Qu'elle est belle et qu'elle est complexe en même temps cette fête du 2 février, notre Chandeleur... Fête de la lumière (chandeleur vient de chandelle) et fête des crêpes (où, en prévision du Carême qui se profile au loin, on prend le droit de faire une agréable petite orgie), fête de la légèreté spirituelle et de l'Esprit saint qui guide l'Ancien Grand prêtre Siméon jusqu'à l'Enfant, fête de la loi juive dans toutes ses complications car c'est pour obéir à la loi de Moïse que Marie et Joseph sont montés dans le Temple. Quel réconfort pour la Vierge Marie, cette présence amie de deux personnes proches de Dieu, un homme, Siméon, et une femme, Anne. Mais quelle inquiétude aussi devant cette prophétie du signe de contradiction et du glaive de douleur qui doit transpercer l'âme de Marie.
Cette dualité, qui n'est jamais duplice, voilà le trait du christianisme, qui a toujours égard et au vieux monde et au monde nouveau et qui n'imagine pas un seul instant qu'il soit donné sur la terre le pouvoir de remplacer l'un par l'autre. La lumière qu'aperçoit Siméon, "lumière pour le dévoilement des nations" - on pourrait dire : lumière pour révéler enfin les nations à elles-mêmes et pour leur faire apparaître ainsi la gloire d'Israël, le frère aîné -, c'est une lumière dont nous nous saisissons tous. Durant la cérémonie de remise des cierges, nous chantons et rechantons : "lumière pour le dévoilement des nation et gloire de ton peuple Israël". Lumen ad revelationem genttium et gloriam plebis tuae Israël. Cette lumière brille sur le vieux monde et elle annonce le monde nouveau "où il n'y aura plus de deuils ni de larmes" comme dit l'Apocalypse. Elle correspond à la fois au dévoilement du vieux monde qui apparaît tel qu'en lui-même dans toute sa pourriture (c'est le sens d'apokalupsis en grec) et elle manifeste une vérité transcendante, une étoile comme aurait dit les Mages à l'Epiphanie, une "révélation" dit le latin, si proche et si différent du grec en cette circonstance.
Il y a toujours dans l'économie du Salut un double mouvement, d'abord celui de l'apokalupsis, du dévoilement, de la manifestation de la puissance du mal dans le monde. N'est-ce pas le thème du livre de l'Apocalypse, justement, culminant en son chapitre 13, que de dévoiler la Bête de la terre et la Bête de la Mer, procédant du Dragon, l'Antique serpent, comme s'ils formaient une Triade maléfique, face à la Trinité béatifique ?
Peut-on connaître la lumière, si l'on n'a pas observé la nuit.
Peut-on découvrir la lumière si l'on n'a pas été un veilleur dans la
nuit ? Custos quid de nocte. Ce que l'on appelle la nuit ou le vieux monde, ici, en ce jour de la présentation au Temple et de la Purification de Marie, c'est l'agitation de la Capitale, Jérusalem ; c'est le trafic des changeurs (on nous rappelle le prix d'une paire de tourterelles) avant que Jésus ne viennent chasser les marchands du Temple... Mais ce sera pour plus tard.
Pour l'instant, en tout cas, dans cet instant plénier et hors du temps, sans avant ni après, que nous fait vivre la liturgie, la question nous est posée, et c'est pour cela que nous avons un cierge allumé à la main : Veilleur qu'en est-il de ta nuit ?
Chaque homme est dans sa nuit et il s'entend poser cette question... Veilleur, qu'en est-il de ta nuit ? Il ne faut pas avoir peur de la nuit. Nous sommes des oiseaux de nuit, les uns et les autres. Le plein jour de Dieu nous aveugle ou nous fait peur. Sa grâce seule nous sauve et nous rend capables de regarder sa lumière. Nous ne pouvons voir cette lumière, qui brille dans des ténèbres qui ne la reçoivent pas, que quand elle point dans une nuit qui est notre nuit... Nous ne pouvons voir sa lumière que quand notre nuit est dévoilée : apokalupsis... Nous ne pouvons voir la lumière que quand notre liberté se manifeste, comme la promesse d'un autre jour. Quel est ton désir ?
En même temps que cette lumière de la chandeleur point dans notre nuit dont elle dévoile l'obscurité, elle éclaire notre esprit qu'elle libère. Sa révélation (au sens plénier du mot latin revelatio qui traduit le grec apokalupsis), sa manifestation (épiphania) fait naître en nous un esprit nouveau, un souffle, un élan, une évidence. Et là nous sommes sur l'autre versant de l'apocalupsis ; sa deuxième signification est plus sensible peut-être dans le mot latin : revelatio. Chacun d'entre nous, nous avons une lumière intérieure, il ne dépend que de nous qu'elle s'allume en ce jour de la chandeleur, nous faisant renaître, et nous permettant de nous réestimer nous-mêmes pour ce que nous sommes, dans la vibrante image de ce Christ encore enfant, qui, présenté au Temple, dira bientôt : "Je suis le Temple" ; "Je suis la Présence" ou simplement : Je suis. "Avant qu'Abraham fut, je suis".
