Me voici de nouveau à Rome. Tâche funèbre : il faut fermer la maison, qui était si bien partie. Certains actes ont forcément quelque chose d'irréparable...
Mais la vie reprend toujours le dessus : c'est une nouvelle occasion de vivre au rythme de la Ville éternelle. Un rythme, qui n'a rien à voir avec Paris. Exemple : tout à l'heure dans le bus, petite scène d'anthologie. La voiture est absolument bondée. Les portes ne ferment plus. Le chauffeur tente - oh ! Une vingtaine de fois - d'actionner la fermeture automatique. Sans succès. Sans doute un usager de trop. Il a bien fallu cinq minutes de montre, bus arrêté, pour qu'une vieille dame haute comme trois pommes se mette à hurler : "Scende" (orthographe non garantie), ce qui d'ailleurs dans l'immédiat n'a rien changé. A Rome on a tout son temps : c'est cela aussi la Ville éternelle. Avoir tout son temps ? C'est une bonne définition, une définition à notre portée de l'éternité. Autant dire qu'il faut toujours que nous pensions, nous qui ne sommes pas (encore) dans l'éternité, que nous n'avons pas le temps. C'est le temps qui nous possède hélas, jusqu'à ce que le Christ nous en délivre, en nous faisant porter du fruit : ut eatis et fructum afferatis et fructus vester maneat. Pour que vous alliez, que vous portiez du fruit et que votre fruit... demeure. Seul le Christ peut faire que notre fruit demeure.
Béni soit Internet ! J'ai pu, sur l'intervention efficace de l'abbé Fournié, réserver des places pour la Villa Borghèse. Du jour pour le lendemain. Formidable. Et nous voilà partis à revoir les formidables groupes sculptés du Bernin. L'enlèvement de Proserpine, et, toujours sur le thème du rapt, Apollon et Daphné. Le cardinal Scipion Borghèse, neveu (nepos) de Paul V (celui qui a mis son nom sur le fronton de Saint-Pierre), était attaqué à cause de la légèreté de ces compositions qu'il commanda à l'immense artiste, qui joue avec le marbre comme d'autre avec une vulgaire pâte à modeler. Il se servit du thème d'Apollon et Daphné : Daphné se transforme visiblement en laurier quand Apollon veut la saisir. Une phrase latine stipule que celui qui aime les belles formes est toujours déçu au moment où il croit les saisir. Pour Scipion Borghèse, esthète parmi les esthètes, la poursuite du Beau reste une perpétuelle insatisfaction... Platon, dans Le Banquet, avait déjà expliqué cela. Et Lacan, d'une autre façon, expliquant : "Le désir, c'est ce qui manque à la visée du sexe".
Est-ce une forme que nous cherchons ? Alors nous serons toujours déçus : la vérité a été sculptée aussi par Le Bernin, comme une femme massive dans son intégral dévoilement, mais nous savons qu'elle est au-delà de toutes allégories, semblance sans pareille de toutes les ressemblances, analogue cachée en toute analogie et jamais dévoilée. N'en déplaise au sculpteur admirable, la vérité n'est jamais nue, jamais pure, elle se donne dans les vêtements du sensible qu'il faut décrypter, elle se montre à travers le bruit de l'événement, qu'il faut toujours tâcher d'interpréter... Les formes rendent la vérité plausible : il ne faut jamais les mépriser. Mais elles sont là pour certifier que le vrai est au-delà d'elles : il ne faut jamais s'y arrêter.
Faut-il envoyer promener toutes les formes, pour pouvoir se mouvoir dans l'absence de formes, comme un poisson dans l'eau ? Heidegger le pensait, qui a essayé de théoriser "la pensée" comme un au-delà de "la connaissance" - sans sujet et sans objet. Pure atmosphère. C'est grave Docteur ? - C'est simplement que Heidegger n'avait pas assez contemplé Le Bernin, qui, au bout de son ciseau de virtuose, a compris qu'on ne pouvait pas se contenter d'une vérité-atmosphère et que, pour nous, ce sont les formes qui nous font entrevoir ce qui est sans forme. Vico a formulé ce qu'il appelle la sagesse des Italiens (voir ce petit livre traduit chez GF) et ce que nous pourrions nommer carrément la sagesse des Romains dans une formule indépassable : "Le vrai et le fait sont convertibles". Verum, factum. Vivent les formes ! Scipion Borghèse avait raison de tenir tête aux punaises de sacristie de son temps - et autres intégristes luthériens ou calvinistes : les formes, toutes les formes sont une prédication de l'existence d'un au-delà des formes, par Lequel elles se ressemblent toutes et par Lequel tous les esprits se comprennent.
Autre attrait momentané de la Villa Borghèse : une exposition Cranach, qui - apparemment, quelqu'un peut-il m'expliquer le pb - fait concurrence à l'exposition parisienne.
