samedi 29 janvier 2022

A souffert sous Ponce Pilate

Ni Caïphe, ni Anne, ni Hérode le grand, ni Hérode Antipas n'y sont même mentionnés, alors qu'ils ont tous été des persécuteurs de Jésus, qui depuis sa naissance et sa fuite en Egypte est poursuivi par toutes les polices. La mention est pour Ponce-Pilate ; ce païen, c'est lui qui se retrouve couché dans le texte du Credo. Il ne croit à rien. Devant le Christ, il se prend à grommeler : "Qu'est-ce que la vérité ?" En fait, nous le verrons, cette vérité, il contribue inconsciemment à l'élaborer pour les siècles des siècles, en envoyant Jésus subir ce supplice typiquement romain : la croix. Le persécuteur emblématique - celui à qui appartient  la plus grande puissance, au point de s'être cru le maître de la vie et de la mort du Christ, c'est Ponce Pilate, gouverneur romain à Jérusalem. 

Le très spiritualiste tenant de la thèse mythiste (thèse selon laquelle Jésus n'aurait jamais existé) au début du XXème siècle, Paul Louis Couchoud disait : rien ne me gêne dans le Credo sinon cette phrase "a souffert sous Ponce Pilate". Pourquoi cette exception si catégorique dans la bouche de ce grand chercheur ? Parce que toutes les autres parties du Credo, dans cette thèse mythiste, pouvaient à la rigueur, si le Christ n'avait pas existé, être interprétés comme purement spirituelles et Couchoud voulait dire par là qu'il n'avait rien contre la spiritualité chrétienne. Quant à l'expression "A souffert sous Ponce Pilate", à une époque où l'on datait les événement d'après le temps des règnes, il s'agit effectivement d'une indication circonstancielle de temps, "sous Ponce-Pilate", en référence au moment qu'a passé ce haut fonctionnaire romain, dont il est question dans Tacite, à la tête de la province romaine de Judée, en même temps que Jésus y a prêché et y est mort, condamné par lui. 

Paul-Louis Couchoud n'avait rien contre le Credo, comme doctrine spirituelle. Il remettait seulement en cause son historicité, acceptant de parler du "dieu Jésus", tout en plaidant à la fois pour son inexistence et en même temps pour les valeurs qu'il a portées au monde. Finalement, après de longues conversations avec le philosophe chrétien Jean Guitton, Paul-Louis Couchoud revint, par la foi, sur sa conviction première, en acceptant, comme presque tous les experts non chrétiens d'ailleurs, de reconnaître à son tour l'historicité du Christ. 

Paul-Louis Couchoud est mort en 1956. Il me fait beaucoup penser au philosophe contemporain Michel Onfray, qui, dans son Traité d'athéologie, a cherché à se débarrasser du personnage historique du Christ (quitte à s'appuyer en bibliographie, sur des livres parus naguère aux éditions de Moscou et dont la valeur scientifique est nulle). Quand on voit aujourd'hui le même Michel Onfray défendre la civilisation et les valeurs chrétiennes, on s'aperçoit que  ce qu'il peut encore dire de l'inexistence historique du Christ, représente, pour lui comme pour Paul-Louis Couchoud, la dernière digue qui puisse lui permettre de continuer à affirmer qu'il n'a pas la foi. Il est conquis par le message, mais il refuse l'existence de celui qui le porte. Résultat ? Le mystère du Christ (pour emprunter une expression de Couchoud) se réduit à des expériences psychiques. 

Quand on croit en l'existence historique du Christ, "qui a souffert sous Ponce Pilate" et qui est ressuscité, on est immédiatement concerné, on vit avec lui sa Passion. Par lui, avec lui et en lui, on croit chacun en sa propre resurrection. La vie chrétienne n'est plus simplement une morale, si élevée soit-elle. Elle est une aventure que nous vivons dans l'esprit du Christ, l'aventure de notre propre métamorphose, la transformation de nos actes les plus modestes en autant de manifestations de la grâce de Dieu et de la vie qu'il veut nous communiquer, au-delà, bien au-delà de ce que nous pouvons attendre de notre biologie. Ce don gratuit d'une vie sur-naturelle, c'est bien ce que Michel Henry, éminent philosophe chrétien, appelle l'amour de Dieu. Il y a, dit Michel Henry, un rapport intime entre la vie et l'amour  ; "l'amour en effet n'est que le nom de la vie" (in Paroles du Christ p. 50). Lorsque l'on écrit le mot amour, il faut penser au mot vie. Lorsque l'on se saisit de la vie (et pas seulement pour en écrire le nom), on la rend amoureusement féconde, parce qu'on se saisit de la vie comme d'un trésor et que ce sentiment de posséder un trésor nous fait l'aimer.

Mais revenons à la passion du Christ. Cette souffrance, loin de diminuer la valeur de la vie, manifeste en elle la puissance de l'amour quand il est capable de se faire offrande. 

Il nous faut d'abord comprendre dans quel esprit Jésus a vécu sa Passion, et pour cela citer l'Evangile du bon pasteur, qui déclare : "Ma vie personne ne la prend mais c'est moi qui la donne" (Jean 10). En consentant à vivre sa Passion, en consentant à offrir sa vie, le Christ veut deux choses : nous donner sa vie, c'est-à-dire nous montrer son amour, et nous donner la vie, c'est-à-dire nous rendre éternels. Il y a des gens qui ont donné leur vie pour une grande cause et parmi eux le Christ ; en ce sens, oui, il nous donne sa vie. Mais le Christ est la seule personne au monde qui en nous donnant sa vie nous a donné la vie qu'il portait en tant que fils de Dieu, la vie éternelle : celle-là, par sa bienheureuse passion, comme dit la liturgie, il nous la partage. 

