samedi 31 juillet 2010

Intersignes : sourires de Dieu

Je voudrais vous reparler de la petite chapelle aux deux anges souriants où je dis ma messe durant l'été et des petits signes qui me sont donnés par le sourire de Dieu.

Cet après-midi, le circuit m'amène à passer plus tôt que d'habitude devant la chapelle. J'ai avec moi quelques amis qui assistent à la messe... Impromptu. Nous entrons : deux dames en prière, pour la maman de l'une d'entre elles. Elles assistent à la messe, ravies ; je le leur ai promis, nous prions pour Suzanne. A la fin de la messe, au moment où je me retourne pour bénir la petite assistance, je vois un monsieur, une belle tête de Christ dans les bras. Il a posé sa statue pour faire le signe de croix. Je vais le voir après la messe : "Cette statue accompagne notre famille depuis des années, mais mes enfants n'en veulent pas. Je passais devant la chapelle. Plutôt que de la laisser chez un brocanteur, je suis heureux de vous l'offrir..." Incroyable ! Le Christ a de ces manières de s'inviter dans la vie !

"Pierre" (c'est son prénom) me précise que la statue, non signée, a été sculptée par un Grand prix de Rome, ami d'un membre de sa famille au début du XXème siècle. Puis il s'en va, sans autre forme de procès, nous laissant pudiquement avec son Christ. L'une des deux dames, étonnée de ce passage du Christ en météore tient à prendre une photo. Puis elle parle elle aussi, se confie. Non elle n'est pas pratiquante, mais elle prie beaucoup. Une amie présente lui parle d'un jeune prêtre Alexandre Berche, opéré hier pour une greffe osseuse. Elle promet de prier pour lui et me demande mon téléphone pour avoir de ses nouvelles.

Autour de la messe, c'est une petite chrétienté qui s'est manifestée. Des gens qui ne se connaissaient pas, mais qui se reconnaissent, qui parlent, qui échangent. Il n'y a pas de hasard dit l'une des deux dames, qui porte le prénom de Anne, la patronne des Bretons que nous avons fêté cette semaine - Pas de hasard mais uniquement des rendez-vous répond du tac au tac l'amie qui assistait à ma messe. Un débat s'ensuit pour savoir de qui est cette phrase : Fred Astaire lance Dominique, toujours une ironie sous le bras. Non répond Laurent sérieusement : Paul Eluard.La conversation continue. Dominique invoque Einstein dans le débat : "Les coïncidences, c'est Dieu qui veut rester anonyme".

Au retour, on a tous oublié Einstein. Mais Fred Astaire ? il faut vérifier. Rétrospectivement, Internet semble donner raison à Laurent, en nous orientant du côté de Paul Eluard... En tout cas, pensais-je en incorrigible théologien, Fred Astaire ou Paul Eluard, le danseur bi-bi-bi ou le poète communiste, cela montre une chose : la foi qui sait honorer les rendez-vous, qu'on le sache ou non, qu'on l'accepte ou qu'on la refuse, elle est là, dans nos vie : quelque chose d'universel. Foi naturelle ? se demandaient les jansénistes au XVIIème siècle autour de Filleau de La Chaise. Foi surnaturelle aussi, car tout homme à la grâce suffisante pour se sauver et Dieu n'appartient à aucune de nos chapelles, même s'il se manifeste, comme par prédilection, dans la beauté des maisons que nos ancêtres dans la foi ont aimé construire pour lui au détour de nos chemins. La beauté ? C'est un sourire de Dieu.

vendredi 30 juillet 2010

Fin drastique d'une communauté religieuse

C'est une maison religieuse à Roquebrune-Cap-Martin, qui compte encore trois sœurs, que l'on veut envoyer en maison de retraite. Comment faire autrement à respectivement 81, 86 et 89 ans, quand l'une se déplace avec un déambulateur, et qu'une autre perd la mémoire? Mais les trois religieuses ne l'entendent pas de cette oreille («c’est toute notre vie qui est ici» - Nice Matin). Alors les deux plus jeunes 'fuguent' (c'est le terme de La Croix) et sont recueillies à proximité par des amis. La plus âgée est à l'hôpital pour une fracture de la jambe. Ainsi meurt une maison religieuse: la maison à vendre, les religieuses disparues.

Sur un lac, la glace qui fond s'amenuise. Quand elle est trop fine elle se disloque. Il en va ainsi du tissu ecclesial - la démographie n'est pas favorable et les effectifs continuent de chuter. On a regroupé, allégé, redessiné: cela n'a qu'un temps. Arrive un moment où le tissu craque. Par endroits la présence ecclésiale (même minimale) va disparaitre.

L'anecdote rapportée plus haut n'est que l'un des multiples crève-cœurs qui nous attendent. Un prêtre exposait la chose de la manière suivante: dans tel diocèse, dans une génération, la moitié des prêtres seront traditionalistes, et c'est la bonne nouvelle. La mauvaise nouvelle, c'est qu'ils seront trois, sur les six encore en activité.

L'Église de France fond à vue d'œil et c'est un spectacle désolant. Je ne vois pas quelle morale en tirer. Un souhait peut-être? ce serait, quand les ouvriers sont si peu nombreux dans la vigne, que l'on ne se passât plus de ceux qui veulent y travailler à l'ancienne.

mercredi 28 juillet 2010

Fides islamica ?

Dans Nostra aetate, déclaration sur les religions non chrétiennes au concile Vatican II, c'est ainsi que l'on caractérise la croyance de l'islam et dans Lumen gentium, la constitution sur l'Eglise, on souligne que les musulmans croient professer la foi d'Abraham...

Peut-on dire que l'islam entre dans l'Economie du salut, comme un moyen ordinaire pour les hommes de dire "oui" à Dieu et ainsi d'être sauvés ? Si la réponse à cette question basique est "oui", il faudrait imaginer un plan providentiel de Dieu qui aurait donné à l'humanité une religion compliquée et exigeante - le christianisme - et une religion simple et accordée aux fragilités humaines - l'islam. Et si nous sommes dans cette perspective, Tarek Ramadan a raison de penser que l'islam est la religion universelle du XXIIème siècle. Une sorte de christianisme low cost en quelque sorte.

Il faut relire le récit de la conversion de Joseph Fadelle, paru cette année aux éditions de l'Oeuvre, Le prix à payer. Massoud, son camarade de chambrée chrétien, durant son service militaire en Irak, lui avait simplement dit : "Lis le Coran en essayant de comprendre ce que tu lis". Joseph commence, et vers la fin de la sourate 2, dite sourate de la Vache, il a une certitude. Lorsque le Coran dit : "Vos femmes sont des champs de labour, allez vers elles comme vous voulez", ça, ça ne peut pas être la parole de Dieu. Et auparavant déjà, me confie-t-il, que de considérations sociologiques, que de règles. Où est Dieu ? La soif de Joseph le conduira au baptême, dans des conditions que l'intolérance de l'islam (qui interdit toute conversion au christianisme) rendit rocambolesques et... périlleuses.

Comprends ce que tu lis ! Lorsque Joseph Fadelle va demander telle ou telle explication à l'ayatollah de son village (lui qui est un Moussavi, du clan de Khomeiny), il s'entend répondre qu'en matière religieuse, il ne faut pas réfléchir. Foi ? Non... Identité communautaire.

L'islam est essentiellment une loi (charia), une pratique collective. Mais quand on y réfléchit, sur quoi porterait la foi musulmane dont parlait M. Fillon à Argenteuil - au nom de l'islam de France - à la fin du mois de juin ? M. Fillon, excluant de son propre chef de l'islam des personnes qui "déshonorent la foi musulmane" tient un discours chrétien sur l'islam. Jusqu'à excommunier lui-même les musulmans qui ne lui plaisent pas (et qui, n'ayant pas reçu le carton d'invitation pour l'inauguration de la Mosquée, n'étaient pas là pour l'entendre). Il montre que la République croit avoir dans l'islam un autre christianisme. En réalité l'économie religieuse de l'islam est toute différente de l'économie chrétienne. Elle repose sur cette observation de la loi, dont le Christ et saint Paul après lui nous ont libéré il y a deux mille ans.

Quant à la foi... Alain Besançon a raison de souligner qu'il y a très peu de croyances en islam : un Dieu unique. Une rémunération éternelle pour les hommes qui se seront soumis (islam = soumission en arabe). Petite remarque sur ce point : il y a un grand absent au paradis d'Allah, c'est Allah lui-même qui reste toujours le grand Inconnu. Quoi d'autre ? Le caractère divin du Coran, acquis depuis la condamnation de Mutazillites au IXème siècle par le calife al Mutawakkil. S'il est "incréé", le Coran ne s'interprète pas, il est lui la clé de toutes interprétations du monde. Mais que propose-t-il ? "Comprends ce que tu lis". Il propose une loi pour une Communauté (Oumma), qui, l'observant, devient la communauté de Dieu, le parti d'Allah.

Au jugement dernier, lorsque selon une croyance populaire musulmane, le Christ reviendra à Jérusalem (et nulle part ailleurs : vous comprenez l'une des raisons cachées d'une interminable guerre), il reconnaîtra son peuple et le mènera à la victoire définitive par "l'extermination" (le mot est d'un chauffeur de taxi barbu qui m'a emmené de la Gare de Lyon à la Place Cambronne) de ceux qui le refusent en particulier... me dit-il... les juifs... ("Il ne faut pas le dire aux journalistes", me précise mon chauffeur, qui, je pense, avait l'impression, ce disant, de faire de l'oecuménisme avec un chrétien, dont il tentait de faire un complice). La guerre à Israêl fait-elle partie de la foi musulmane ? La question doit être posée, même si le retour guerrier du Christ, en islam, est plus une coyance populaire qu'autre chose.

Redoutable force de ce communautarisme musulman, qu'il ne faut jamais lire ou essayer de comprendre avec des lunettes chrétiennes comme le fit Vatican II, sous peine de le déformer, en lui enlevant sa vigueur.

mardi 27 juillet 2010

Vatican I et l'idéologie conciliaire

Non, il n'y a pas d'erreur, pas de faute de frappe. je parle bien du concile Vatican I, qui, ayant théorisé l'infaillibilité personnelle du pape de Rome, est le concile le plus romain qui soit, permettant de couper court aux errements des conciles de Bâle (1431) et de Constance (1418), qui ont l'un et l'autre autorisé les meilleurs esprits (Bossuet et Fénelon au hasard) à soutenir des thèses conciliaristes, d'après lesquelles le concile est plus important que le pape.

Vatican I a défini précisément les quatre conditions moyennant lesquelles le pape pouvait être dit infaillible : qu'il parle en tant que pape, en matière de foi ou de mœurs, avec la volonté d'obliger à croire à travers une véritable définition dogmatique.

Résultat : le plus infaillibiliste de tous les conciles (au moins en intention) est devenu le plus libérateur de tous les conciles, puisque, si on le suit à la lettre, les papes ne sont infaillibles qu'une ou deux fois par siècle.

Très vite l'esprit très infaillibiliste de Vatican I a été mise en cause par les théologiens. Au hasard, Newman puis Blondel ont, au coeur même de l'Institution, contesté le trop systématique recours au pape, qui régnait en ce temps là (voyez Thérèse de Lisieux, allant - sans succès - demander à Léon XIII de pouvoir rentrer au Carmel à 15 ans). Mais, malgré les remises en causes de l'esprit du Concile, restait la décision... infaillible puisque elle était la décision d'un concile soumis au pape. Le premier pape qui ait effectivement eu conscience des modalités de ce charisme d'infaillibilité est Pie IX... Il a lui-même proclamé le dogme de l'Immaculée conception le 8 décembre 1854... et la Vierge Marie, elle-même, apparaissant à Lourdes en 1858 à une petite bergère analphabète, a confirmé ce dogme en déclarant à Bernadette qui n'y comprenait rien : "Je suis l'Immaculée conception". Splendeur du dogme. Merveille de Dieu qui ratifie l'œuvre d'un homme en envoyant parmi les hommes Marie Mère de Dieu.