A propos d'intégristes luthériens, Cranach est un ami intime de Luther. Il a peint le réformateur dans un petit dyptique avec sa femme, la religieuse Catherine Bora (pas très enthousiasmante au demeurant). il a peint le père(terrible) et la mère de Luther. Il a aussi dessiné et imprimé d'horribles, d'obscènes caricatures du pape (sur ordre de Luther) : Ivan Gobry en a d'ailleurs réédité toute la collection aux éditions Jérôme Millon. Ce spectacle de haine vaut le détour. Pourquoi rappeer ces caricatures ? Pour souligner que la présence de Cranach à Rome ne va pas de soi. Qu'est-ce qui fait que ses peintures s'inscrivent si bien dans le décor luxuriant et baroque de la Villa Borghèse ?
Malgré ce que Calvin appelait lui-même le docétisme luthérien, malgré l'abstraction de cette doctrine du salut par la foi seule, par l'Écriture seule, par la grâce seule, malgré le mépris des formes qu'une telle théologie suppose (voir - de mémoire - sur ce mépris des formes et ce culte luthérien de l'intériorité seule, les 20 points du petit opuscule appelé La liberté du chrétien) - eh bien ! Il y a chez Cranach un culte de la forme, et, en particulier, sans nulle obscénité, dans son Ève, dans ses Lucrèces dans ses Vénus, un culte des formes féminines. Et ce culte va jusqu'à l'ironie cinglante de la série des "couples mal assortis" : ils sont mal assortis, l'homme est un monstre et la femme une divinité (c'est toujours ou presque dans ce sens bien sûr), et cela se voit. Verum et factum convertuntur. Cranach, dans son amitié pour Luther, n'a pas abjuré le culte si catholique de la forme, qui permet seul d'aller au-delà des formes et au-delà du voir.
Pour le dire d'un mot, en une comparaison, Cranach est plus proche du catholique Rubens (même si la plupart du temps, il est moins charnel tout de même : moins explicite) que du protestant Rembrandt (dont il a pourtant le sens de la précision biblique). Tout luthérien qu'il était, Cranach réalisa entièrement la décoration de plusieurs églises catholiques, ainsi que nous l'apprend un commentaire de l'exposition. C'est un peu comme si les auteurs de l'exposition voulaient se défendre d'acclimater je ne sais quelle froideur nordique dans la chaleur romaine. Mais il n'y a rien à défendre pourtant : Cranach à la Villa Borghèse, c'est une magnifique ironie de l'histoire.
Mais la vie reprend toujours le dessus : c'est une nouvelle occasion de vivre au rythme de la Ville éternelle. Un rythme, qui n'a rien à voir avec Paris. Exemple : tout à l'heure dans le bus, petite scène d'anthologie. La voiture est absolument bondée. Les portes ne ferment plus. Le chauffeur tente - oh ! Une vingtaine de fois - d'actionner la fermeture automatique. Sans succès. Sans doute un usager de trop. Il a bien fallu cinq minutes de montre, bus arrêté, pour qu'une vieille dame haute comme trois pommes se mette à hurler : "Scende" (orthographe non garantie), ce qui d'ailleurs dans l'immédiat n'a rien changé. A Rome on a tout son temps : c'est cela aussi la Ville éternelle. Avoir tout son temps ? C'est une bonne définition, une définition à notre portée de l'éternité. Autant dire qu'il faut toujours que nous pensions, nous qui ne sommes pas (encore) dans l'éternité, que nous n'avons pas le temps. C'est le temps qui nous possède hélas, jusqu'à ce que le Christ nous en délivre, en nous faisant porter du fruit : ut eatis et fructum afferatis et fructus vester maneat. Pour que vous alliez, que vous portiez du fruit et que votre fruit... demeure. Seul le Christ peut faire que notre fruit demeure.
Béni soit Internet ! J'ai pu, sur l'intervention efficace de l'abbé Fournié, réserver des places pour la Villa Borghèse. Du jour pour le lendemain. Formidable. Et nous voilà partis à revoir les formidables groupes sculptés du Bernin. L'enlèvement de Proserpine, et, toujours sur le thème du rapt, Apollon et Daphné. Le cardinal Scipion Borghèse, neveu (nepos) de Paul V (celui qui a mis son nom sur le fronton de Saint-Pierre), était attaqué à cause de la légèreté de ces compositions qu'il commanda à l'immense artiste, qui joue avec le marbre comme d'autre avec une vulgaire pâte à modeler. Il se servit du thème d'Apollon et Daphné : Daphné se transforme visiblement en laurier quand Apollon veut la saisir. Une phrase latine stipule que celui qui aime les belles formes est toujours déçu au moment où il croit les saisir. Pour Scipion Borghèse, esthète parmi les esthètes, la poursuite du Beau reste une perpétuelle insatisfaction... Platon, dans Le Banquet, avait déjà expliqué cela. Et Lacan, d'une autre façon, expliquant : "Le désir, c'est ce qui manque à la visée du sexe".