Je n'invoque pas ici la liturgie au hasard. La messe, nous dit-on, est le sacrifice du Christ sur la Croix. Mais on peut renverser la proposition : le sacrifice du Christ sur la croix manifeste au grand jour le sacrifice de la première messe, au cours de laquelle, devant ses apôtres interloqués, Jésus offre son corps et son sang - son corps livré son sang versé - pour leur montrer la signification de ce qui va se passer le lendemain : le pardon des péchés. Il y a le jeudi saint, où le Christ offre son sacrifice de ses propres mains et il y a le vendredi saint, où le sacrifice, tout aussi réel, devient un supplice horrible, au cours duquel le Christ n'aura pas un seul mot d'explication, ayant tout expliqué la veille de ce testament nouveau pour les siècles des siècles, ce testament sacramentel qu'il nous a laissé en partant.

Lorsque l'on parle de la souffrance de Jésus sous Ponce-Pilate, il faut d'un même regard embrasser le jeudi saint où il consent à ses souffrances par une offrande intérieure ineffable qui se poursuivra, après le repas, jusqu'au Jardin des Oliviers et dans un même temps surnaturel, le vendredi saint, où la versatilité du peuple fait payer à Jésus l'incompréhension qu'il a suscité à Jérusalem, par le plus horrible supplice, supplice commandité - c'est le comble de l'ironie - par Ponce Pilate, le procurateur, c'est-à-dire le garant romain de l'ordre en Judée, auteur du plus grand désordre qui soit, cela n'a pas échappé à Nietzsche : la mort (humaine) d'un Dieu.. 

Ce désordre sans nom devient, par la messe, la première pierre de l'ordre nouveau, l'esquisse inversée d'un monde recréé : "Vous ferez cela en mémoire de moi".. Pas de Vendredi saint sans le Jeudi saint, qui nous donne le mode d'emploi pour chaque jour de cet horrible supplice : "vous ferez cela en mémoire de moi". De sa douloureuse passion, le Christ nous demande de ne pas détourner le regard, mais au contraire de l'accomplir à nouveau, de la célébrer nous-mêmes liturgiquement. Pascal a résumé ce mystère à sa manière, toujours impérative : "Le Christ sera en agonie jusqu'à la fin du monde. Il ne faudra pas dormir pendant ce temps-là".

A l'image et dans la puissance du Christ, par le mal offert, nous sommes vainqueurs du mal subi, ce scandale du mal qui nous poursuit durant toute notre existence, parce que nous le transformons en sacrifice offert, oui : en amour.

mercredi 26 janvier 2022

Est né de la Vierge Marie

 Les premiers hérétiques, les docètes, estimaient que Jésus ne s'était pas vraiment fait chair, que son incarnation reposait sur un trucage "cinématographique", que quoi qu'il en soi de sa vie terrestre, il n'a pas pu mourir et qu'un ange au dernier moment l'a remplacé sur la croix. Jésus semblait un homme (verbe grec dokein, sembler paraître d'où les docètes), il avait l'apparence d'un homme mais, pour ces docètes, il n'en était pas vraiment un. Il était un "éon" spirituel, quelque chose comme un hologramme, mais pas un humain en chair et en os. 

Cette hérésie se retrouve quelques siècles plus tard dans le Coran, par exemple à la sourate 4 : « Or, ils ne l'ont ni tué ni crucifié ; mais ce n'était qu'un faux semblant [voilà l'hologramme] ! Et ceux qui ont discuté sur son sujet sont vraiment dans l'incertitude : ils n'en ont aucune connaissance certaine, ils ne font que suivre des conjectures et ils ne l'ont certainement pas tué [Au dernier moment un autre être a pris sa place : sa mort sur la croix fut un trucage]. Mais Allah l'a élevé vers lui [Mahomet aussi a été élevé vers Dieu à Jérusalem] Allah est puissant et sage » (157-158). On voit ici comment les premiers musulmans ont repris avec enthousiasme les croyances des chrétiens docètes ou gnostiques, fermement rejetés comme hérétiques dès la primitive Eglise.

Ce qui vaut pour la crucifixion, vaut tendanciellement dès la nativité. Jésus n'est pas seulement "conçu de la vierge Marie". Il n'est pas seulement conception. Jésus n'est pas seulement une idée (compatible avec l'idée de Bouddha, l'idée de Mahomet etc). Il est né au monde.  Au niveau des idées, on peut dire que l'on cherche toujours à faire des synthèses, en ajoutant ou en comparant toutes les idées les unes aux autres. Mais Jésus n'est pas une idée, qu'on pourrait ajouter à d'autres idées pour trouver une issue à la condition humaine. Il est une réalité unique en son genre, sa divino-humanité ne fait nombre avec aucun autre. Et c'est pour cela qu'il est si important de reconnaître qu'il est né : il est vrai homme. Dans ce sens, on peut comprendre la parole transmise par Dieu à sainte Angèle de Foligno : "Ce n'est pas pour rire que je t'ai aimée". Mon amour est tel qu'il m'a été impossible de faire semblant, nous dit Jésus. Le Fils de Dieu partage notre vie humaine "pour de vrai", il a, à lui tout seul, transformé notre histoire. Dans sa propre vie de triomphateur supplicié, il a pris plus que son lot de nos tragédies. En tant que Dieu, cela ne lui était pas possible, il ne pouvait expérimenter ni la souffrance ni l'amour sacrificiel. Il a bien fallu qu'il naisse au monde pour nous montrer son amour dans un langage que l'Infini divin ne pouvait pas utiliser, mais que le Dieu réellement fait homme a su nous tenir, de façon tellement éloquente !