Je n'ai pas envie de dénoncer les petits camarades, en vous disant l'occasion de ce post. Mais force est de constater que Vatican II... C'est tout l'inverse de Vatican I, du point de vue de son caractère obligatoire. Pas de proclamation doctrinale à portée dogmatique, sauf la sacramentalité de l'épiscopat (décision infaillible qui permit à Mgr Lefebvre de sacrer des évêques en étant sûr que personne ne contesterait la validité de ces sacres... sacramentels). Pas de proclamation doctrinale. En revanche, il y a un esprit de Vatican II, dont le pape Benoît XVI s'est plaint amèrement dans son discours à la Curie romaine du 22 décembre 2005. Et cet esprit, qui n'est au fond qu'une théologie catholique parmi d'autres, avec d'ailleurs en son sein, un étrange polymorphisme dont il faudra un jour écrire le développement contrefait. Avec en son sein certains dérapages pas très catholiques, certaines imprécisions, certaines ambiguïtés reconnues par tous (pour s'en glorifier ou pour en avertir)... Cet "esprit" devient obligatoire dans beaucoup d'universités catholiques (expérience faite), comme s'il n'y avait pas d'autres théologies catholiques que la théologie conciliaire.

Comme je préfère, une fois de plus, la modestie de Benoît XVI, bien trop intelligent pour imaginer que toutes les théologies catholiques devraient aujourd'hui se réduire, d'une manière ou d'une autre, à l'anthropologie et à la théologie conciliaires, promues à la dignité sulfureuse d'idéologie obligatoire. Dans un petit livre publié chez Payot et aujourd'hui bizarrement épuisé en français, dans lequel il débattait librement avec le rationaliste Paolo d'Arcais, le pape expliquait modestement : "Vatican II ouvre des pistes". C'est important d'ouvrir des pistes, c'est ce qui permet de ne pas tomber dans un immobilisme mortel. Mais ces pistes, récemment ouvertes, ne sont pas toutes infaillibles. Quand on ouvre une piste, en terre inconnue (Dieu sait que la modernité était une terre inconnue pour l'Église de Pie XI et de Pie XII), il faut s'attendre (oh ! pas à chaque fois, mais de temps en temps) à tomber sur un bec.

Exemple : Vatican II parle de l'islam. C'est la première fois depuis Innocent III qu'un document conciliaire parle de l'islam. C'est important aussi ! Hélas les deux textes (celui de Lumen gentium 16 et celui de Nostra aetate 3) sont plutôt faibles, susceptibles d'être tirés à hue et à dia, marquant une terrible méconnaissance du sujet - par exemple lorsqu'ils évoquent une fides islamica. C'est normal après huit siècles de silence. Mais ceux qui ne sont pas capables de la moindre distance, ceux qui imaginent que les 30 lignes sur l'islam qu'ils trouvent dans Vatican II ont un caractère infaillible montrent surtout que, sans le vouloir, ils ont transformé l'audace conciliaire, la liberté conciliaire, les erreurs du Concile en une idéologie obligatoire. Pour le plus grand mal commun.

Combien je préfère l'attitude de ce professeur de l'École cathédrale, me disant voici 10 ans déjà, alors que je lui offrais mon livre Vatican II et l'Évangile : "Vatican II, mais, dans nos cours, nous le critiquons tous les jours". Lui, ce disant, il avait cinq ans d'avance sur Benoît XVI, preuve de sa supériorité intellectuelle... et de sa santé spirituelle!

samedi 24 juillet 2010

[Rémi Lélian - Respublica Christiana] Ce qui appartient à César

A mesure que la conjoncture sociétale de notre pays semble annoncer chaque mois plus précisément la menace d'une guerre civile — les récents événements qui ont secoué la semaine passée la ville de Grenoble nous le murmurent clairement —, il est nécessaire d'envisager la situation spirituelle dans laquelle vont se retrouver les catholiques, puisque rien à l'horizon ne présage d'un changement bénéfique en matière de météorologie politique. Certes, il est toujours possible de rêver au grand soir, d'imaginer le redressement soudain de la France et le retour d'un roi Très-chrétien. Mais si l'espérance est aussi une vertu politique, l'aveuglement devant la réalité et les faits bruts, tels qu'ils se manifestent et d'une certaine manière tels qu'ils nous parlent, la retourne facilement en péché et expose les victoires qu'on attendait aux désillusions de la défaite. Or que nous laissent deviner ces faits ? Que le temps de l'empire est révolu, qu'après la Grèce et Rome, l'Occident à son tour, malade de trop de maladies fatales, approche de son terme, et que s'il a vécu gigantesque et grandiose plus d'un millénaire, il est probable, comme son nom nous le suggère, que son soleil connaisse dans ce siècle son couchant.

Ainsi, à l'apocalypse d'une civilisation, s'il est du devoir de chaque chrétien de s'engager malgré tout dans la cité, en tant que chrétien, il lui importe aussi de savoir que son christianisme ne sera jamais éprouvé selon les règles de la sphère politique, par nature dépendante d'un lieu et d'une heure, mais avant tout selon l'épreuve de la foi même, au-delà des cultures et des nations où elle s'enracine cependant. Sous cet angle, la politique se mue en impératif ancillaire au regard des bouleversements qui nous attendent et qui depuis longtemps maintenant préparent leur avènement. Car, plus qu'une crise politique, éventuellement meurtrière, c'est une transformation métaphysique et le dépôt de l'Occident, tel que nous le connaissions, c'est-à-dire comme le lieu d'émergence de la civilisation chrétienne, qui s'amorce et auquel nous devrons faire face. Or, ce face à face n'opposera pas une politique à une autre mais la politique pure, dont l'athéisme fanatique et l'Islam radical sont les manifestations les plus symptomatiques, à cette religion de l'Incarnation qui régna jadis ici, et qu'il nous faudra retrouver, d'un point de vue personnel, d'abord en nous, avant de vouloir l'ériger en loi... Bien sûr, nulle chose n'est fixe, ni jouée une fois pour toute, et la raison elle-même nous apprend que le miracle est possible, mais le cas échéant, ce ne sont pas les catacombes que nous devrons craindre, c'est le grand air d'une civilisation où nous n'aurions plus place, où nous ne témoignerions plus... Il est des défaites préférables à certaines victoires...

Autrement dit, la menace, à présent, est moins celle de la fin prévisible de la France, de l'Europe, de l'Occident, ou que sais-je encore, que la survivance fantomatique d'un continent qui ne connaîtrait plus rien d'autre que la politique seule... car en fin de compte, cela voudrait simplement dire que l'Occident aurait existé en vain et que son génie, qui lui a fait distinguer le théologique du politique, demeure lettre morte. Aussi, ce ne sont pas aux Catholiques de rejoindre le jeu du politique, mais, bien au contraire, à eux de s'en extraire au maximum pour préserver la foi de ses miasmes, sans qu'il ne soit pour autant interdit de s'y engager en tant qu'animal politique, pour reprendre Aristote, tout en refusant de s'y perdre comme créature de Dieu, et sachant que le Christ n'a pas réclamé des soldats mais des disciples. C'est dans ces conditions aux Chrétiens, plus qu'à quiconque, qu'il appartiendra de marquer nette la distance, en rejetant les chimères de l'engagement théologico-guerrier, pour signifier que décidément non, « le Royaume n'est pas de ce monde ! », que la foi relève d'un ordre que la politique ne comprend pas, et que si les sociétés s'écroulent et meurent, Dieu, Lui, nous guide toujours. Bref, de « rendre à César ce qui appartient à César... » et par là aussi peut-être sauver l'idée même de politique. Descendre cette idée du trône où nous risquons de la consacrer idole en la vénérant mieux que le Christ Lui-même, pour paradoxalement lui redonner ses lettres de noblesses... tel est l'enjeu que nous, Catholiques, devant la réduction au politique seul, symbole des époques de catastrophes, arguant qu'il peut nous servir, nous nous devrons de remporter...

Rémi Lélian

[Laurent Tollinier - Respublica Christiana] Du savoir immédiat

Dans un passage de sa réflexion sur la « sagesse de l’amour » dans Metablog (lien ci-contre), l’abbé de Tanoüarn évoque, à travers un bref dialogue, la mise en abîme que constitue le face-à-face entre la certitude immédiate et la preuve. Revenons un instant sur cette question prodigieuse de la certitude immédiate, celle qui relève de l’esprit de finesse cher à Pascal. Aujourd’hui où la vision scientiste du monde a intégré l’opinion commune, et où cette opinion elle-même est jaugée à l’aune de l’esprit de géométrie des sondages, c’est seulement au prix d’un contre-sens qu’est entrevue la certitude immédiate. « Une connaissance sans preuve est-elle vraiment une connaissance ? » se demande ainsi le quidam ordinaire, le chimiste et le trader en liberté.

Pourtant, la certitude immédiate fait naturellement l’économie de la preuve, parce qu’elle vient d’une disponibilité à la grâce première, laquelle est évidence ou n’est rien. Ce mode de connaissance ne procède pas ainsi d’un jeu entre deux termes, mais entre trois. A la différence d’une connaissance exclusivement rationnelle, le lien s’établit ici entre le sujet connaissant, l’objet que celui-ci veut connaître, et un élément extérieur, décisif, une lumière particulière à laquelle l’homme connaissant se rend ouvert à travers l’objet perçu. C’est seulement en vertu de cette médiation que la certitude peut être immédiate. Pas d’immédiateté absolue donc pour la connaissance humaine, qu’elle que soit la voie empruntée. Notons-le par ailleurs, certains spécialistes des sciences cognitives attribuent à cette faculté de la certitude immédiate une véritable prééminence sur la pure logique, et osent affirmer son caractère mystérieux et néanmoins bien réel.

Depuis la Chute, dans notre condition blessée, c’est seulement désormais de manière parcellaire que nous pouvons bénéficier de cette certitude immédiate. Mais sa force particulière habite toujours l’homme, à charge pour lui d’en retrouver la voie, de ménager en son esprit la place qui lui revient, en somme de désencombrer son âme. Avant la faute fatidique, parmi les merveilles confiées originellement à l’homme par le Créateur, figurait ainsi la sagesse, précieux don préternaturel (« L‘œil de l’homme voyait alors la Majesté de Dieu », explique Pascal). Mais la faculté particulière de connaître qu’avait ainsi l’homme dans le jardin d’Eden, il s’est mis en tête de la dissocier de son rapport à Dieu. En voulant s’auto-centrer, l’homme s’est alors décentré pour des millénaires de quête difficile et de tâtonnements hasardeux. Car en prêtant l’oreille au sifflement de l’antique serpent (« Vous serez comme des dieux ! »), Adam avait bien cru pouvoir rejeter toute médiation, celle de son auteur en particulier, et trouver toute certitude en lui-même. En fait de certitudes, il s’est enfermé dans le labyrinthe des probabilités. Il s’est embarqué sur le long fleuve pas tranquille des preuves sans fin, propres à la raison quand celle-ci est livrée à ses seules lumières. Lumières déductives ou inductives, certes nécessaires, mais, sans la lumière de Dieu, lumières de souterrain. Redécouvrons la lumière du jour.

Laurent Tollinier

vendredi 23 juillet 2010

[Paul Verley - Respublica Christiana] Culture de mort, acte II


L’état catastrophique de nos finances publiques, le poids croissant de la dette, la nécessité de trouver de nouveaux financements pourraient bien avoir pour effet indirect, d’ici quelques semestres, de remettre incidemment sur le devant de la scène le thème du « droit à mourir dans la dignité ».

La technique utilisée pour faire avancer ce type de cause (avortement, euthanasie, fécondation in vitro, etc.) est bien connue. On exploite, à longueur de médias, un drame particulièrement bouleversant (jeune fille enceinte à la suite d’un viol, infirmité monstrueuse, souffrance des parents stériles) ; on expose de faux raisonnements à base de sophismes (la loi Veil présentée comme un moyen d’éviter les avortements clandestins ou d’épargner à un enfant les affres d’une vie condamnée au malheur) ; on propose enfin une voie prétendument médiane, entre les deux excès que constitueraient l’interdiction totale et la libéralisation sans contrôle. Le fameux Comité consultatif national d’éthique excelle dans ce dernier rôle.

