti de la religion. La recherche du consensus accouche de ce christianisme purement moral que saura critiquer Nietzsche, un christianisme qui n'a plus la force d'une religion, un christianisme destiné à mourir.
Le monde ne voudra jamais se passer du Christ. il a cherché simplement à éviter son regard. il n'a pas voulu le regarder en face. S'il est vrai (comme Dostoievsky en a eu l'intuition fulgurante et douloureuse) que le monde ne se passera jamais du Christ (plutôt de la vérité que du Christ dit Aliocha Karamazov), alors poser ces trois modèles, c'est me semble-t-il démontrer que l'avenir est forcément à l'orthodoxie catholique. Non à ses caricatures.
Abbé G. de Tanoüarn
PS : Pourquoi le monde ne se passera-t-il jamais du Christ ?
- Parce que le Christ et le Christ seul a enseigné aux hommes que sans avoir à se fuir eux-mêmes, sans avoir à renoncer ni au corps ni à la vie, sans avoir à récuser une prétendue Maya, ils ont, tels qu'ils sont, personnes, corps et âme, une destinée divine. Cette bonne nouvelle ne peut pas s'oublier. L'humanité tout entière a été définitivement modifiée par elle, qu'elle l'accepte ou qu'elle ne l'accepte pas. Peut-on oublier longtemps le Christ, messager dans lequel se réalise déjà maintenant la nouvelle incroyable de la divino-humanité ?
jeudi 7 août 2008
Le bon Samaritain et l'humanisme
Je sors d'un enregistrement avec les Zentropistes, un club d'internautes qui se sont mis à la triple enseigne de l'amour, de l'absinthe et de la révolution (cf. www.zentropa.info), pour mieux réfléchir aux conditions de l'excellence humaine. Sujet inépuisable direz-vous ! C'est à la suite des quelques posts publiés ici sur le néopaganisme qu'ils m'ont fait cette invitation. La réflexion des néopaïens tourne effectivement beaucoup autour des conditions de l'excellence humaine... La "pensée rebelle" d'Alain de Benoist n'est rien d'autre qu'une pensée crânement en quête d'excellence.
Que va faire un prêtre dans cette galère ? diront certains.
Si l'on va au bout de la pensée néopaïenne, on trouve la conviction que c' est le christianisme qui nous fait renoncer à cette quête de l'excellence au nom de l'égalitarisme et de l'universalisme. Si on est tous égaux, en effet, à quoi sert l'excellence ?
Louis Ferdinand Celine n'était pas néo-païen. Mais il renchérit. Pour lui, "l'Eglise est la grande métisseuse".. Saint Paul dit aux Galates : "Il n'y a plus ni juif ni Grec, ni esclave ni homme libre, ni homme ni femme". C'est donc, dans cette pensée, horreco referens, le premier des grands métisseurs.
L'Eglise, "seule Internationale qui tienne", selon une formule bien connue, propose aussi le premier universalisme. La parabole du Bon Samaritain, que nous lisions dimanche dernier à la messe, souligne cette universalité de l'amour chrétien : anthropos tis dit le grec de l'Evangile. un homme (n'importe lequel) était blessé sur le bord de la route qui va de Jérusalem à Jéricho. L'amour du Bon Samaritain s'adresse à n'importe quel homme. Il ne s'agit pas de savoir "qui est mon prochain", selon la communauté auquel il appartient. Il s'agit de se rendre soi-même, personnellement, le prochain du malade, du blessé, quel qu'il soit.
C'est en cela que l'universalime catholique n'a rien à voir avec l'universalisme que sous-tendent les immortels principes de 1789. Il n'est pas fondé sur une certaine idée de l'homme qui exclut toute humanité qui n'est pas elle. Il est fondé sur l'effort personnel (le Samaritain pense les plaies avec de l'huile et du vin et il donne deux deniers à l'aubergiste pour qu'il s'occupe du blessé), sur l'émotion (notre Samaritain est "ému de miséricorde"). Le Samaritain est présenté comme un modèle au-delà de toutes les différences idéologiques (sur la haine idéologique entre les Juifs et les Samaritains, cf. Eccli 50, 27-28).
En 1793, par exemple, Reynald Secher l'a démontré clairement, plusieurs fois réédité jamais réfuté, c'est au nom de l'idéologie c'est au nom d'une certaine idée de l'homme révolutionnaire que l'on a systématiquement organisé le massacre des "brigands" et des "brigandes" vendéens et vendéennes, considérés comme participant d'un sang impur, comme dit la chanson, un sang tout juste bon à abreuver nos sillons. Les colonnes infernales du général Tureau avaient pour mission de ne pas laisser âme qui vive dans ce pays. Le mot d'ordre était l'extermination. L'humanisme idéologique peut facilement devenirt exterminateur, s'il considère que l'on s'écarte de l'idée que l'on se fait de l'homme.
Faut-il périmer toute idée de l'homme, parce que l'on craint que l'idéologie ne fasse des morts ? il est évident que l'homme se définit d'une certaine façon (depuis la nuit des temps philosophique, on dit que c'est un animal raisonnable), mais sa définition ne suffit pas à le décrire. Comme le voyait déjà Pic de la Mirandolle dans le de dignitate hominis, l'homme est cet être qui se choisit lui-même, qui se crée lui-même. Cajétan expliquera le premier que l'homme est un sujet.
Dire que l'homme est un sujet, ce n'est pas seulement affirmer qu'il est doué d'une nature absolument singulière (l'haecceitas des disciples de Duns Scot au XIVème siècle). C'est dire qu'il est responsable de sa réalisation, qu'il est, d'une certaine façon, son créateur sous le regard du Créateur et à son image. C'est je crois le message ultime de la parabole du Bon Samaritain, lorsque le Christ nous enseigne que l'important ce n'est pas de désigner qui est mon prochain (selon l'idée qu'on s'en fait), mais de se faire soi-même le prochain de l'individu en difficulté. Je me fais le prochain de n'importe quel homme, parce qu'au-delà de ma nature parfaitement singulière, il y a cet élan qui me définit comme sujet et qui me constitue comme un Je irremplaçable. Je suis une personne. Capable de toutes les métamorphoses (dans le vocabulaire chrétien, on parle de metanoia : conversion).
Chaque personne est différente. Elle n'est pas définie par tel ou tel idée de l'homme, elle se définit elle-même par son action. L'humanisme chrétien n'est pas un humanisme idéologique, idéal ou idéel. C'est un humanisme personnaliste, qui considère chaque homme comme un sujet, différent de tous les autres hommes et irréductible à quelque idée préconçue que ce soit, mais capable de s'identifier par l'émotion à n'importe quel homme pour le secourir (cf. texte : la miséricorde de la parabole, qui est "faite" par le Samaritain au blessé).