Le Christ n'est pas seulement une Parole. Il n'est pas seulement le Verbe, il est le Verbe fait chair. Et c'est pourquoi sa parole est tellement belle, tellement complète. Elle est une sagesse immédiatement pratiquée, dont la croix est comme l'étendard. Cette sagesse, les docètes veulent se l'approprier, en en retenant les belles paroles. Dès le IIème siècle, Marcion, lui qui est prêtre (presbuteros), cède à la tentation cléricaliste, se voyant sans doute devenir quelque chose comme un gourou. En mettant de côté la réalité de cet enfant, en oubliant qu'il a pris chair de la Vierge Marie, en refusant de voir quel amour il y a dans une telle fragilité volontaire, les docètes comme les gnostiques espéraient bien faire à leur idée avec les belles paroles de ce message qu'ils ont pensé s'approprier grâce à l'éloquence qu'ils avaient apprise dans les Ecoles hellénistique de leur jeunesse. Marcion, prêtre gnostique, ne gardera de l'Evangile qu'une certaine idée (fortement hellénisée), dont il fera une pure spiritualité, en ôtant au Christ toute réalité historique.

Le grand théologien africain Tertullien a écrit tout un petit livre sur ce qu'il appelle la chair du Christ : de carne Christi. Il cite Marcion et critique cette gnose qu'est le marcionisme : 

    "Je nie, déclare Marcion cité par Tertullien, que Dieu ait jamais été changé en homme, jusqu'à naître et prendre un         corps, parce que l'être sans fin est nécessairement immuable : aussi se changer en un être nouveau, c'est détruire le         premier. Donc l'être qui ne peut finir [Dieu] est incapable de changement". 

Son incarnation ne peut être qu'un (faux) semblant. Pour Marcion, chrétien mais grec jusqu'au fond de lui-même, l'incarnation n'existe pas. Ou alors, elle pourrait à la limite être l'une de ces métamorphoses que décrit le poète païen Ovide et qui changent seulement l'apparence des dieux et des déesses. Jupiter, pour mener à bien ses aventures galantes, était un champion de la métamorphose. "Selon Marcion, affirme Tertullien, on admettrait plus facilement un Jupiter changé en taureau ou en cygne, qu'un Christ fait homme", comme si l'incarnation, à l'image des métamorphoses de Jupiter, ne devait être au mieux qu'une apparence : Jupiter changé en taureau pour séduire la nymphe Europe. Le Christ de Marcion, changé en une apparence d'homme pour ne pas effaroucher l'humanité.

Le christianisme authentique n'a que faire de ce jeu d'apparence ou d'idéalisation, jeu que l'on retrouve d'ailleurs au XXème siècle dans la théorie de la démythisation chère à Rudolf Bultmann, comme elle a été chère d'une autre façon à l'idéalisme allemand du XIXème siècle, je veux dire par exemple au Fichte de L'initiation à la vie bienheureuse ou au Hegel de la Phénoménologie de l'esprit, deux penseurs qui ne retiennent du christianisme qu'une spiritualité a-dogmatique, une sorte d'idéal religieux, sans création et sans incarnation. Aux antipodes de cet idéalisme, le christianisme orthodoxe déclare que le Christ n'est pas une idée ou un Message, qu'il est vraiment "né d'une femme" comme dit saint Paul (Gal. 4, 4) . Si le christianisme ne revendique plus l'histoire des hommes comme théâtre et l'incarnation comme l'événement nouveau, humainement improbable qui fait basculer l'histoire du monde, il devient la propriété exclusive des rhéteurs et autres fabricateurs d'idées. Il n'est jamais qu'une idée de plus dans le grand magasin de la culture mondiale. C'est ce que le modernisme voudrait qu'il soit. C'est ce qu'il ne peut pas être.

L'incarnation n'est pas une apparence. La métamorphose grecque ne s'applique pas au fils de Dieu, comme si toute sa geste salutaire n'était qu'une apparence, simplement une idée et non une réalité. Le Concile de Chalcédoine qui conclut les conciles christologiques (le premier réuni à Nicée en 325) a ces mots définitifs sur l'incarnation : Verus homo vero unitur Deo. "Un homme véritable est uni au Dieu véritable". Ce que signifie l'adjectif verus ici, c'est d'abord la réalité de l'incarnation, qui renvoie à la réalité de la création d'un être absolument unique, à la fois Dieu et homme. Il y a dans le caractère humano-divin du Christ, un seul sujet une personne, qui est divine, qui est le "Je suis" proféré par Dieu devant Moïse au désert, ce Je suis que Jésus reprend à son compte à plusieurs reprises : "Avant qu'Abraham fut, je suis"(Jean, 8, 58) ; ou encore : "Si vous ne croyez pas que je suis, vous mourrez dans vos péchés" (Jean 8, 24). Quand le Christ dit "Je", c'est Dieu qui dit Je. Mystère insondable du Dieu qui a pris chair de la vierge Marie.