Par un effrayant paradoxe, l’avortement et l’euthanasie apparaissent comme des biens alors que leurs opposants sont taxés d’insensibilité. Ce refus d’appeler les choses par leur nom révoltait déjà le prophète Isaïe : « Malheur à ceux qui appellent le mal bien et le bien mal, qui font des ténèbres la lumière et de la lumière les ténèbres » (Is 5, 20).

Comme le rapportent les médecins et infirmiers chrétiens, on n’a plus la force, dans beaucoup d’hôpitaux français, de porter la souffrance des malades ou des vieillards. Interrogeons-nous. D’où vient cette incapacité de notre société à (sup)porter la personne qui souffre ? Elle provient, au fond, nous répond le Saint Père dans Spe Salvi, de notre incapacité à donner nous-mêmes un sens à notre propre souffrance :

« Une société qui ne réussit pas à accepter les souffrants et qui n'est pas capable de contribuer, par la compassion, à faire en sorte que la souffrance soit partagée et portée aussi intérieurement est une société cruelle et inhumaine. Cependant, la société ne peut accepter les souffrants et les soutenir dans leur souffrance, si chacun n'est pas lui-même capable de cela et, d'autre part, chacun ne peut accepter la souffrance de l'autre si lui-même personnellement ne réussit pas à trouver un sens à la souffrance, un chemin de purification et de maturation, un chemin d'espérance. »

La défense de la vie, qui devrait bientôt mobiliser une nouvelle fois les catholiques, ne sera pas seulement affaire d’arguments, de discours et de manifestations. Elle passera d’abord par l’acceptation du mystère de la croix dans nos propres vies.

Paul Verley

L'amour et le péché originel

Sujet inépuisable que me suggère l'âne onyme... On connaît la Genèse : "Ils virent qu'ils étaient nus". Nos premiers ancêtres, après le Péché, se confectionnèrent à la hâte des vêtements de feuille de figuier et Dieu ratifia cette première pudeur en leur offrant des vêtement de peau de bête, avant de les chasser du paradis terrestre.

Attention à une première ambiguïté : ce qui naît au Jardin, ce n'est pas l'instinct sexuel. Nos premiers parents étaient ce que nous sommes... Leur nature est la même que la nôtre. Nous sommes pétris du même argile.

Ce qui naît au Jardin, c'est la honte. Lorsque Adam et Ève vivaient avec Dieu, ils étaient parfaitement maîtres de leur corps et de leur imagination. Cette maîtrise d'eux-mêmes, qui leur permettait d'ignorer la honte, c'est ce que les théologiens appellent le don préter-naturel de "justice originelle". En eux, par leur proximité avec Dieu, avec lequel ils s'entretenaient amicalement à la brise du soir, tout se trouvait parfaitement en ordre, les passions obéissant à la raison. Lorsqu'ils se brouillent avec Dieu, en voulant par eux-mêmes devenir comme lui ("Si vous mangez du fruit de l'arbre vous serez comme Dieu connaissant le bien et le mal"), ce bel ordre intérieur est perdu. Leurs passions se lâchent et contamineront toutes leurs décisions et tous leurs choix.

Le péché originel n'est pas je ne sais quel virus qui aurait pénétré tous les actes humains les frappant du sceau du vice, non ! Dieu ne s'est pas vengé des hommes ! Il s'est simplement retiré. Et c'est ce retrait de Dieu qui introduit le désordre, comme c'est la nouvelle proximité que nous pouvons avoir avec lui en Jésus Christ qui contribue à rétablir une harmonie et qui nous permet de retrouver peu ou prou la maîtrise de nous mêmes qui existait au Jardin d'Eden. Dieu ne leur a inoculé aucun virus ! Il se donne, ou il se cache : "Tu es vraiment un Dieu caché, Dieu d'Israël mon sauveur" murmure le prophète Isaïe. Dieu se cache, car il se donne aujourd'hui aux personnes qui le cherchent. Aux personnes ! Pas aux groupes, aux sous groupes et aux chapelles!

Les passions sont lâchées et l'amour, trop souvent est gâché, en nous. Notre capacité d'aimer devient fondamentalement ambigüe après le péché originel.
 
Notre amour devient mimétique (on aime pour faire comme les autres et mieux que les autres : on aime son propre standing et malheur au partenaire qui nous déçoit et qui ne nous offre pas les prestations auxquelles on a droit). Il se fait propriétaire (on aime pour soi, on aime soi, on aime une potiche avec le rôle qu'on lui a laissé par rapport à soi et à ses propres besoins. Malheur à la potiche si elle se réveille et si elle se découvre une vie personnelle quelconque). Il est jaloux (parce qu'on est quand même pas si sûr de soi qu'on ne veut bien l'avouer). Il est envieux (et déserte son objet en oubliant son choix initial). Il peut même se faire cruel, voire vengeur (par une sorte d'effet pervers qui naît de la frustration de tout ce qu'un amour vrai aurait dû nous apporter, mais que l'on n'a jamais vraiment voulu connaître et que l'on n'a pas pris les moyens de connaître). Et - peut-être est-ce la pire issue ? - il s'ennuie (parce que ce qui l'animait était la conquête et la prédation et qu'une fois conquis, acquis, l'objet perd tout intérêt) et finit par cultiver une indifférence polie qui cherche à se créer des limites pour ne pas avoir à subir quelque dommage que ce soit du fait de "l'autre".
Voilà le péché originel dans ses conséquences, qui se nomment parfois elles mêmes "amour".

Le péché originel, déchaînant nos passions, a beaucoup affaibli notre volonté et notre capacité de choix. Quant à l'intelligence, elle n'est pas diminuée en elle-même par le péché originel, comme l'enseigne Pierre Nicolle, mais elle est détournée de son objet par une volonté perverse. Il faut donc, dans la grâce de Dieu, qui peut rétablir en nous l'harmonie perdue, être capable d'un véritable retour sur nous mêmes et d'une vraie réflexion, d'une réflexion froide sur ce qui peut permettre à l'amour de refleurir dans nos âmes désolées par l'amour propre.

Et d'abord bien distinguer l'amour de soi et l'amour propre, comme le fait Rousseau au début du IVème Livre de l'Emile. L'amour de soi est nécessaire pour aimer quelqu'un. Si on s'offre à l'autre on a conscience de ne pas lui offrir un déchet ! Le Christ nous enseigne : "Tu aimeras ton prochain comme tu t'aimes toi-même". Mais une fois cette distinction faite, engager une guerre impitoyable à toutes les formes de l'amour propre : "La fin de tout individu pécheur, dit saint Augustin, c'est lui-même".

Mais quelle fin trouver, si l'on ne peut pas être pour soi-même sa propre fin ? Dieu. Évidemment. Quoi d'autre?

Nous avons fêté sainte Marie Madeleine hier. Dieu - Jésus Christ fils de Dieu - loin de diminuer les affections que nous portons à nos proches les purifie et les rend plus fortes, moins farcies d'amour propre. Comme Dieu préservait Adam et Ève des débordements de la passion et des pudeurs, des peurs qui s'ensuivent toujours, Dieu aujourd'hui est le critère ultime de notre aptitude à l'absolu, à l'inconditionnel, c'est-à-dire à l'amour. Dieu nous tient. Il nous tient dans l'amour que nous voulons déserter par toutes les ruses de notre amour propre. Dieu n'est pas un supplément facultatif de nos amours, Dieu n'est pas seulement la courte prière du soir que nous ajouterions par bonne conscience, c'est-à-dire par amour propre, mais, dans son Absoluité, dans sa Pureté, il est la source la plus profonde, la plus vraie, la condition de toutes nos affections. Leur ressource intarissable. Il est notre élan, toujours renaissant.

mercredi 21 juillet 2010

Puisqu'on parle d'amour...

je m'empresse, avant de repartir pour Rennes (le tropisme breton...) de mettre sur ce blog un texte que j'ai donné voici quelques mois à un "magazine internet catho", Un autre regard. Cela donne : Un autre regard sur... l'amour, et quelques réponses ou éléments de réponse sur eros et agapé... avant que je ne traite comme le veut l'âne onyme de l'amour et du Péché originel, mais aussi, peut-être, de la démocratie comme société commerciale (thème de mon émission ce matin sur Courtoisie avec Maxence Hecquard, retransmise samedi prochain à 18 H).

Un autre regard sur… l’amour

Les chrétiens se demandent trop souvent ce qu’ils ont à dire aux hommes, comme si le message sur lequel ils faisaient reposer leur foi était un message artificiellement posé devant leur regard et loin des préoccupations quotidiennes.

Les habitants du monde occidental, en ce début du XXIème siècle, perdent tout contact avec la religion chrétienne, parce que leur horizon est saturé par la consommation, avec ses subterfuges, ses pseudo-nouveautés chaque année et ses sollicitations à plein temps.

En réalité, Dieu n’est pas loin des hommes. L’Evangile informe notre vie la plus quotidienne. Il s’y trouve caché avant même que nous ayons lu l’un ou l’autre des évangélistes. Mais l’occasion nous manque de le vérifier, parce que nous n’acceptons plus l’exigence qui nous donne seule accès au monde surhumain dans lequel nous sommes appelés à être des fils et des filles de Dieu.

L’occasion ? Il semble que l’amour entre un homme et une femme, avec son mélange de choix déterminé, de hasard déterminant, d’attentions et d’abandons soit l’un de ces lieux dans lesquels, si nous savons ne jamais céder à l’insouciance du propriétaire auquel, par hypothèse, tout serait dû, la présence de Dieu se manifeste de manière privilégiée, nous faisant comprendre qu’il n’est jamais loin.

Céline disait non sans mépris : « L’amour, c’est l’infini à la portée des caniches ». Un infini de substitution, immense réservoir de sensations et d’émotions. Un infini d’occasion. Si l’amour n’est qu’une occasion de profiter de la vie, en expérimentant sa profondeur circonstancielle… alors effectivement, il n’est rien, qu’un des innombrables accroche-cœur que nous fournit notre mode de vie consumériste. Une babiole de plus. L’amour serait ce que Jacques Lacan appelle un « objet a », simple « machin », où se serait cristallisé l’infini en devenir, que manifeste la fixation (oh toute provisoire !) de notre désir sur tel ou tel « objet ». L’amour s’identifierait au désir, comme nous le rabâche la culture-magazine.

On sait bien que l’amour naît souvent avec le désir. Mais faut-il accepter que l’amour meure avec le désir ? Faut-il admettre qu’il épouse sans cesse les va et vient pulsionnels qui nous traversent ? Absurde. Mais si l’amour n’est pas le désir, comment peut-on le définir ? Quand doit-on le diagnostiquer ?

Dans Le Banquet, Platon met en scène un auteur comique de son temps, Aristophane, et il lui fait tenir un discours enfiévré sur l’androgyne et sur la rupture initiale entre le masculin et le féminin, rupture qui cherche à se recomposer dans l’amour (eros). Ce mythe m’a toujours paru proche de la sentence biblique, reprise par le Christ dans l’Evangile : « l’homme et la femme feront une seule chair ». L’amour, c’est cette mystérieuse tension vers l’Unité, n on pas l’uniformité mais l’unidualité. Plus fort que le désir ? « Fort comme la mort » disait le Cantique des Cantiques. Plus fort encore que la mort nous enseigne le Christ ressuscité des morts, il y a cette volonté d’aimer (pléonasme) qui tend à l’accomplissement de soi dans l’unidualité.

Encore faut-il admettre le caractère foncièrement analogique de cette unité de deux, de cette unidualité. Rien n’est standardisé, préfabriqué, constitué d’avance. Il y a des couples modèles mais il n’y a pas de modèle du couple. Ma vieille expérience de prêtre me l’a appris. Et, de manière encore plus radicale, disons qu’il n’y a pas de modèle de « la virilité » ou de « la féminité ». Pas d’archétype sexué. Raison pour laquelle on n’a pas le droit de parler sans abus de langage d’une nature masculine et d’une nature féminine.

Le masculin et le féminin, bien que fondés dans leur différences sur un donné biologique, ne sont pas opposés en nature. Ce sont les personnes qui sont masculines et féminines, pas les natures, l’homme et la femme, en effet, partagent bien sûr la même et unique nature humaine.

L’homme et la femme sont deux dans l’unique nature humaine, telle est, dans l’unidualité que j’évoquais à l’instant, ce que l’on peut nommer le poids de l’un.

