Le personnage de Jésus est en lui-même un mystère, que l"on découvre à travers les noms qu'Il porte, le nom qu'il a reçu "avant qu'il fût conçu dans le sein de sa mère" pour ce qui est de son prénom, nom qu'il tient de sa fonction ambiguë au milieu du peuple juif, pour ce qui est de son titre messianique, nom qu'il se donne à lui-même à la surprise de tous, en se prétendant, dès l'âge de 12 ans, "aux affaires de son Père", après une mémorable fugue au Temple. Oui, face à "son Père", il est le Fils. Ainsi se termine ce que l'on appelle imprudemment les évangiles de l'Enfance !
On a l'impression que ses relations familiales ne sont rien pour lui. Sa relation avec son Père divin est tout : son être même. En comparaison "Qui sont ma mère et mes frères ? Ceux qui écoutent la parole de Dieu et qui la gardent" (Mc, 3, 35). Pourtant la relation nouvelle qui est établie entre le Fils et son Père divin, dans le Royaume, ne remet pas en cause les relations familiales humaines. La Sainte famille reste la sainte Famille sur le chemin de l'Egypte ; Joseph dirige leur fuite en pleine nuit et permet à l'enfant d'échapper aux meurtriers. Marie est celle qui devine ou qui force les volontés de son fils 'à Cana (qui dira son intuition maternelle ?). C'est elle encore qui le suit jusqu'au pied de la croix. De façon plus générales, sans en rester à la Sainte famille, au sein de l'humanité, les relations familiales sont souvent ambiguës en elles-mêmes, allant jusqu'à réclamer parfois, dans la mythologie, le meurtre du père ou le meurtre du frère. Eh bien, avec leur imperfection, elles font désormais partie du Royaume et, surnaturalisées, elles se surimposent aux relations purement terrestres, en leur donnant leur vraie valeur : une valeur qui n'est pas seulement terrestre. Il ne s'agit pas d'un accomplissement purement terrestre des vertus familiales. La divinisation, la surnaturalisation de la vie familiale, dans le sacrement de mariage et tout ce qui y touche de près ou de loin, confère à la vie quotidienne quelle qu'elle soit, déchirée ou sereine, une valeur d'éternité. Cette relation du Père au Fils et du Fils au Père, loin de périmer la Création, lui donne une portée nouvelle. La Trinité, le Père et le Fils avec l'Esprit saint nous le verrons, est une famille. Cette famille divine illumine la famille humaine et la garde de tout égocentrisme et de toute médiocrité. Ou encore donne un sens à cet égocentrisme ou à cette médiocrité pour la délivrance des époux.
Il y a dans l'Evangile de Matthieu, un texte très curieux sur les rapports entre le Père et le Fils (11, 27) que l'on retrouve à peu de choses près dans saint Luc (10, 22). Je vais citer ce dernier texte largement. Il constitue la meilleure introduction au mystère de la paternité et de la filiation divine, dans l'unité du Saint Esprit :
"Ne mettez pas votre joie en ce que les esprit impurs vous sont soumis, mais réjouissez-vous plutôt de ce que vos noms sont inscrits dans les cieux. En cette même heure, Jésus tressaillit de joie en un mouvement du Saint Esprit et dit ces paroles : Je vous rends gloire, mon Père, Seigneur du ciel et de la terre, de ce que vous avez caché ces choses aux sages et aux prudents et que vous les avez révélées aux petits. Oui, mon Père, cela est juste parce que vous l'avez ainsi voulu. Mon Père m'a mis toutes choses dans les mains ; et nul ne connaît qui est le Fils que le Père, ni qui est le Père que le Fils et celui auquel le Fils l'aura voulu révéler" (trad. Lemaistre de Sacy).
Je voulais insister d'abord sur cette éternité qui est l'atmosphère que Jésus respire dans des mouvements ineffables qui sont ceux de l'Esprit saint, dans son coeur humain. Ni les sages ni les prudents ne parviennent à cette joie divine par leur seule sagesse et leur seule prudence. Et pourtant Dieu est là., une évidence tangible à tout moment pour l'humanité du Fils de Dieu, je veux dire pour le coeur humain de Jésus. Le Fils n'est jamais séparé du Père que par sa volonté expresse, quand il offre sa mort pour le salut du monde. Avec lui, tous les petits, ceux qui sont visés dans les neuf béatitudes, les pauvres en esprit, les doux, les miséricordieux, ceux là participent de la joie du Fils dans l'Esprit qui vient du Père et du Fils. Ce ne sont pas des intellectuels, ces enfants de Dieu, mais ils sont saisis par Dieu qui les reconnaît comme siens, de même que son Fils est sien.
"Nul ne connaît qui est le Fils que le Père, ni qui est le Père que le Fils et celui auquel le Fils l'aura voulu révéler". La connaissance que le Père a du Fils et la connaissance que le Fils a du Père sont profondément interdépendantes, elles se situent au même degré d'intimité, qui échappe au commun des mortels. La connaissance du Fils n'est pas plus aisée que la connaissance du Père. Elle est tout aussi divine. Elle suppose une révélation. On comprend que le Fils n'est pas seulement un messie, un envoyé, un ambassadeur du Père. Il est l'image parfaite du Père (Colossiens 1), la Pensée du Père, le logos du Père (Jean 1), l'empreinte de sa substance (Hébreux 1). Avec ces textes tirés des Evangiles synoptiques, on est très proche de la théologie johannique, par exemple le fameux : "Philippe cela fait si longtemps que tu es avec moi et tu ne sais pas que qui m'a vu a vu le Père ?" (Jean 14).
Notre Dieu est Père, il a un Fils unique, l'Unique engendré (unigenitus), toute sa fécondité est son fils, et il ne peut y avoir d'autre engendré du Père que le Fils, qui est Dieu, comme son Père est Dieu. Quant au Saint Esprit, Il n'est pas engendré du Père, sinon il serait l'unique engendré et donc le Fils. L'identité relationnelle du Saint Esprit est distincte de celle du Fils ; le Saint Esprit est issu du Père et du Fils. C'est cette relation d'origine (issu du Père et du Fils), relation naturellement distincte de celle du Fils (issu du Père), qui fait du Saint Esprit la troisième personne de la Sainte Trinité - et non un impossible deuxième Fils du Père.