C'est la subjectité du Christ, c'est l'existence divine du Christ, ce Je éternel, qui rend possible sa "subsistance infinie"(Cajétan), par laquelle il fait exister son humanité à lui, ainsi que l'humanité des sauvés qui par leur foi en lui, acquièrent eux-aussi cette éternité du Je suis. Cette subsistence divine du Christ est la marque de la personne, assumant dans son infinie présence, la métamorphose des hommes sauvés en fils de Dieu. Cette subsistance (un infini d'existence) fait exister la nature humaine du Christ dans sa personne divine et elle fait exister tous les sauvés dans une nouvelle existence - surnaturelle, non pas biologique mais pneumatique - je veux parler de l'existence divine, qui appartient au Christ et qui circule chez les sauvés par la grâce du Christ tête de l'humanité nouvelle. 

Cette circulation de la grâce capitale du Christ fait que nous pouvons dire avec saint Paul : "Pour moi, vivre c'est le Christ"(Phil. 1, 20). Lorsqu'il nous dit cela saint Paul prend les mots qu'il emploie au pied de la lettre. Il ne nous dit pas seulement, comme pourrait le signifier un passionné que, pour lui, la vie se réduit à l'objet de sa passion, en l'occurrence le Christ (comme, pour d'autres la vie peut se réduire à leur collection de timbres). Il dit que la vie ne peut lui être donnée que par et dans le Christ et qu'en dehors de cette option pour le Christ, le dernier mot revient à la mort. Au contraire, dans le Christ, même "le fait de mourir m'est un gain" (Phil. 1, 21) comme le note saint Paul encore.

Le Verbe a pris chair, et comme le dit Tertullien, ce faisant, il a sauvé la chair. Plus personne ne peut dire que la chair est impure. Et personne ne peut plus dire que le but de la chair, c'est obligatoirement la pourriture (saint Paul, grec phtora Gal. 6 : "celui qui sème dans la chair récolte de la chair la pourriture" ). La chair a été sauvée de la pourriture par le Verbe : "Le corps semé corps psychique ressuscite désormais corps pneumatique" (I Cor 15, 45).

Ce réalisme de l'incarnation ne s'étend pas seulement au salut de toutes chairs. Il modifie la manière de voir la naissance du Christ lui-même. De la même façon, alors que, dans la Genèse, l'accouchement dans la douleur semble faire partie du châtiment de la femme après le péché originel, si matérielle que soit finalement la mise au monde de Jésus, car c'est en elle que l'on peut dire : le Verbe se fait chair, elle est différente de toutes les autres naissances. Elle se trouve purifiée par l'enfant. Bien avant la péridurale, elle s'est effectuée sans douleur. L'enfant divin respecte l'hymen de sa mère et par là son propos ferme de virginité. C'est ce que l'on appelle pudiquement la virginité de Marie "au cours de l'enfantement", virginité in partu (selon l'expression des théologiens, qui rappellent le caractère absolument surnaturel de cette naissance et de cet accouchement). 

 De même qu'il faut avoir à l'esprit le caractère naturellement surnaturel du Christ, Dieu fait homme, il faut reconnaître que l'intervention comme mère de la Vierge Marie est quelque chose d'intrinsèquement surnaturel. Marie porte l'objet de sa foi caché dans son corps de vierge !

Vous  me direz peut-être : tout cela n'est que vaticinations de théologiens. L'Ecriture ne dit rien de tel. Eh bien ! Les travaux d'Ignace de La Potterie ont changé tout cela (voir son livre : Marie dans le mystère de l'alliance). L'exégète jésuite invoque les dires de Tertullien, pour souligner que ce fait (la virginité au cours de l'enfantement) se trouve affirmé au verset 13 du Prologue de l'Evangile de Jean. 

Mais n'allons pas trop vite en besogne. D'abord, on constate que Tertullien, toujours lui, (vers 200) met en doute le contenu du verset 13 du premier chapitre de l'Evangile de Jean, texte dans lequel il soupçonne la possibilité d'une réécriture gnostique, comme cela se pratiquait souvent à l'époque. De fait, précise-t-il, en attribuant à l'ensemble des hommes sauvés le fait de "ne pas être né du sang ni de la volonté de la chair ni de la volonté de l'homme mais de Dieu", le texte actuel pourrait cacher une propagande gnostique, marquée par le dualisme entre ceux qui ne sont pas nés du sang et ceux qui, corrompus, sont des êtres matérialisés et définitivement pécheurs. Si on considère que le pluriel (ceux qui ne sont pas nés des sangs...) est en réalité un singulier, parce que seul le Christ vérifie cette phrase, comme l'explique Tertullien, les difficultés de lecture de ce passage vont se volatiliser. En effet, c'est le Christ et lui seul qui  n'est pas né des sangs ni de la volonté de la chair mais de Dieu.

Le Christ n'est pas né de la volonté de la chair puisque sa mère est vierge, ni de la volonté d'un homme puisque sur ce point saint Joseph est hors course (voir méditation précédente). Quant à l'expression ex aimasi en grec, ex  sanguinibus, en latin, où le terme sang se trouve bizarrement utilisé au pluriel, la lecture que fait Tertullien en appliquant au Christ le verset 13 : "lui qui n'est pas né des sangs", fournit une explication christologique de cette apparente bizarrerie : sangs au pluriel, cela renvoie dans les langues sémitiques au sang menstruel et indiquerait donc une naissance miraculeuse. Dieu respecte tellement la virginité de Marie qu'il la lui a conservée dans la naissance de son fils, qui n'est pas né "des sangs". Qui est venu au monde miraculeusement. 