Est-ce à dire que leur dualité est accidentelle (au motif qu’elle ne serait pas « de nature ») ? Non, la dualité de l’homme et de la femme est fondamentale et fondatrice, leurs différences personnelles, leurs différences de vocation personnelle en tant qu’homme et en tant que femme sont bonnes et doivent être cultivées. Mais en tant que ce sont des différences personnelles, elles se manifestent d’une personne à une personne et chaque couple est ainsi « un mystère » comme dit saint Paul, le mystère d’un face-à-face qui, de deux est appelé à devenir « une seule chair », au sens biblique du terme : non seulement un seul corps dans l’union charnelle (quel bel idéal déjà !) mais, d’abord, un seul être humain en deux personnes.

Est-ce une image abstraite que je vous propose ? Je ne le crois pas. Si on aime l’autre, non pas malgré ses défauts mais avec ses défauts, voire à cause de ses défauts, c’est parce qu’obscurément ou lucidement on est parti, à deux, pour réaliser « l’une seule chair », l’unidualité, « l’une seule nature en deux personnes » que forme le couple. On aime les défauts de l’autre parce que l’on est sûr de les compenser par ses qualités propres. Ainsi un vrai couple fait feu de tout bois : le positif et le négatif. On aime l’autre et on l’admire pour ses qualités. On aime l’autre et on l’aide dans ses défauts, qui ne sont pas les défauts de « la féminité » comme pensent les machistes, ou de la « masculinité » comme pensent les féministes. Le couple ne se forment pas de deux natures différentes mais de deux personnes, ayant par leur sexe, à la fois une vocation différente et un besoin essentiel de l’autre.

Au delà du désir, mais aussi par le désir, l’amour introduit chacun au mystère de sa sexuation à tout ce qui se trouve caché dans cette limitation, et à la puissance nouvelle que représente l’unidualité du couple.

Nous avons souligné que la différence sexuelle est une différence personnelle et pas une différence naturante. C’est la raison pour laquelle, dans le couple, la notion de rôle (persona en latin) est importante. Il faut que chacun trouve son rôle, non par rapport à je ne sais quelle essence inexistante de la masculinité et de la féminité, mais par rapport à l’autre. C’est Milan Kundera qui insiste dans ses romans sur cette idée du couple comme jeu de rôle et sur la facilité avec laquelle ce jeu de rôle peut devenir un jeu de dupe. Prenez garde aux rôles établis une fois pour toutes et, si d’emblée vous avez pris le beau rôle (histoire qu’on vous admire), faites attention que l’autre ne se morfonde pas dix ou vingt ans dans un rôle qui n’est pas à sa mesure, mais qui correspondrait simplement à… la place que vous lui laissez. Certains réveils sont difficiles !

Aimer c’est désirer ; aimer c’est choisir ; aimer c’est vouloir ; mais aimer c’est aussi être capable de comprendre la vie… à deux, de vous comprendre deux, de pressentir cette unidualité singulière que vous formez… en respectant toujours le jeu de l’autre, car le jeu… c’est la personne (persona) !

Si vous parvenez, je ne dis pas à vivre chaque jour, mais au moins à entrevoir cet idéal quadriforme du désir, du choix, du vouloir et de la connaissance, à l’entrevoir et à l’aimer, c’est-à-dire, quadriformité oblige, à le désirer, à le choisir à le vouloir, à le connaître, il me semble qu’alors vous comprenez d’instinct la charité, « cet amour qui naît de l’oubli de soi » disait Catherine de Sienne, cet amour qui s’épanouit dans l’unidualité. Et si vous comprenez d’instinct la charité, vous touchez Dieu, ou, comme dit saint Augustin de manière encore plus folle, vous voyez la Trinité.

Abbé G. de Tanoüarn

mardi 20 juillet 2010

Sagesse de l'amour

Le titre de ce post ne m'appartient pas. C'est le titre d'un livre d'Alain Finkielkraut, auteur également, et dans le même registre d'un autre ouvrage intitulé Le coeur intelligent. Avec le coeur intelligent on touche immédiatement à Pascal : "le coeur a ses raisons que la raison ne connaît pas". Formule magnifique et tellement mal comprise.

Que sont "les raisons du coeur" : des élans cordiaux incompressibles ? des élancements pulsionnels irrépressibles ? Un sentiment que la raison n'approuve pas mais qui, comme sentiment "authentique" revendiquerait d'être plus fort que la raison elle-même ? Non ce n'est pas Pascal tout cela !

Mais comme Pascal a écrit très brièvement, le plus souvent par fragments (les Pensées), comme le Discours sur les passions de l'amour est lui-même elliptique, où se tourner pour comprendre ? Vers Finkielkraut : les raison du coeurs ne sont pas déraison, non ! Il y a une intelligence du coeur. il y a des raisons que seul le coeur peut appréhender, que la raison ne saisit pas. Il y a une sagesse de l'amour. L'essentiel du christianisme tourne autour de cette sagesse, que j'ai aimé nommer l'évidence chrétienne. Saint Augustin va très loin dans les connaissances que nous donne l'amour. il n'hésite pas à écrire, cité par Benoît XVI dans sa première encyclique : "Qui voit la charité touche la Trinité". La Trinité (Dieu Un et trois) n'est-ce pas le mystère du Dieu charité ?

Ce qui m'a décidé à vous reparler de cela, c'est un texte de Rousseau. Je suis plongé dans le Livre IV de L'Emile. Rousseau a beaucoup de défauts (ce sont ceux de Jean-Jacques, le capricieux, le léger, l'insupportable, le dégoulinant Jean Jacques). Mais il n'est pas mauvais psychologe et il connaît bien ses classiques, je veux dire Bossuet et saint Augustin par exemple. On sent une pensée structurée par la culture chrétienne autant que par le naturalisme des Lumières.

Voici une très belle formule de Rousseau qui aide à comprendre Pascal : "Le véritable amour, quoi qu'on en dise, sera toujours honoré des hommes [banal, oui je sais]. Car bien que ses emportements nous égarent [re], bien qu'il n'exclue pas du coeur qui le sent des qualités odieuses [ça c'est du Rousseau cet oxymore] et même qu'il en produise [la jalousie, l'instinct du propriétaire, le goût de la domination, la cruauté etc.], il en suppose pourtant toujours d'estimables, sans lesquelles on serait hors d'état de le sentir. Ce choix qu'on met en opposition avec la raison nous vient d'elle [ça c'est du Pascal : les raisons du coeur en opposition apparente seulement à la raison. Et là attention "à la fin de l'envoi je touche", voilà le plus beau :] On a fait l'Amour aveugle parce qu'il a de meilleurs yeux que nous, et qu'il voit des rapports que nous ne pouvons apercevoir". nous sommes en plein dans l'esprit de finesse qui voit "des rapports fort déliés" comme dit Pascal. Nous sommes dans la sagesse de l'amour !

Je devine que certains de mes lecteurs vont me trouver trop indulgent avec Rousseau : il confond l'amour avec le sentimentalisme ou avec le désir. Il a une conception sensualiste etc.

"On a fait l'Amour aveugle parce qu'il a de meilleurs yeux que nous" : il est évident que ce que vise Pascal, c'est une forme de connaissance, une simple vue et non une connaissance discursive ou raisonnée. Un savoir immédiat, mais d'autant plus vrai qu'il est plus immédiat. Samedi dernier, je discutais, après un mariage, sur La Gabarre, une péniche au nom très... vendéen, avec un de mes anciens élèves (ça m'arrive de plus en plus souvent les anciens élèves : signe de vieillesse). Il fait un double doctorat en logique et en mathématique. Déjà à 18 ans, rien ne lui réistait, alors maintenant... eh bien ! J'ai essayé quand même de lui résister sur la question fondamentale de la vérité. il n'est pas vrai lui disais-je que toutes les vérités soient démontrables par la logique. Certaines le sont par ce que Pascal appelait le coeur... Et heureusement que nous n'avons pas à notre disposition que les vérités issues du raisonnement.

Et je lui prend l'exemple de Pascal : même si tu n'y connais rien à la poésie, quand tu entends des vers, essaie de te représenter une femme. La beauté des vers, imagine-la en... femme. Et tu sentiras tout de suite si ces vers ont une véritable élégance ou si ils sentent l'affèterie et l'apprêt. Je vous cite ça, à ma sauce, c'est le fragment 33. Il y a bien quelque chose de vrai dans la beauté d'une femme, lui disais-je, une correspondance mystérieuse, une relation entre ce qu'elle est et ce que tu es. - La preuve ? - C'est ça le problème : il n'y a pas de preuve. Seulement une certitude immédiate.

- Cette certitude, me dit ce brillant logicien, n'est qu'un état psychique, puisque on ne peut rien prouver à ce sujet - On peut quand même se rendre compte parfois que cette beauté n'était qu'une illusion. On peut savoir qu'elle était fausse ou menteuse. Et ce n'est pas un état psychique, parce que lorsqu'on perçoit cela, il y a quelque chose de définitif.

Certains me trouveront sans doute "fleur bleue". Je sais bien que Schopenhauer a dit que l'amour était un jeu de dupe, le paravent derrière lequel se cache l'instinct et, avec l'instinct, la nécessité génésique. Cette bonne grosse "évidence" schopenhauerienne a quelque chose de désespérant et de contraire à notre culture chrétienne, qui s'est fondée sur la beauté des deux Marie, si différente l'une de l'autre : la mère de Jésus et Marie Madeleine.Lorsque je dis la messe à Rome, j'aime la célébrer à Santa Maria Sopra Minerva, dans une petite chapelle au dessus de la sacristie, dédiée à sainte Catherine de Sienne. Je suis devant des fresque du XIVème siècle, si naturelles et si pures. Devant mes yeux, une crucifixion, et au pied de la Croix les deux Marie : la mère de Jésus, si pudique dans sa douleur, et Marie Madeleine, en cheveux, éclatant en sanglot. Dans ces émotions si diverses dans leur expression, il n'y aurait pas de vérité, pas de science ? Rien qu'un "montage", une "machination" de la nature ? Impossible ! Que serait la vie s'il n'y avait pas, cachée en elle, une science, celle que nous porte l'amour ?

- Mais qu'est-ce que l'amour ? demanderez-vous. Un sentiment. Eh bien figurez-vous que Rousseau, oui Jean-Jacques lui-même, dans le passage que je vous ai cité, n'est pas d'accord. "Loin que l'amour vienne de la nature, il est la règle et le frein de ses penchants".

- Mais au nom de quoi ? direz-vous sans doute. Comment l'amour peut-il freiner quoi que ce soit ? il urge tout, au contraire. - Vous croyez ? Pas si sûr. L'amour éprouve et affine le jugement, au nom d'une certaine "idée" qu'il se fait de l'objet de son amour [là on est revenu dans Pascal, mais indéniablement Rousseau y pense lorsqu'il écrit ces lignes]. Je cite Rousseau : "Pour qui n'aurait nulle IDEE de mérite ni de beauté, toute femme serait également bonne". L'instinct est profondément égalitaire. Il se satisfait de tout... Une chèvre... L'amour seul distingue, sépare et célèbre... au nom de l'idée qu'il se fait, ajoute Rousseau.

Pourquoi les coups de foudre fonctionnent-ils souvent dans la vie ? On aura tendance à répondre : parce que l'amour est irrationnel. Mais c'est le contraire qui est vrai : le vrai coup de foudre est très raisonné, même si le "raisonnement" se fait en un instant. Parce qu'il renvoie chacun à une connaissance immédiate, et toujours déjà-là : la raison du coeur, la sagesse de l'amour. Merveilleux Pascal, dont ici Rousseau me semble un exégète plus que passable !

vendredi 16 juillet 2010

Entretien avec l’abbé Guillaume de Tanoüarn - par Christophe Saint-Placide

Christophe Saint-Placide a publié cet entretien en deux temps, sur son blog summorum-pontificum.fr, précédé de quelques explications sur ce qui l'a motivé à interroger l'abbé.