Cet Enfant osera dire : "Si vous ne croyez pas que Je suis, vous périrez tous" Nous ne pouvons, à notre tour, chacun et chacune, dire "Je suis" que dans sa Lumière Sans ce premier Je suis, nous ne sommes pas des Je, mais de simple "Moi" des gros "Môas". Nous nous paralysons nous-mêmes, nous nous objectivons nous-mêmes, nous nous adorons nous-mêmes. Sans Lui, nous sommes des Moi et pas des Je...
Un autre que cet Enfant aurait pu dire justement : "Si vous ne croyez pas en moa", mais cet Enfant, et lui seul, nous fait entendre autre chose : Si vous ne croyez pas que Je suis... vous périrez". Jésus ne nous demande pas de croire en lui comme objet de croyance. "Vous croyez en Dieu, croyez aussi en moi" : vous ne croyez pas en mon moi humain objectivé. Vous croyez en moi comme vous croyez en Dieu et dans la mesure où vous croyez en Dieu, vous croyez en Moi comme au Mystère même de Dieu.
Autre formule : "Celui qui croit en moi, même s'il est mort, vivra et quiconque vit et croit en moi ne mourra jamais". VIT ET CROIT EN MOI : croire en Jésus, ce n'est pas s'absorber en lui, s'annihiler en lui comme en une idole. C'est vivre. Vivre de quoi ? Vivre comment ? La dernière formule, que je vous propose, lue selon le consensus actuel des théologiens, répond à ces questions...
"Qu'il boive, celui qui croit en moi, car il est écrit : de son sein couleront des fleuves d'eau vive. Il parlait de l'Esprit que devaient recevoir ceux qui avaient cru en lui".
Nous comprenons pourquoi Jésus est si discret sur son propre moi humain : parce que s'approcher de lui, s'approcher de son corps, de son coeur, de son sein (comme Jean, le soir de sa Passion), c'est recevoir l'Esprit. Non pas l'imiter servilement, lui Jésus, mais recevoir son Esprit, vivant en nous, Esprit dont nous sommes dignes seulement par sa mort et sa résurrection.
D'où la phrase suivante, expliquant le futur : "couleront" : "Car il n'y avait pas encore l'Esprit saint, parce que Jésus n'avait pas encore été glorifié". Les disciples ne pourront vraiment croire en Jésus et vivre de sa vie que lorsque l'Esprit saint se sera saisi d'eux.
"Il n'y avait pas encore d'Esprit..." traduit la BJ.Combien la Vulgate est plus sûre, ajoutant sur la foi de plusieurs versions grecques, qui ont le participe dedemenon : "Nondum erat Spiritus datus". L'Esprit saint n'avait pas encore été donné.
Pour que l'Esprit saint soit donné, pour que l'Esprit saint s'incarne en nous (en un sens large, mais profond), il faut que le Verbe fait chair soit allé au bout de son identification à la condition humaine, jusqu'à mourir et à ressusciter. Il faut d'abord que Dieu se soit fait chair... jusqu'au bout, pour que la chair puisse prétendre à être, elle-même, divinisée dans l'Esprit saint...
Il y a une très belle formule de Tertullien dans l'admirable De carne Christi : "Voilà pourquoi le Fils de Dieu est descendu et a pris une âme, non pas afin que l'âme se connût en Jésus-Christ, mais afin qu'elle connût Jésus-Christ en elle-même". Que l'âme puisse connaître Jésus-Christ en elle-même, c'est l'oeuvre propre du Saint Esprit, qui n'est possible que quand Jésus est allé au bout de sa Mission.
On comprend mieux à cette lumière le mot de Jésus en Lc 12, 10 : "Quiconque dira une parole contre le Fils de l'homme elle lui sera enlevé, mais qui aura blasphémé contre le Saint-Esprit, cela ne lui sera pas enlevé". Les paroles contre le Fils de l'homme sont extérieures. Elles ne l'atteignent pas. N'a-t-il pas été crucifié déjà, les membres traversés de clou, les chairs lacérées de fouets ? Le blasphème contre le Saint-Esprit détruisent l'homme intérieur et vient un moment où cette destruction est irréversible. Parce que, en se détruisant soi-même, on a détruit, avec ce que Tertullien appelle le témoignage de l'âme, tout ce que l'Esprit saint avait mis de Christ en elle.
Je me suis laissé aller, ce post est bien trop long. Mais revenez y, en vous y prenant à deux fois pour le lire jusqu'au bout. Je crois que Tertullien nous dévoile vraiment le mode d'action christique du Saint Esprit en nous.