Il est frappant de constater qu'un thème aussi difficile d'approche que la virginité de Marie dans l'enfantement bénéficie aujourd'hui, grâce aux travaux des exégètes, d'un ancrage solide dans l'Ecriture, qui en fortifie la position. N'est-ce pas de l'écriture que provient la Révélation, transmise droitement par l'Eglise ? Comment se fait-il que pendant presque deux millénaires, on a transmis le pluriel grec aimasi sans être capable de l'expliquer, mais sans pour autant, que les copistes ne se permettent de remettre ce mot "sang" au singulier ?  C'est toute la tradition qui se trouve comme confirmée par les études scripturaires. Force est d'apercevoir que la Tradition mariale en particulier,  possède toujours de solides expressions dans l'Ecriture. Je pense, pour prendre un autre exemple que celui qui nous occupe, au dogme de l'assomption décrété en 1950 par le pape Pie XII. Marie enlevée au ciel ? C'est justement ce que nous montre le chapitre 12 de l'Apocalypse, la décrivant (elle Marie  et non une autre femme : voir le verset 5) comme "un grand signe dans le ciel, une femme revêtue du soleil" et se servant comme de parures des autres éléments du monde, la lune et les étoiles.

jeudi 20 janvier 2022

Qui a été conçu du Saint Esprit

 Après avoir donné à Jésus les titres à travers lesquels on peut essayer de comprendre son mystère divino-humain, le Credo remonte, avant même sa naissance à sa conception dans le sein de sa mère. Toute naissance est un miracle, mais, ordinairement, la conception, que l'on appelle aussi procréation, parce que le Créateur a donné à ses créatures un blanc seing pour croître et se multiplier, est le fait d'un homme et d'une femme. Cette fois, unique entre toutes les fois, parce que Marie a voulu rester vierge, c'est-à-dire rester disponible pour l'amour de son Seigneur, Dieu, respectant infiniment cette aspiration de sa créature, a modifié l'ordre habituel des choses. "Ne saviez-vous pas qu'il faut que je sois aux affaires de mon Père ?" avait dit l'Enfant à Marie et Joseph, médusés après sa fugue au Temple. L'ange de Dieu avait garanti ce point au jour de l'Annonciation : il n'y a  pas contradiction entre son projet de virginité et la volonté divine selon laquelle Marie doit être la mère du Messie. Gabriel le lui a dit clairement : "L'Esprit saint surviendra sur toi et la puissance du très Haut te couvrira de son ombre, c'est pourquoi l'être saint qui naîtra de toi sera appelé Fils du Très Haut".

Ce goût de la chasteté qu'entretient Marie, ce voeu de virginité qu'elle a mystérieusement porté devant Dieu, on le note - il crève les yeux -dans son extraordinaire dialogue avec l'ange au jour de l'annonciation : Lorsque l'évangéliste saint Luc fait les présentations, il nous dit que Marie est "fiancée [ou promise] à Joseph; Lorsque l'ange lui annonce que sa postérité sera appelé "fils de David", alors que ce Joseph - les généalogies évangéliques nous le montrent en Matth.1 et Luc 3 - est justement descendant en ligne directe de David par les mâles (elle ne peut pas l'ignorer), mais elle répond sûre d'elle-même : "Comment en sera-t-il ainsi, comment serai-je mère, puisque je ne connais point d'homme ?". Dans la bouche de Marie cela signifie "Je ne veux pas en connaître". Il n'y a pas d'autre solution pour comprendre le texte.

C'est à ce moment que l'ange lui certifie que Dieu même prend en compte son désir de virginité, qu'elle concevra du Saint-Esprit. "L'Esprit saint surviendra sur toi et la puissance du très haut te couvrira de son ombre".

Pourquoi cette volonté de virginité dans le coeur de Marie ? Non pas parce que la sexualité aurait, dans le mariage quelque chose d'impur, au contraire : les époux dans l'acte sexuel participent quoi que de façon aléatoire à la création. Je crois qu'il y a deux raisons dans le coeur de Marie : d'abord, elle est habitée par Dieu, par la beauté et par la joie de Dieu. Le chant du Magnificat montre que comme dit Luther, "Marie a fait l'expérience de la joie", d'une joie qui vous remplit à mesure que vous vous consacrez à elle et qui s'éloigne si vous vous éloignez d'elle. Deuxième raison : son coeur est trop large pour se contenter de sa progéniture physique. Elle a été créée - c'est sa vocation de toujours - elle a été annoncée comme la nouvelle Eve, la mère de tous les humains (cf. Genèse 3, 15 et Apoc. 12, 5). Ce n'est pas pour réduire son coeur à un amour maternel, si beau soit-il. D'instinct, Marie (la première chrétienne dixit Luther, une chrétienne avant le Christ, à l'image de ses pauvres de Yahvé parmi lesquels elle a grandi)) a besoin de plus que d'une intimité purement charnelle avec quelques rejetons. Son coeur est universel. 

N'est-ce pas le message que fait passer Jésus à sa mère de son côté : "Qui sont ma mère et mes frères ? Ceux qui écoutent la parole de Dieu et qui la gardent". Marie n'était pas faite pour mettre au monde une portée de mouflets. Elle est mère du Christ,  dans des conditions très particulières. Elle est aussi notre mère à tous, comme nous le révèle le chapitre 12 de l'Apocalypse, évoquant au verset 17, "le reste de la descendance de la femme".