M. l’abbé, vous êtes assistant du supérieur général de l’Institut du Bon Pasteur (institut de Droit pontifical créé le 8 septembre 2006) et vous avez tenu à signifier très rapidement et très clairement sur votre metablog votre opposition à la fermeture de la maison romaine de ce même Institut – maison qui avait vocation à former des prêtres , en leur permettant de poursuivre dans les universités romaines la deuxième partie de leur cursus, la partie proprement théologique. Pourquoi ce projet, qui, vu de loin, peut sembler secondaire, vous tient-il tellement à cœur ?

GdT : Il y a d’abord le fait que j’ai porté très tôt cette idée d’une formation des prêtres en convicts, convicts appuyés sur de solides universités. Elle était partie intégrante de l’intuition de départ de l’Institut du Bon Pasteur et l’abbé Laguérie l’avait validée, en introduisant dans nos statuts l’organisation de convicts, constitués d’un petit nombre de candidats dûment préparés aux belles fonctions du sacerdoce. Je cite : « La forme usuelle du séminaire telle que conçue depuis deux siècles, pourra être modifiée, avec beaucoup de prudence, au profit d’unités plus petites (« dites convicts »), plus proches de la vie paroissiale et somme toute plus traditionnelles. Ces convicts formeront un tout organique, conformément au can. 235, § 1 ». « Modifier – avec prudence – la forme usuelle du séminaire ». La perspective était très novatrice, même si le concept est vieux comme l’Eglise. Je dois dire que cette idée m’anime toujours aujourd’hui, comme je vais essayer de vous l’expliquer. Il me semble qu’elle est utile plus que jamais à l’Eglise.

L’année du sacerdoce a été l’occasion de réfléchir sur les problèmes qui se posent non seulement aux prêtres, mais aux futurs prêtres dans un monde qui, a priori, leur devient hostile. Benoît XVI insiste à temps et à contre temps sur le fait qu’une Eglise sans sacerdoce est impossible et que le sacerdoce de demain restera fidèle au sacerdoce tel que l’Eglise latine l’a conçu, avec la charge du célibat, et aussi une exigence particulière de sainteté pour les prêtres, qui ne devront pas être des fonctionnaires de Dieu. Symbole de cette confiance du pape dans le sacerdoce traditionnel : le curé d’Ars, désigné au début de l’année du sacerdoce comme le patron de tous les prêtres du monde. Dans cette perspective, on comprend l’attachement du Saint Père pour la forme extraordinaire du rite romain, sa richesse contemplative et son insistance sur l’action sacrée  du prêtre in persona Christi, dans la personne du Christ.

Il importe de permettre aux candidats de s’approcher de cet idéal difficile, dans des conditions optimales. Il faut qu’il se sentent compris et qu’on leur donne les moyens intellectuels et spirituels de coïncider avec l’appel du Christ.

Que peut-on offrir aux candidats au sacerdoce qui se présentent à l’IBP ? Non pas un séminaire low cost où l’on apprendrait seulement à « plier la machine », comme dit Pascal, à porter la barrette et à acquérir diverses habitudes cléricales. Il fallait inventer autre chose, qui puisse affirmer la spécificité de l’IBP, face aux autres sociétés de prêtres, dépendante de la Commission Ecclesia Dei, autre chose qui participe d’un charisme propre de l’Institut, au service de l’Eglise. C’est dans cette perspective que se sont placés nos statuts. C’est dans cette perspective que l’IBP a été créée. C’est dans cette perspective que je me suis intéressé à l’organisation des études cléricales.

– Vous sortiez de la Fraternité Saint Pie X. D’où vous venait l’idée d’une nouvelle organisation des études ?

GdT : L’une des difficultés principales que j’y rencontrai, malgré tout ce que je lui dois, était celle de la formation des futurs prêtres. Plusieurs candidats qui avaient été envoyés à Ecône, s’étaient fait renvoyer de la Maison sans être vraiment au clair sur leur vocation sacerdotale. L’abbé Laguérie, en 2004, avait d’ailleurs voulu mettre ce problème sur la table d’une manière tout à fait opportune, même si la forme de son intervention auprès de ses confrères de l’époque était un peu cavalière, il faut le reconnaître. Quand je passais des heures au téléphone avec lui, plus tard, pour le convaincre de se lancer dans l’aventure de l’IBP, je pensais avant tout à ces jeunes qui devaient trouver moyen d’éclairer leur chemin personnel dans de bonnes conditions, ces jeunes en particulier que j’avais avec moi au Centre Saint Paul et qui faisaient leurs études de théologie à l’université de Strasbourg : première ébauche des convicts dont parlent nos statuts.

On s’inspire toujours de sa propre expérience. Je suis personnellement l’un des rares séminaristes d’Ecône qui ait été autorisé (par M. l’abbé Tissier de Mallerais à l’époque) à faire des études en parallèle, dans une Faculté qui était une Faculté laïque, la Sorbonne (faute à la dureté des temps et à la marginalisation où se trouvait et où se trouve encore la maison valaisanne). Je dois dire que j’ai beaucoup appris de ce double cursus. Certes cette situation n’est pas reproductible en l’état : un séminariste d’Ecône, formé à la laïque, c’était un peu fort. Mais je crois qu’une université catholique peut apporter beaucoup.

A Ecône, M. l’abbé Lorans insistait sur le fait que nos études au Séminaire devaient être « quasi-universitaire ». Au bout de cinq ans de mandat, il s’était replié davantage sur le « quasi » que sur « l’universitaire ». Qu’est-ce que signifiait initialement ce « quasi » dans l’esprit de l’abbé Lorans ? Il avait été Recteur de l’Institut Universitaire saint Pie X, avant d’être nommé directeur du Séminaire d’Ecône. Lorsqu’il est arrivé, il voulait donner un souffle nouveau à la formation sacerdotale. Mais, au fur et à mesure des années, il avait bien dû tenir compte du défi que portait cet impératif du « quasi-universitaire ». Il fallait à la fois universaliser la formation reçue, ne pas la réduire à la froideur des manuels que tel professeur « répétait » littéralement, sans avoir même lu le texte de son cours de façon un tant soit peu approfondie avant d’entrer dans la salle de classe. Mais il fallait en même temps garder l’architecture exigeante des études cléricales « à l’ancienne », la lumière de saint Thomas d’Aquin lu dans le texte, la précision toute pratique de la casuistique en théologie morale etc. Dans cette double exigence s’est perdu l’esprit de sa réforme et cela a été grand dommage pour Ecône, où l’on a cultivé la théologie comme un savoir insulaire, en oubliant qu’en tant que science rectrice de toutes les sciences, la théologie devait avoir aussi, pour être vivante, un statut inductif comme le pensait déjà le Père Guérard des Lauriers dont je découvris un article remontant aux années 40 dans la très belle bibliothèque du Séminaire d’Ecône.

Il faut bien reconnaître, contrairement à ce que l’on aurait pu penser, que le problème rencontré dans cette réforme n’était pas vraiment le niveau de réflexion des séminaristes. Un séminariste qui sait pourquoi il est là, se donne… à cœur perdu et il peut rendre des devoirs techniquement médiocres sans doute, mais qui dénotent, du point de vue de ce que Pascal appelait l’esprit de finesse, un excellent niveau. J’ai des exemples précis, des noms en tête lorsque je dis cela. Non le principal problème a été, me semble-t-il, la paresse et la peur d’une partie du corps enseignant que l’on n’a pas pu sortir de ses manuels… Ce sont ceux là qui donnaient aux séminaristes l’impression qu’ils ne pourraient jamais atteindre le niveau quasi universitaire que voulait leur voir cultiver M. l’abbé Lorans et qu’ils devraient se contenter, pour être de bons prêtres, d’une science préfabriquée.

Mais en ce moment, le navire Eglise semble couler sous les critiques… et les scandales. Vous n ‘avez pas un peu l’impression, comme les Byzantins naguère sous la menace turque, de parler du sexe des anges, alors que les grandes marées du matérialisme dans tous ses états menacent toujours plus vos positions ?

GdT : Je pense qu’aujourd’hui, dans une société occidentale qui déteste toutes les valeurs portées par les jeunes prêtres soutanes au vent, soit l’on s’enferme dans son cocon, soit l’on doit affronter la question fondamentale de l’universalité du savoir, pour être capable de rendre le Christ audible, aussi bien au Patron qu’à l’employé, aussi bien au professeur qu’aux enfants (dont nous aurions tort de sous estimer la maturité très précoce et les questions). J’entends d’ici certains confrères de tel ou tel Institut se gausser sur le caractère trop intellectuel de mon approche méthodique. Beaucoup recommandent « la prière » comme la solution à tous les problèmes que peut rencontrer un jeune prêtre. Mais la prière, c’est d’abord l’attention et la méditation, à moins d’imaginer qu’on entre tous de plain pied dans la contemplation.  Cette attention, un bon niveau d’étude nous permet de l’apprendre. Quant à la méditation, elle est nourrie de ce que nous apprenons. Voyez le curé d’Ars, patron de tous les prêtres du monde. Il a beaucoup travaillé, il a potassé ses bouquins, il a lu les Pères de l’Eglise, sans doute beaucoup plus que ne le faisaient la moyenne des séminaristes à son époque… Certes tout le monde ne peut pas tout savoir. Mais on peut au moins - il me semble que c’est le but des études sacerdotales - prendre du plaisir à étudier de près un domaine dans lequel on est bon. Et dans ce domaine, il faudra forcément dépasser le manuel, et donc… avoir au moins un peu appris à dépasser le manuel. Voilà où en étaient mes réflexions dans les dernières années de ma présence à la Fraternité Saint Pie X.

– Je vous arrête dans votre élan et j’en viens à aujourd’hui. Qu’a donc de spécifique la formation que l’IBP proposait à Rome ?

GdT : Le petit convict romain, dirigé avec l’enthousiasme et l’intelligence des personnes, qu’on lui connaît, par l’abbé René Sébastien Fournié, et dont l’abbé Laguérie m’avait nommé modérateur, offrait le premier avantage évident de se trouver à Rome et de faire chaque jour la démonstration que l’Institut du Bon Pasteur voulait être soluble dans l’Eglise romaine. Il me faut insister sur ce point : aucun groupe ne peut prétendre avoir le monopole de l’Eglise, qui, parce qu’elle est catholique, est véritablement universelle, universelle non seulement en droit mais en fait. C’est cette universalité de l’Eglise, loin de tous les communautarismes, loin de je ne sais quel communautarisme intégriste, que l’on apprend d’abord à Rome.

Concrètement comment cela se passait ? Les séminaristes avaient accompli dans des séminaires à l’ancienne leurs années de philosophie (la première partie du cursus) et ils suivaient à Rome des cours de théologie. L’avantage d’une telle organisation était double. On s’était donné trois ans pour « plier la machine », pour former des jeunes lévites à l’esprit des conseils évangéliques et pour leur donner un « esprit maison ». Et à Rome (ou ailleurs plus tard) on créait (ou on créerait) de la souplesse en réduisant un grand séminaire à de petits effectifs, ce qui permettait d’adapter à chacun la formation reçue. Par ailleurs, les séminaristes étaient intégrés dans une paroisse, dans laquelle, à travers le catéchisme et un contact systématique avec les fidèles, ils apprenaient leur futur état de prêtres de paroisse. Aujourd’hui, qu’on se le dise, on entre au séminaire de plus en plus tard, avec son histoire, les blocages qu’elle a produits, et la culture que l’on a pu édifier. Cette souplesse et cet apprentissage sur le tas sont donc bienvenus. Ajoutons qu’à Rome, les séminaristes avaient aussi la possibilité de choisir, selon les profils, entre des universités différentes : classicisme de la Sainte Croix, ouverture du Latran, tradition thomiste à l’Angélique etc. Vous me direz : le choix ne fait pas tout. Sans doute, mais il offre plus de chance pour qu’un candidat puisse découvrir le modèle qui lui convient.

– N’aviez-vous pas peur de perdre tout caractère propre dans cette possibilité de choix, peut-être trop grande justement ?