Est-ce une forme que nous cherchons ? Alors nous serons toujours déçus : la vérité a été sculptée aussi par Le Bernin, comme une femme massive dans son intégral dévoilement, mais nous savons qu'elle est au-delà de toutes allégories, semblance sans pareille de toutes les ressemblances, analogue cachée en toute analogie et jamais dévoilée. N'en déplaise au sculpteur admirable, la vérité n'est jamais nue, jamais pure, elle se donne dans les vêtements du sensible qu'il faut décrypter, elle se montre à travers le bruit de l'événement, qu'il faut toujours tâcher d'interpréter... Les formes rendent la vérité plausible : il ne faut jamais les mépriser. Mais elles sont là pour certifier que le vrai est au-delà d'elles : il ne faut jamais s'y arrêter.
Faut-il envoyer promener toutes les formes, pour pouvoir se mouvoir dans l'absence de formes, comme un poisson dans l'eau ? Heidegger le pensait, qui a essayé de théoriser "la pensée" comme un au-delà de "la connaissance" - sans sujet et sans objet. Pure atmosphère. C'est grave Docteur ? - C'est simplement que Heidegger n'avait pas assez contemplé Le Bernin, qui, au bout de son ciseau de virtuose, a compris qu'on ne pouvait pas se contenter d'une vérité-atmosphère et que, pour nous, ce sont les formes qui nous font entrevoir ce qui est sans forme. Vico a formulé ce qu'il appelle la sagesse des Italiens (voir ce petit livre traduit chez GF) et ce que nous pourrions nommer carrément la sagesse des Romains dans une formule indépassable : "Le vrai et le fait sont convertibles". Verum, factum. Vivent les formes ! Scipion Borghèse avait raison de tenir tête aux punaises de sacristie de son temps - et autres intégristes luthériens ou calvinistes : les formes, toutes les formes sont une prédication de l'existence d'un au-delà des formes, par Lequel elles se ressemblent toutes et par Lequel tous les esprits se comprennent.
Autre attrait momentané de la Villa Borghèse : une exposition Cranach, qui - apparemment, quelqu'un peut-il m'expliquer le pb - fait concurrence à l'exposition parisienne.
A propos d'intégristes luthériens, Cranach est un ami intime de Luther. Il a peint le réformateur dans un petit dyptique avec sa femme, la religieuse Catherine Bora (pas très enthousiasmante au demeurant). il a peint le père(terrible) et la mère de Luther. Il a aussi dessiné et imprimé d'horribles, d'obscènes caricatures du pape (sur ordre de Luther) : Ivan Gobry en a d'ailleurs réédité toute la collection aux éditions Jérôme Millon. Ce spectacle de haine vaut le détour. Pourquoi rappeer ces caricatures ? Pour souligner que la présence de Cranach à Rome ne va pas de soi. Qu'est-ce qui fait que ses peintures s'inscrivent si bien dans le décor luxuriant et baroque de la Villa Borghèse ?
Malgré ce que Calvin appelait lui-même le docétisme luthérien, malgré l'abstraction de cette doctrine du salut par la foi seule, par l'Écriture seule, par la grâce seule, malgré le mépris des formes qu'une telle théologie suppose (voir - de mémoire - sur ce mépris des formes et ce culte luthérien de l'intériorité seule, les 20 points du petit opuscule appelé La liberté du chrétien) - eh bien ! Il y a chez Cranach un culte de la forme, et, en particulier, sans nulle obscénité, dans son Ève, dans ses Lucrèces dans ses Vénus, un culte des formes féminines. Et ce culte va jusqu'à l'ironie cinglante de la série des "couples mal assortis" : ils sont mal assortis, l'homme est un monstre et la femme une divinité (c'est toujours ou presque dans ce sens bien sûr), et cela se voit. Verum et factum convertuntur. Cranach, dans son amitié pour Luther, n'a pas abjuré le culte si catholique de la forme, qui permet seul d'aller au-delà des formes et au-delà du voir.
Pour le dire d'un mot, en une comparaison, Cranach est plus proche du catholique Rubens (même si la plupart du temps, il est moins charnel tout de même : moins explicite) que du protestant Rembrandt (dont il a pourtant le sens de la précision biblique). Tout luthérien qu'il était, Cranach réalisa entièrement la décoration de plusieurs églises catholiques, ainsi que nous l'apprend un commentaire de l'exposition. C'est un peu comme si les auteurs de l'exposition voulaient se défendre d'acclimater je ne sais quelle froideur nordique dans la chaleur romaine. Mais il n'y a rien à défendre pourtant : Cranach à la Villa Borghèse, c'est une magnifique ironie de l'histoire.