Je garde une surprise lexicale pour la fin : dans Apoc 12, 17, l'original grec du mot descendance est sperma. Curieux d'affubler une femme d''un sperma. Cette curiosité on la trouve déjà, comme par hasard, dans Genèse 3, 15, texte auquel nous avons déjà fait référence, texte qui annonce la nouvelle Eve, ennemie personnelle du diable : Dieu dit au Serpent (qui est Satan) : "Je mettrai une inimitié entre toi et la femme, entre ton sperma de petits démons et son sperma, son germe rédempteur". Ces deux textes que l'on ne peut pas ne pas rapprocher l'un de l'autre (Gen. 3, 15 et Apoc 12, 17), nous montrent la fécondité de Marie dans son propos de virginité. Elle porte à tous les humains, qui constituent le reste de sa descendance, la semence recréatrice. Celle qui a conçu du Saint Esprit jouit d'une fécondité infinie, qui laisse comprendre et sa virginité dans l'enfantement du Messie et sa maternité sans limite, parce que c'est une maternité selon l'esprit, qui ne connaît pas les limites de la chair. Une maternité christique.

Je vous laisse méditer sur un rapprochement : Jeanne d'Arc a fait très tôt un voeu de virginité, à 13 ans dit-on. Parce qu'elle avait été fiancée à un jeune homme, elle a dû, toute jeune encore elle-même, soutenir un procès qui lui était fait de la part de ce jeune homme qui ne pouvait pas se résoudre à la perdre (on le comprend). En même temps son dévouement à la communauté des hommes était sans limite. Son coeur, à l'image de celui de Marie, n'avait pas de limite, elle l'a montré le jour de son brûlement. A son grand dam, l'Anglais qui était préposé à brûler totalement le corps de Jeanne ne put pas brûler son coeur. Il dut se contenter de le jeter dans la Seine. Que reste-t-il, jusqu'au bout de Jeanne la Pucelle, comme elle se nommait elle-même fièrement ? Son coeur que le feu dut laisser intact.

mardi 11 janvier 2022

Notre-Seigneur

Jésus prenant conscience de sa  dignité de Fils unique, est appelé "Seigneur et Christ". "Ce Jésus que vous avez crucifié, Dieu l'a  fait Seigneur et Christ" dit saint Pierre aux Juifs, dans les premières pages des Actes des apôtres (Ac. 2, 36). Dieu ! Il ne s'agit pas de je ne sais quelle hyperbole trop humaine. Il s'agit du plan divin.

Nous savons ce que signifie Christ (voir la méditation qui porte ce titre), et pourquoi pour désigner le Mashiah (messie) les chrétiens ont très tôt préféré à l'original hébraïque le terme grec, christos, qui signifie l'oint de Dieu. Un titre royal certes, mais qui renvoie, en grec, à la royauté spirituelle telle que la décrit le prophète Daniel à propos du "Fils de l'homme" (Daniel 7, 13-14). Le mot grec permet aux chrétiens qui l'utilisent, de ne pas confondre la messianité du Christ avec celle que professaient les juifs du temps de Jésus et - ce qu'il y a de plus fort - parmi les juifs les apôtres eux-mêmes. "Seigneur c'est maintenant que tu vas rétablir la royauté pour Israël ?"(Ac. 1, 6) demandent-ils collectivement 40 jours après la résurrection. Etrange question qui montre bien que le Messie est attendu par tous les juifs comme un roi temporel. Ce que les princes des prêtres et les anciens du peuple n'ont pas supporté au point de condamner Jésus à mort chez Caïphe le grand prêtre, c'est qu'"il se soit fait l'égal de Dieu" tout en refusant la dimension politique et militaire attaché au titre de Meshiah. L'élite juive n'a pas supporté que Jésus refuse cette mission politique, que le peuple attendait face aux Romains et monte sur un âne pour entrer dans Jérusalem. Quant à l'élite chrétienne (les premiers apôtres), ils n'ont tout simplement pas compris que cette royauté du Christ ne puisse être que spirituelle, et que, spirituelle, elle soit plus vraie, plus attirante, plus universelle. Ils montrent anonymement leur incompréhension, parce que, tous réunis, alors que le Christ, ressuscité des morts, s'apprête à quitter la terre, ils posent cette question renversante sur le rétablissement de la royauté pour Israël, comme un vieux chouan, demanderait à Jésus revenu au monde "chez nous", comme dans la chanson de Botterel, s'il n'était pas le grand Monarque.

Marie, elle, enferme le mystère spirituel du Christ dans son corps de vierge-mère. Elle avait reçu cette parole de l'ange Gabriel, qui fait ici écho au prophète Daniel : "Il règnera sur le trône de David son père et son règne n'aura pas de fin" (Lc 1, 30). Marie est la seule à comprendre l'identité surnaturelle de son fils : elle sait de la science certaine que donne la foi que son fils n'est pas roi de la même façon que les autres rois ; n'est pas le messie au sens où l'entendent ses proches, n'est pas un homme comme les autres hommes. C'est cette science surnaturelle à laquelle sa virginité la conduit tout simplement. On peut dire qu'elle en sait plus que les apôtres, qu'elle est la seule à savoir.

Comment l'appeler ce Christ ? Quel titre lui donner ? Comment s'adresser à lui ? Question que se sont posée les apôtres dès le début.