GdT : Il faut reconnaître – l’abbé Laguérie l’a souligné et c’est la raison qu’il a apportée pour la fermeture – que la Maison de Rome manquait de moyens humains, pour affirmer ce caractère propre, puisque l’IBP n’avait pu y envoyer qu’un seul prêtre permanent avec les séminaristes. L’abbé Fournié demandait à cor et à cri depuis trois ans d’avoir un assistant. Il sera temps de revenir sur ces opportunités manquées. Mais, en tout état de cause, cette carence était forcément toute provisoire, étant donné la jeunesse de notre Institut : quatre ans d’âge. Il aurait fallu en effet pouvoir proposer à nos étudiants des Travaux Dirigés pour une lecture cursive de la Somme théologique de saint Thomas (avec vérification d’un niveau élémentaire de latin, utile quand on célèbre et quand on prie dans cette langue) en y ajoutant l’étude de certains bons vieux cas de théologie morale, pour former les futurs confesseurs, dans le concret de la vie, à la prudence thomiste plutôt qu’à l’impératif catégorique d’Emmanuel Kant. J’avais personnellement commencé, en venant régulièrement depuis Paris, à donner des cours de pastorale autour d’une lecture critique du concile Vatican II. Avec ces petits effectifs, une telle formation était optimale.

Mais j’en viens au terme que vous utilisez dans votre question, celui de « caractère propre ». Justement, il existe déjà des grands séminaires à l’ancienne. Ecône reste une matrice féconde, comme viennent de le démontrer les dernières ordinations. Wigratzbad, Gricigliano font un travail magnifique. Pourquoi les copier ? Pour moi, il fallait, au sein de la Galaxie Ecclesia Dei, que l’IBP se démarque d’emblée et ne propose pas le même cycle de formation que ces deux séminaires, parfaitement bien huilés, pour ne pas courir le risque d’apparaître comme un concurrent tard venu de deux Maisons bien établies. La spécificité de l’IBP aurait commencé avec sa méthode de formation des clercs et cette spécificité initiale aurait, avec le temps, permis de former des prêtres pour des apostolats spécifiques.

A l’opposé de cette perspective initiale, qui est celle de nos statuts, signifier la fermeture du convict, c’est  affirmer que si la Maison de Rome devait fonctionner aujourd’hui ce serait forcément comme maison de troisième cycle pour la formation de gens qui sont déjà prêtres - autant dire une sorte d’hôtel pour prêtres en court ou long séjour, ce qui existe déjà partout à Rome. Clairement ce projet d’une Maison de troisième cycle (qui ne concernerait pas les séminaristes) ne trouvera certainement aucun financement dans l’état actuel, comme j’ai déjà eu l’occasion de le dire à plusieurs reprises. Et dans ces conditions, il faudra fermer la Maison.

Mais je ne crois pas qu’on en arrivera à cette extrémité. J’ai voulu montrer par ces quelques mots que l’idée de cette Maison n’était pas un simple caprice, qu’elle était « racinée profond » - et dans nos statuts et dans une analyse globale de la situation du sacerdoce et de l’Eglise. Quand les racines sont profondes, un arbre coupé en pleine vigueur peut rejaillir immédiatement, en une nouvelle croissance. C’est ce que j’espère pour notre projet.

– Ne peut-on pas dire que votre approche – et donc votre espérance - reste très intellectuelle, très abstraite ?

GdT : Ecoutez, on ne se refait pas. J’ai beaucoup parlé de la formation intellectuelle pour trois raisons : d’abord parce que c’est mon rayon ; ensuite parce que j’ai réfléchi à la question, ayant rédigé, à la demande de l’abbé Laguérie, un projet complet de Ratio studiorum ; enfin parce que je crois vraiment que le « bon prêtre » à l’ancienne, qui sait un peu de latin pour dire sa messe et qui recrache des sermons tout préparés, en provenance d’officines spécialisées ou de recueils antiques, cela, c’est terminé. L’Eglise a besoin d’une vraie réforme intellectuelle. Benoît XVI en ce moment donne le la à ce sujet. Il me semble que nous autres traditionalistes, au seul motif que nous dirions la messe en latin, nous ne sommes pas dispensés de cet effort intellectuel, qui, à travers des textes comme le catéchisme de l’Eglise catholique, traverse toute la communauté chrétienne.

Mgr Lefebvre avait organisé sa Fraternité Saint-Pie X, en Occident, pour ce que j’appellerais « un public captif » qui se trouvait, avant son action, extraordinairement dépourvu de secours spirituel, à cause de la brutalité des réformes que tout le monde reconnaît aujourd’hui. C’est ce qu’il a appelé lui-même le cas de nécessité.

Mais aujourd’hui deux générations ont passé depuis 1969. Actuellement, le milieu traditionaliste naturel se rétrécit sans cesse. C’est un fait. Du point de vue pastoral, je suis bien placé, à Paris, pour dire qu’il n’y a (pratiquement) plus de public captif. Le public d’aujourd’hui, dans les églises, et je parle ici aussi pour le Centre saint Paul que je dirige, outre quelques familles solides par elles-mêmes, est un public de commençants ou de recommençants, un public qui pose des questions.

Attention cependant à l’usage que vous faites du terme « intellectuel » dans votre question. Je ne parle pas de je ne sais quelle mentalisation du Mystère chrétien. Cette cérébralisation, qui sévit d’ailleurs ici et là, serait absurde, comme a été absurde dans les années 50 - et terrorisant - le culte de l’érudition pour elle-même. L’objectif d’un éducateur du sacerdoce, d’un formateur de prêtre, c’est, par l’exemple personnel comme par l’enseignement, de donner aux jeunes dont il a la charge, un cœur intelligent.

Je crois à la première grâce reçue par l’IBP et si audacieusement exposée dans nos statuts et je sais qu’elle rejaillira sous une forme ou une autre, parce que l’Eglise en a besoin.

le webmestre s'active

Rassurez-vous, je ne viens lâcher ce que l'abbé nomme un "pétron écologique", je ne viens pas vous parler de mes vacances chez Nemo-du-FC, je viens juste vous signaler que pendant que WebMaster#1 bouquinait sur les galets, WM#2 était devant son PC. Il a bien travaillé et voici ce que ça donne: respublicachristiana.blogspot.com , avec ci-dessous les liens directs. Ces textes sont ouverts aux commentaires.

Le romantisme, Charles Maurras et Joss Beaumont

"Aucun romantisme". Merci Antoine de ce diagnostic. Vous êtes pourtant habituellement un de mes meilleurs critiques ; vous ne me passez rien et vous avez raison. la manière dont vous exonérez mon Pourquoi Rome (post précédent) de tout romantisme vaut de l'or. Je m'étais laissé dire en effet que cette manière de faire l'éloge de la beauté et de l'efficacité de l'Institution romaine suintait le romantisme. J'ai été étonné de ce jugement, provenant d'un prêtre catholique, que je ne connaissais pas. Il se veut aussi romain que vous et moi. Pourquoi l'éloge de Rome l'insupporte ? Allez savoir... Je découvre...

C'est arrivé à des gens très bien ce genre d'allergie. Et souvent en pire. Il paraît que, chez le Père Congar, excellent thomiste autant qu'il fut oecuméniste foireux (l'adjectif pour faire vite, les citations à la demande), cela se manifestait d'une manière très... extérieure. le Père - grand ecclésiologue pourtant et fait cardinal pour cela - raconte dans son Journal que chaque fois qu'il allait au Palais du Saint Office (où se trouve aussi aujourd'hui la Commission Ecclesia Dei), il éprouvait une furieuse envie de satisfaire un besoin naturel... dans la cour. Il n'aimait pas trop qu'on lui rappelle que l'Eglise, en tant que Royaume de Dieu, était foncièrement monarchique. Était-ce la raison de son allergie ? Le fait est qu'il y a, ici ou là, un complexe antiromain persistant.

On me taxe de romantisme, à propos de Rome... Je crois pouvoir dire que je suis lyrique, oui. Et ceux qui me lisent ici le savent bien. Pourtant je déteste le romantisme. Peut-on soutenir ensemble ces deux propositions ?

Comme je suis dans Pascal et que j'ai promis de vous en parler (un peu), j'avancerais une explication pascalienne à cette confusion de mon zoïle entre lyrisme et romantisme, entre éblouissement objectif et tocade subjective.

Il me semble que ce mélange du subjectif et de l'objectif - et cette manière d'embrasser dans la même réprobation élan objectif et sentimentalité subjective - tout cela provient d'une tendance très moderne à confondre intelligence et raison raisonnante. Pour parler comme les magazines féminins, je dirais : tendance à oublier que le cerveau droit n'est pas le cerveau gauche, que le lieu des émotions, des intuitions et des "finesses" (Pascal dixit) n'est pas le lieu des principes clairement apparents, des enchaînements clé en main et de la géométrie. Réduire toute intelligence à la géométrie ? Pascal, en plein siècle rationaliste, nous délivre de cette tendance qui est une tentation. Il accepte de considérer, à côté de l'intelligence discursive, un savoir, qui est le savoir de la vie. Faute d'un meilleur terme on l'appelle "intuitif". Pascal, lui, a recours à un mot souvent utilisé par saint Augustin : le coeur.

"C'est le coeur qui sent Dieu, non la raison".

La raison est infirme car elle ne peut procéder qu'à partir d'un savoir qu'elle possède déjà. "Toute science est science de la science" dit Aristote en ce sens. La raison tire la conclusion à partir des prémisses. Cette conclusion est donc de la même nature que les prémisses : abstraite. "Il n'y a de science que de l'universel" dit encore Aristote.

Le coeur, c'est autre chose. il va immédiatement au vrai, sans l'avoir nécessairement déduit. Il reconnaît immédiatement le beau, sans s'en tenir forcément aux critères scolaires que l'on trouve dans chaque société et qui constituent le goût. Quand à l'homme qui découvre ce que Pascal appelle "la raison de Jésus Christ", c'est, toujours selon Pascal, celui qui sait rapprocher mille indices les unes des autres et dont la science provient non du raisonnement mais de la vie. L'évidence chrétienne nous donne une intelligence supérieure de la vie. La raison ne le comprend pas, mais le coeur le saisit, comme il saisit beaucoup d'autres choses. C'est parce que nous avons le coeur, cette intelligence immédiate, que nous ne sommes pas des handicapés de la vie.

D'où provient le lyrisme ? D'où vient l'éloquence ? On connaît la célèbre formule de Pascal : "La vraie éloquence se moque de l'éloquence". Le véritable lyrisme se moque des règles académiques qui sont censées nous permettre de produire un discours éloquent. La vraie éloquence procède de ce savoir immédiat, qui vient de l'esprit de finesse. Faire une part à l'éblouissement, savoir se lâcher dans l'admiration de ce qui n'est pas soi, céder à ce savoir immédiat du beau et du bien qui nous transporte, voilà le lyrisme.

Quant au romantisme... Difficile de le caractériser sans figures. Trop difficile à son sujet d'en rester à une idée, dont on pourrait toujours me reprocher qu'elle ne correspond pas à ce qu'est tel ou tel, étiqueté romantique.

Prenons deux images imprévues : Charles Maurras et Joss Beaumont le Belmondo du film Le professionnel. Deux romantiques assurément.

Le premier - Charles Maurras - l'est de naissance et de culture. Mais il se rend compte très vite de ce qu'il doit à son éternel "amour de l'amour" : une incapacité d'aimer, qui le dégoûte de lui-même et le mène, dans une confusion universelle de toutes choses, culminant dans la confusion de la vie et de la mort, à une tentation très consciemment repoussée de mettre fin à ses jours. "l'amour de l'amour TUE l'amour". L'amour qui est une complaisance dans le sentiment de soi nous rend incapable d'aimer, car l'amour véritable procède de l'oubli de soi. Bref l'amour, c'est l'inverse de l'amour de l'amour. Chez Maurras, la politique sera le moyen de manifester un amour vrai et désintéressé. Il a souvent répété qu'il était entré en politique comme on entre en religion : par amour donc. En embrassant une cause qui, le dépassant lui-même, était seule capable de l'accomplir par-delà ses contradictions, il a exorcisé les fantômes romantiques de son adolescence, inspirés par l'amour de l'amour.

L'amour est lyrique, comme le fut - antidote à son romantisme - le Maurras d'Anthinea ou des vergers sur la mer (ah ! Corps glorieux...). L'amour de l'amour est romantique et toxique. Vérifions-le par notre deuxième exemple.