Nous constatons qu'ils l'ont résolue souvent en l'appelant le Seigneur : ho kurios. Voici une liste des références évangélique où lui-même, où ses apôtres lui donnent ce titre. Lc 2, 11 ; 7, 13 ; 10? 1 ; 10, 39 ; 10, 41 ;11, 39 ; 12, 42, 13, 15, 17, 5 etc. On a l'embarras du choix. Mais je citerai d'abord Matth. 12, 8 "Le Fils de l'homme est Seigneur (kurios) même du sabbat". Cette référence en Matthieu est précieuse parce qu'elle est rare chez lui, mais qu'il la met dans la bouche même du Christ, qui se donne à lui-même le titre de Fils de l'homme, voir plus haut). Le sabbat est le jour du repos divin. Si le Fils de l'homme est seigneur du Sabbat, ce ne peut être qu'au sens où lui-même il est Dieu, "Seigneur", comme maître du jour où Dieu se reposa. Dieu seul est maître de son repos... Ce nom, donné au Christ est rare chez saint Matthieu, mais il est parfaitement explicite ; il renvoie à Dieu même. Il ne faut pas oublier que l'expression "le Seigneur" renvoie au tétragramme sacré qui forme Yahvé, un nom que le Grand prêtre ne prononçait qu'une fois par an, pour le grand pardon, dans e saint des saints, un nom que l'on ne sait plus écrire, parce que dans la lecture de l'Ecriture, Yahvé était remplacé par Adonai. Traduit par les Septantes, cela donne Kurios en grec. Dans le latin de saint Jérôme : Dominus. En français : le Seigneur. C'est le mot qui renvoie à Dieu lui-même, le mot qu'utilise saint Etienne au cours de son martyr : "Seigneur ne leur impute pas ce péché" (Ac. 7, 59). Et c'est en même temps le mot qu'utilise les deux soeurs Marthe et Marie, pour définir la relation qu'elles entretiennent avec leur mystérieux ami (Lc 10, 39-41).

En même temps kurios est un nom utilisé par les païens, en particulier en Orient, pour désigner l'homme ou la femme de pouvoir et le caractère absolu de son pouvoir. Le Pharaon, le Roi des rois, l'empereur romain même sont des dieux. Saint Paul explique merveilleusement la chose dans sa première épître aux Corinthiens, 8, 4 sq. : je le cite assez au long, dans la traduction proposée par Lemaitre de Sacy : "Nous savons que les idoles ne sont rien dans le monde et qu'il n'y a nul autre Dieu que le seul Dieu. . Car encore qu'il y en ait qui soient appelés Dieu soit dans le ciel ou dans la terre et qu'ainsi il y ait plusieurs dieux et plusieurs seigneurs, il n'y a néanmoins pour nous qu'un seul Dieu qui est le Père de qui toutes choses tirent leur être et qui nous a faits pour lui ; et il n'y a qu'un seul Seigneur, qui est Jésus-Christ, par qui toutes choses ont été faites, comme c'est aussi par lui que nous sommes tout ce que nous sommes". Un seul Dieu Père de tout, un seul Seigneur, créateur du monde. Le Fils est la Pensée ou l'art du Père comme dira saint Augustin plus tard. Il est Seigneur, non pas au sens où il y a plusieurs seigneurs sur la terre, mais au sens où le comprend tout lecteur de l'Ancien Testament, au sens où Seigneur est le nom du Dieu unique : les juifs lecteurs de la Bible se gardent bien de prononcer le nom divin, que nous avons maladroitement vocalisé "Yahvé". Les juifs pieux lorsqu'ils aperçoivent le tétragramme imprononçable ne le lisent pas et ils disent : Adonaï ! Le Seigneur.

Pourquoi parle-t-on, dans saint Paul comme dans le Credo, de Notre Seigneur ? Il me semble que l'on peut faire le rapprochement avec le Nom divin que donne Isaïe, 7, 14 :"On l'appellera Emmanuel, c'est-à-dire Dieu avec nous". L'une des premières formules qui apparaissent dans la liturgie est celle-là : Dieu avec nous ! Le Seigneur avec nous ! Notre Seigneur. Dieu a emprunté le chemin des hommes en se faisant homme, mais c'est pour que les hommes puissent emprunter le chemin de Dieu,  sans crainte de l'appeler "Notre Seigneur". "Si Dieu n'était pas notre bien, dit quelque part saint Thomas d'Aquin, nous ne serions pas obligés de l'aimer". Dieu notre Seigneur se fait nôtre. Il nous rend ainsi ses obligés, il nous oblige à lui rendre amour pour amour, à prendre la même voie que lui qui s'est fait homme, mais en sens inverse : pour que nous devenions Dieu. Il y a tout cela dans l'audace de cet adjectif possessif : notre Seigneur !

  

mercredi 5 janvier 2022

L'islam et les fils de Dieu

 L'islam ne veut pas entendre parler de "fils de Dieu". Il n'admet aucune fécondité de Dieu. Dieu est ce qu'il est, inconnaissable, sinon par ses récompenses et ses châtiments, qui pourtant ne sont pas lui mais ce qu'il aura voulu donner - positif ou négatif - à qui il le veut. Parmi les plus anciennes sourates du Coran, la 112, qui déclare de façon lapidaire : "Dis : Allah lui est unique. Allah, lui l'impénétrable. Il n'a pas engendré. Il n'a pas été engendré. Il n'y a pas un qui lui soit égal". Le Dieu de Mahomet pourrait être celui de Parménide : "l'être est". Il ne se mélange pas au fini. Il reste "impénétrable", inconnaissable, au fond il est absent. Absent des événements terrestres pour lesquels il n'est qu'indifférence. Absent dans son propre paradis, peu sensible lui-même aux plaisirs qu'il y offre. Volonté pure qui nous laisse nous débrouiller "avec le mal qu'il a créé" (Sourate 113).

Le christianisme, en opposition avec ce monde parménidien qui est celui de l'islam, nous aide à concevoir un Dieu qui n'est pas impénétrable ni identique à lui-même à perpétuité, il nous offre un monde où l'éternité est construite par le temps, qui est lui-même, comme l'ont vu les philosophes, Bergson avant Heidegger et plus clairement que lui, la plus discrète, l'augurale manifestation de l'être comme créé. Dans cette métaphysique du temps, le dessein divin advient petit à petit à sa créature, où le mal ne vient pas d'un caprice divin mais, comme l'a très bien vu Malebranche, du côté non-finie de la création, c'est-à-dire paradoxalement de la fécondité éternelle de Dieu, qui ne cesse d'envoyer son verbe dans la matière infiniment pénétrable.

Le christianisme authentique se garde pourtant d'imaginer le changement dans la nature divine elle-même, comme peut y avoir tendance certaine théologie allemande d'aujourd'hui, théologie qui commence d'ailleurs très tôt, au XIIIème siècle en Italie, avec Joachim de Flore, condamné sous Innocent III, parce qu'il avait posé du mouvement en Dieu. Du point de vue de sa nature, Dieu est sans cesse égal ou identique à lui-même. "Il n'engendre pas, il n'est pas engendré. Il n'est pas communiqué", comme le précise le concile de Latran IV (cf. Denzinger Sch. 803-808).  Ce n'est pas la nature divine, c'est la personne du Père qui engendre et dont le propre est d'engendrer, c'est la personne du fils qui est engendrée et dont le propre est de recevoir du Père ce qu'il est. Et c'est la troisième personne qui communique les deux autres dans le même Esprit. Ainsi Dieu trois personnes est-il essentiellement relations. Ce Dieu à la fois et rigoureusement un et trois, faisait dire au Père Congar : "La source est plurielle" (cf. Diversité et communion) et elle EST plurielle parce qu'elle EST une en trois. La source est plurielle, cela ne signifie pas qu'il y a trois sources ou trois sujets divins mais qu'au coeur de l'être-Dieu, s'affirme comme un nous, ce qui permet de comprendre pourquoi Dieu, le Dieu unique est amour en lui-même. Cette Histoire s'étend, en surplomb éternel de tout événement,  comme le Christ l'a racontée (cf. méditation précédente) : paternité et filiation dans l'Infini divin.

Ce Mystère des trois personnes divines, même présenté avec le maximum de rigueur en distinguant (c'est classique dans  la théologie romaine) le point de vue de la nature divine, qui n'engendre pas et n'est pas engendrée, et le point de vue des personnes, comme nous venons de le faire, ce Mystère l'islam le rejette absolument. Pas de fécondité en Dieu. Pas de fils, pas de fille, pas de compagne en Dieu. C'est que pour le Bédouin, il n'y a pas de fécondité autre que la sexuelle au fond : que l'humaine. Le Coran se permet même des tranches d'ironie à l'occasion sur ce chapitre: " Lui qui a tout créé, comment aurait-il un enfant sans avoir de compagnes ?" (Coran VI, 101). Ma foi... Je crois que la réponse est dans la question... S'il a tout créé, c'est qu'il n'avait pas besoin de compagne pour se montrer fécond. Et encore : "Que sa majesté soit exaltée, il n'a pris pour lui ni compagne ni fils" (Coran LXXII, 3). Pourquoi Dieu, qui a tout créé, aurait-il besoin d'une femme pour être fécond ? Ou bien, et c'est la question que pose Marie à l'inverse à travers sa virginité (reconnu par le Coran), est-il besoin d'un homme pour féconder une femme, dont le fruit des entrailles est le créateur du monde ? Mais non les musulmans n'en démordent pas, leur dieu n'est pas fécond par lui-même. Sa terrible solitude est stérile. Le monothéisme islamique (celui qui exclut que rien ne vienne rompre la solitude divine, celui du dieu impénétrable) est en réalité extrêmement dangereux, car il enferme Dieu en lui-même quitte à en faire un psychopathe.

La même chose en moins drôle sur la solitude d'Allah :"Ne mets point avec Allah d'autres divinités, car tu serais méprisé et délaissé" (Coran XVII, 23). On touche au thème des associateurs. De quoi s'agit-il ? La sourate 5, 72 est explicite sur ce dont il s'agit, sur le sort des associateurs d'abord :"O enfants d'Israël, adorez Allah, mon Seigneur et votre Seigneur. Allah interdit le paradis à quiconque attribue des associés à Dieu. Sa demeure sera le feu. Il n'existe pas de défenseur pour les injustes". Sur l'identité de ces associateurs ensuite : le verset suivant est parfaitement clair, ce sont les chrétiens : "Oui ceux qui disent Dieu est en vérité le troisième de trois sont impies"(5, 73).

Un système métaphysique qui enferme Dieu en lui refusant d'avoir un fils, ou en lui refusant d'avoir des fils (Sourate 5, 21) est un système qui condamne Dieu, en raison de sa perfection, à la stérilité. Stérilité spirituelle qui peut devenir aussi celle de ceux qui croient en lui, comme en témoigne la rigidification de l'islam depuis mille ans.