Joss Beaumont ? c'est un personnage qui n'existe pas et cela facilite les choses quand on a à en parler. Voilà quelqu'un qui fait partie des services. Un fricoteur de la Françafrique à qui les Services demandent de "buter" un chef d'Etat africain. Est-ce parce que les chefs d'Etat africain sont toujours "blancs comme nègre" comme disait l'ineffable Omar Bongo ? En tout cas, le professionnel, par amour de lui-même, se met à idéaliser sa mission. D'une opération de basse politique destinée à défendre ce qu'on appelle toujours, sans jamais préciser, "les intérêts français", il fait un acte de service de l'humanité. Pendant ce temps-là, à Paris, le vent tourne. Plus question d'assassiner un homme qui, entre temps, a dû comprendre les... vrais intérêts français. Joss Beaumont est dénoncé par les siens... il fera du bagne etc. Par ce côté victime, il est sympathique (comme est sympathique la belle gueule de Belmondo). Mais sa vengeance le sera moins. Il aime trop son rôle et sa mission pour en rester là. il ira jusqu'au bout de lui-même... Il continuera envers et contre tous, alors que ce n'est plus d'actualité, il butera, quand même, le président africain, par un amour de sa mission qui n'est autre chose qu'un extraordinaire amour de lui-même. Au passage, il se venge de ceux qui l'ont donné. Pour ceux qui ne connaissent pas, je les laisse découvrir la fin... Et j'en reviens à mon propos : Joss Beaumont idéalisant sa mission est un romantique indécrottable.

Maurras a su convertir son romantisme (amour de soi) en lyrisme : l'admiration des belles formes qui font la beauté de l'être humain. Quant à Joss Beaumont, il a cru faire du lyrisme, alors qu'il n'était qu'un jusqu'au boutiste romantique, incapable d'une prise de distance avec sa mission du moment, forcément perdu par l'amour de lui-même.

Pour revenir à Pascal et conclure à partir de ces deux exemples, je dirais que l'esprit de géométrie met dans le même sac [qu'il nomme dédaigneusement "l'irrationnel"] le lyrisme antiromantique de Maurras et le romantisme pas très lyrique de Joss Beaumont. Ce faisant, et au nom même de cette confusion, il se ferme à ce qui fait la qualité de toute existence, ce savoir immédiat du vrai et du bien que l'on est capable ou incapable de traduire en actes. Seul l'esprit de finesse nous donne les clés de ce savoir. Seul l'esprit de finesse, celui qui sent Dieu, nous permet de ne pas confondre le lyrisme, qui naît de la perception de l'infini et le romantisme qui vient de ce que l'on se perçoit soi-même à l'infini.

mercredi 14 juillet 2010

[Abbé G. de Tanoüarn - Respublica Christiana] L'identité nationale, sans langue de bois


Comme nous pensons aux lecteurs impatients, ou imprévoyants, qui n'auraient pas encore le dernier numéro (n°3) entre les mains, voici le texte intégral de son édito.
"Une identité… universelle ?
Au fond c’est la grande, c’est la seule question que nous nous posons dans ce dossier sur l’identité française : cette identité est-elle compatible avec tout ? Cette identité est-elle « une certaine idée de la France » qui signifierait que la francité, pour employer un néologisme néanmoins bien commode, soit quelque chose de purement abstrait, fondé sur les vertus républicaines de liberté, d’égalité et de fraternité ?

Le général de Gaulle n’avait pas prévu cet usage de l’idée. Pour lui, une certaine idée de la France, c’était surtout une certaine manière, gratuite et désintéressée, de servir ce qu’il appelait encore la « grandeur » de son pays. Une grandeur qui n’était pas celle d’un espace géographique (face aux empires émergents, l’espace géographique français est bien peu de chose). Grandeur qui n’était pas celle d’une puissance économique (inutile de faire un dessin). Grandeur qui correspondait à un héritage, à une histoire qui refusait de se conjuguer uniquement au passé, à une force morale et spirituelle, disponible au chevet de chaque Français et qui devait marquer – pourquoi le nier ? – une supériorité humaine. Naître Français est une richesse et une grâce, non pas seulement parce que la France fait partie des pays riches de l’Occident matérialisé, mais parce que la France contient un patrimoine matériel et spirituel unique au monde. D’autres pays, bien sûr, recèlent pareille richesse : il ne s’agit pas de s’arroger une exclusivité fantasmée. Mais justement, ces pays représentent aussi une richesse pour ceux qui s’y rattachent, par la naissance ou par la volonté de partager quelque chose avec ceux qui y sont nés.

Aujourd’hui cette « certaine idée » gaullienne a été profondément transformée. On en a fait une sorte d’idéalisme humanitaire. Une idée vide renvoyant au mieux, à travers la tolérance, à une pure manière d’être ensemble dans la différence. Concrètement cela signifie que l’on a avalisé le modèle intégrationniste comme un modèle national possible.

Le modèle intégrationniste discerne des communautés d’appartenance au sein de la communauté nationale et prêche simplement le vivre ensemble des communautés dans le cadre formel offert part les vertus républicaines. Ce modèle idéaliste n’a jamais correspondu avec cette « certaine idée de la France », communauté nationale qui accepte des communautés régionales, mais qui, à la différence de l’Empire austro-hongrois par exemple, n’a jamais composé avec des communautés ethniques érigées en tant que telles.

En vingt ans, nous sommes passés, sans crier gare, du modèle national au modèle impérial, du modèle européen traditionnel au modèle américain des communautés juxtaposées. Et ce modèle impérial, nous sommes fiers de l’avoir adopté. Il est sans doute trop tard pour remettre en cause une évolution si lourde de conséquences. Mais il n’est pas trop tard pour retrouver, derrière la construction faible que signifierait l’apparition durable d’une France des communautés, la logique forte d’une France qui se conçoit comme nation.

Du point de vue qui est celui du christianisme, la construction d’une société de communautés apparaît comme révélatrice tôt ou tard d’une logique archaïque, rivalitaire et porteuse de violence, avec à l’horizon, ajoutons-le, la nécessité d’un contrôle de plus en plus policier d’un milieu de vie complètement éclaté. Le christianisme ne se pense pas à travers ce modèle communautaire, qui est le modèle impérial à l’origine comme aujourd’hui, mais toujours dans l’universalité « catholique » d’un rayonnement qui relativise par principe toute appartenance ethnique et tout conditionnement social : « Il n’y a plus ni juif ni Grec, ni esclave ni homme libre ».

La catholicité du christianisme ? Voilà sans doute une raison cachée de raviver la vieille complicité entre l’Eglise et les nations, que Jean Paul II appelait, - pas par hasard - « les grandes institutrices des peuples ». Voilà aussi la proposition la plus actuelle que l’Eglise, porteuse de l’esprit du christianisme, puisse faire au monde. Toute l’expérience historique de l’Eglise romaine la conduit à constater qu’un universalisme n’est viable que dans beaucoup d’analogie, c’est-à-dire qu’une idée est toujours soumise à la nécessité d’une incarnation singulière, qu’il n’y a pas, dans le domaine social comme dans le domaine religieux, d’universel réel en dehors de la véritable inculturation que pratiquait déjà Grégoire le Grand dans ses lettres à Augustin de Cantorbéry, le premier apôtre de l’Angleterre. Jean Paul II avait beaucoup insisté là dessus dans son livre posthume, Mémoire et identité : le véritable relai de l’esprit chrétien, ce sont les nations de la vieille Europe, avec leur particularisme et leur irrépressible ouverture sur l’universel que représente la culture occidentale en évolution. Et ce qui vaut pour la vieille Europe ne vaut-il pas aussi pour tel pays d’Amérique du sud ou d’Afrique, dans lequel l’Eglise, respectant les coutumes, même païennes, affirme sereinement son universalité toujours autrement, dans une catholicité substantiellement identique ?

C’est au fond le respect du substrat humain qui est en cause dans l’institution des nations, gardiennes de l’alchimie politico-spirituelle qui construit l’humanité, qui fait notre identité."

Abbé Guillaume de Tanoüarn

mardi 13 juillet 2010

[Bruno Jeancourt - Respublica Christiana] Suscipe, sancta Trinitas, hanc oblationem

La liturgie traditionnelle est à bien des égards le rendez-vous de tous les malentendus. Ses adversaires comme ses (faux) amis y voient d’abord une recherche d’émotions, nourries par l’encens, les ornements, la musique et la langue sacrée. Et il n’est pas rare de rencontrer de ces bonnes âmes qui, pleines de commisération, admettent avec charité qu’on peut bien leur accorder, à ces pauvres «tradis », ce que leur sensibilité réclame. Dans cette incompréhension profonde, c’est bien l’ « expérience » religieuse, « grâce à laquelle, et sans nul intermédiaire, l’homme atteint la réalité même de Dieu » (Pascendi), qui sert de prisme réducteur.

Or, tous ceux qui ont été saisis, un jour ou l’autre, par la messe grégorienne savent que c’est le contraire d’une expérience émotive qui transperce le chrétien. L’abbé Christian Laffargue raconte ainsi sa découverte : « Le rite m’a paru lointain, incompréhensible, un peu hermétique, austère, hiératique, mais très beau. La sensibilité n’était pas sollicitée, mais l’âme était pénétrée de beauté et de foi. » (Pour l’amour de l’Eglise)

La personnalité du prêtre comme du fidèle s’efface derrière les gestes et les mots. Les lectures, les oraisons nous sont données par l’Eglise. « Ce n’est pas nous qui gardons la règle, c’est la règle qui nous garde. » (Bernanos, Dialogue des carmélites)

Le rite traditionnel nous décentre de nous-mêmes, nous libère de notre cinéma intérieur, de nos passions, de nos fantasmes, pour nous mettre en présence du Sauveur. La psychologie la plus vraie et la plus actuelle confirme les bienfaits de cet oubli de soi pour se tourner vers l’autre, et vers le Tout Autre.

Conforme à la psychologie humaine, le rite romain est aussi connaturel à la spiritualité la plus authentique qui, à travers l’amertume des misères humaines, mène à cette paix que le monde ne donne pas.

Ce n’est donc pas parce qu’il est ancien que nous sommes attachés au rite extraordinaire ; c’est parce qu’il est moderne !

Alors, foin de dentelles, de motets et de volutes parfumées ! « Les sonneries se succédèrent : Judith savait qu’elles indiquaient la consécration, la Présence réelle. Le silence tomba, comparable au silence originel avant même que le monde fût. C’était colossal. » (Père Bryan Houghton, Le mariage de Judith)

Bruno Jeancourt

vendredi 9 juillet 2010

[Rémi Lélian - Respublica Christiana] Les ennemis de mes ennemis…

On connait l’adage fameux selon lequel il est possible de réunir, en temps de guerre, quelques antagonistes sous une cause commune au détriment d'un autre qui pour son malheur possède la caractéristique de déplaire aux deux premiers. Tactique éprouvée et que la Seconde Guerre mondiale illustre à merveille en ayant conjugué contre l'hydre nazi, aux orgues de Staline, les bataillons US. Cependant, n'en déplaise à Hume, la pensée, d'un ordre différent, n'est pas un champ de bataille et il nous semble plus sage, au Kampfplatz kantien, de préférer l'agora grecque. Aussi, il faut nous garder de porter crédit à untel sous prétexte que, selon les circonstances, les méthodes barbares que nous lui reprochions jadis, quand il s'en prenait à nous, à présent qu'il en use contre un de ceux dont la pensée entendait rompre la nôtre, semblent recueillir la faveur du nombre, et par là servir nos desseins.

En cela, le livre d'Onfray consacré à Freud est presque un cas d'école puisque en attaquant avec sauvagerie Freud et ses séides, il a recueilli les suffrages de la masse, tandis que l'édifice psychanalytique semblait un temple indestructible unanimement honoré, sauf de quelques-uns aussitôt diabolisés s'il leur prenait l'envie soudaine d'émettre le moindre doute quant aux théories du médecin viennois. Il en fut ainsi du « Livre noir de la psychanalyse » dont Michel Onfray a fait le bastion conceptuel derrière lequel il se cache. Derrière lequel il se cache, en effet, car comme toujours Onfray entend donner à ce livre valeur scientifique, lors même que ses interventions télévisées, pour le promouvoir, laissent présager la réelle qualité de ses thèses.

Un seul exemple, le fameux complexe d'œdipe que le maître de l'Université populaire attribue aux seules déviances de Freud. Seules déviances de Freud partagées néanmoins par Sophocle et Shakespeare, dont Hamlet faillit donner son nom à l'œdipe. Déviances, enfin, qui rémanent suffisamment tout du long de la culture occidentale pour que l'on puisse au moins porter au compte de Freud le crédit d'une intuition. Dès lors, se réjouir de voir Freud écroulé par Onfray ne saurait satisfaire quiconque garde l'intelligence pour véritable lieu de la pensée, d'autant qu'il n'est pas stupide de considérer que, si celui-ci connait quelques succès, c'est certainement moins en raison d'une probité dont il n'a jamais fait preuve, dans aucun de ses précédents opus, que parce que, comme tous les sophistes, il sait parler à la foule et que la foule le recherche.

Cela dit, à moins de penser la philosophie sur le mode de la guerre et pour filer encore la métaphore de la Deuxième Guerre mondiale, s'engager, mutatis mutandis, dans la LVF d'Onfray pour combattre le communisme-freudien. Engagement dont on sait aujourd'hui comment il s'acheva, dans l'humiliation, le sang et la monstruosité, puis finalement dans la défaite de ce pourquoi ceux-là voulaient vaincre... à tout prix !

Rémi Lélian

Pourquoi Rome

Ce vieux texte traînait dans mes dossiers. A l'heure où l'abbé Laguérie supprime d'un trait de plume la maison de Rome de l'IBP comme maison de formation de séminaristes et déclare qu'elle sera consacrée désormais à des études de 3ème cycle, uniquement pour des gens qui sont déjà prêtres, je voudrais dire quelle est ma pensée sur le sujet et... prendre rendez-vous avec l'avenir d'une manière non-polémique, mais... puisqu'il s'agit de Rome... naturellement lyrique...

Pourquoi Rome ?
Chers amis,

La question nous est posée parfois : pourquoi étudier à Rome ?

Je dois dire sans modestie que cette idée d’un convict et d’une Maison de formation sise à Rome, je l’avais avant même que nous ne signions le décret d’érection de notre Institut, je l’ai eu au moment où je téléphonai à l’abbé Laguérie pour hâter notre nécessaire voyage à Rome. Cela m’a immédiatement paru vital pour notre Institut que sa vitrine se trouve à Rome. Pourquoi pas à Courtalain ? Ou à Bordeaux ? Ou à Paris ? Parce que Rome est le cœur de la chrétienté, le miracle arraché au pouvoir d’anéantissement de vingt siècles et comme le sacrement de l’Eglise catholique, le signe efficace, levé à la face des nations, et qui fait de nous des catholiques.

Dans les années Soixante dix, il était de bon ton de taxer de ringardise cet attachement des catholiques du Monde entier au sacrement de la catholicité, à cette singularité géographique, historique, culturelle, artistique et spirituelle qui nous rend universels dans notre vision, qui nous détache de l’esprit de parti et nous fait serviteurs fidèles d’un évangile aux dimensions du monde.

Et puis Jean Paul II est venu, avec son sens exceptionnel de la communication. Il a démontré aux timorés, auxquels il avait, au préalable, enjoint de ne pas avoir peur, que la réalité était exactement à l’inverse des pronostications et des pronostiqueurs. En fait, tout tendait à être ringard dans l’Eglise, en particulier les expériences les plus révolutionnaires, les théologies les plus sécularisées, les liturgies les plus pédagogiques… La rupture pastorale la plus apparente était immédiatement périmée. Hors-champ. Hors-monde. Mais l’homme en blanc, on se l’arrachait plus que jamais. Dans le monde entier. Combien ont ressenti le choc de sa présence au monde et se sont mis à penser comme Guillaume Apollinaire, qui disait cela au début du XXème siècle et d’un autre pape : « A la fin tu es las de ce monde ancien/Bergère ô tour Eiffel le troupeau des ponts bêle ce matin/Tu en as assez de vivre dans l'antiquité grecque et romaine/Ici même les automobiles ont l'air d'être anciennes/La religion seule est restée toute neuve la religion/Est restée simple comme les hangars de Port-Aviation/Seul en Europe tu n'es pas antique ô Christianisme/L'Européen le plus moderne c'est vous Pape Pie X/Et toi que les fenêtres observent la honte te retient/D'entrer dans une église et de t'y confesser ce matin».

Comment se priver de la grâce de la romanité ? Comment priver des jeunes de cette vivante leçon d’universalité, eux qui, même lorsqu’ils ont entendu l’appel, vivent souvent loin du Mystère chrétien et qui, dans l’ardeur de leur jeunesse, peuvent aisément, derrière de hauts murs, le confondre, ce Mystère, avec un système clos ou l’identifier à un de ces parcours fléchés dans lequel le départ et l’arrivée se confondent implacablement, comme dans les musées de Province. Le risque pour ces jeunes ? C’est de faire de la théologie catholique un jardin japonais, où tout est simple (à commencer par Dieu), où les végétaux poussent à la bonne hauteur pour qu’on ait l’impression de dominer leur luxuriance native, où les problèmes sont résolus du moment que l’on n’oublie pas d’arroser régulièrement avec les bons sentiments du moment. Le résultat ? La langue de buis. Un jargon opaque pour les fidèles, mais que l’on possède parfaitement dans sa langue et qu’il suffira de servir, oh ! rapidement micro-ondé par une petite préparation écrite de dernière minute.

La première grâce de Rome pour un jeune lévite, c’est celle d’une Pentecôte qui protège de l’enfermement des langues de buis, en offrant (en italien ou parfois en anglais) la clarté et la simplicité du dogme, sans les fantasmagories théologiques qui l’accompagnent sous d’autres cieux. A Rome, mieux que partout ailleurs, l’intelligence se mesure sans cesse avec le dogme, qui n’est pas perçu comme une borne sur laquelle on viendrait butter, mais comme une lumière qui illumine nos ténèbres et fait dans notre nuit une trouée de lumière. A Rome, mieux que partout ailleurs, l’intelligence reçoit l’enseignement du Magistère, non pas comme une Pravda vaticane, mais comme un commentaire authentique des sources de notre foi. A Rome, on est plus proche que partout ailleurs des sources de notre foi, parce que la première source de notre foi est une parole vivante et non une lettre morte.

Lorsque je pense à Rome, il me vient souvent à l’esprit la parole célèbre de Thérèse de Lisieux, cette petite Française qui a éprouvé jadis le besoin de faire confirmer par le pape Léon XIII son désir d’entrer au Carmel à 15 ans : « Dans le cœur de l’Eglise ma mère, s’écrie-t-elle, je serai l’amour ». Nous autres pauvres prêtres et autres candidats au sacerdoce, sans doute d’abord parce que nous ne sommes que des hommes, il ne nous viendrait pas à l’idée « d’être l’amour ». Mais quelle joie de vivre dans le cœur de l’Eglise notre mère ! Quel apprentissage ! Quel sagesse pour la vie ! Quel luxe ! Quelle force !

Quiconque est allé à Rome sait une fois pour toutes que l’Eglise n’appartient à personne, qu’aucun groupe ne peut dire en vérité : « Nous sommes l’Eglise » et qu’en tant que prêtres notre honneur est de ne jamais nous servir de l’Eglise et de nous contenter en la servant…

Abbé Guillaume de Tanoüarn
Assistant de l’Institut du Bon Pasteur

PS : Vos réactions sur ce texte et sur ce sujet sont évidemment les bienvenues. Hélas, notre webmestre, qui vient de lâcher un pétron écologique de première grandeur, comme vous avez pu le lire, est parti en vacances, quelque part dans la verte. Hors couverture réseau. Il passera vos messages, concernant ce post et aussi le précédent, dans une huitaine de jours... Je vous en prie : restez connectés ! Je suis dans Pascal jusqu'au cou. Je vous en parle très vite.

[Laurent Tollinier - Respublica Christiana] Pierres d'achoppement

Dans l’aventure de toute société, la route est jalonnée de ces pierres d’achoppement dont parle Saint Paul dans l’Epître aux Romains (« Ils se sont heurtés contre la pierre d’achoppement »). Mais faisons d’emblée ici une parenthèse. On le sait, le symbolisme de la pierre est très présent dans l’Ecriture. Pour en saisir toute la portée à notre époque technicienne quelque peu éloignée des réalités concrètes, n’oublions pas que, dans ce symbolisme, la pierre, inerte par nature, est toujours envisagée par rapport au mouvement, celui de l’humanité en marche vers le salut. C’est donc l’aventure humaine qui est ainsi interrogée par le moindre caillou. Parmi ces divers symboles, la pierre d’achoppement est l’obstacle qui fait trébucher, voire chuter définitivement, elle peut donc mettre fin à la marche. A cet égard, elle renvoie à la mort. De fait, la pierre, c’est aussi la pierre de la lapidation, pratiquée à l’époque du Christ, et que subira un saint Etienne sous les yeux d’un certain Paul. Mais, à l’opposé, la pierre est également l’appui vital, le socle, le roc sur lequel l'Evangile nous recommande de bâtir notre maison. C'est le noble matériau dont on fait les cathédrales. Plus encore, c'est la pierre d’angle qu’est le Christ. Enfin, la pierre angulaire de l’Eglise, autrement dit l’apôtre…Pierre.

Reprenons. A l’échelle de notre belle mondialisation, moins radieuse que ne le proclamaient il y a peu encore les faux prophètes à la mode, ces pierres d’achoppement prennent parfois la forme d’immenses rochers qui rebondissent en dévastant les situations les mieux établies. Ainsi de ces crises dont l’onde de choc ne cesse de se répercuter. Naturellement, il ne s’agit pas seulement d’économie, pas seulement d’une crise de confiance dans la valeur du crédit, née un beau jour sous le soleil trompeur de Californie. Lehman Brothers ne doit pas masquer le fond anthropologique de l’affaire.

Car dans ce contexte, c’est par une défiance inavouée à l’égard des modèles du vivre-ensemble, depuis les communautés traditionnelles prospérant à l’ombre de la Cité temporelle jusqu’au modèle évangélique de la communion des saints, que les individus se sont mis à emprunter la voie tyrannique de ces mécanismes impersonnels qui triomphent un peu plus chaque jour. Kerviel vous le dirait sans doute, entre deux audiences. Nous sommes à l’ère étonnante de l’immédiat, sacralisé en finitude grotesque, où la vie de la personne réelle est condamnée sans que soit menacée sa vie biologique. « Etre sans destin », selon le titre d’un ouvrage d'Imre Kerstesz, tel s’impose désormais le leitmotiv général.

Là, les petites pierres d’achoppement sont à l’origine des grandes. Faute d’élan pour les dépasser, elles détournent de la route exaltante vers le salut et, en définitive, la transforment en cette grande marche des âmes grises, « monstrueusement disponibles », selon l’expression de Bernanos. Disponibles pour quoi ? Les projets les moins humains à terme, toujours la vieille quête d’idoles intérieures ou extérieures, la danse circulaire avec ces chimères aux recompositions illusoires qui se déploient au fond de l’âme ou sur des horizons de carton-pâte. Dans cette fuite en avant, prennent ainsi place les investissements aveugles, les normes-tentacules, et l’autocélébration de l’individu platement consommateur, parodiant à l’infini son véritable destin pour mieux nier l’infirmité de la Chute. Pourquoi ce vieux réflexe de la fuite ? Recherche maladroite d’un nouvel appui, d’un roc de fondation ?

C’est faute d’horizon suffisamment large, faute d’une « orientation personnaliste et communautaire ouverte sur la transcendance », pour reprendre les termes de « Caritas in veritate », ce texte capital paru voici un an et dont l’écho mérité est encore à venir, que naît insensiblement dans les masses un désir commun d’aliénation. Dans la même encyclique, Benoit XVI mettait ainsi l’accent sur la liberté de la personne foulée aux pieds par les grands systèmes humains, trop humains, au point de nier l’humanité réelle qu’est le sujet personnel tendu vers son Modèle, le Christ, le roc, la pierre d'angle. Le Christ, en la personne duquel se déploie la mystérieuse dualité des symboles, puisqu'il est aussi la principale pierre d’achoppement pour le monde, ses puissances et ses principautés.

Laurent Tollinier