lundi 8 août 2022

Voir Dieu

"Je veux voir Dieu !" Ainsi sainte Thérèse de l'Enfant Jésus résumait-elle l'engagement de toute sa vie. Quel est le but de notre vie ? Plus on accumule les connaissances, plus il paraît clair que ce que nous voulons au plus profond, c'est sortir de l'obscurité, qui est comme l'étoffe même de notre condition humaine pour découvrir ce que nous f... sur cette terre. Plus nous prenons conscience de l'absurdité de ce que nous savons de notre destinée, plus nous désirons comprendre. Pascal disait : l'homme est cet individu qui se réveille sur une île déserte et qui ne sait ni d'où il vient ni où il va. La première richesse intérieure de l'être humain, c'est la manière plus ou moins profonde dont il prend conscience de son ignorance : Socrate est le plus savant de tous les hommes parce que c'est le plus ignorant. Il a une conscience précise de son ignorance ; "Je sais que je ne sais rien". 

Nous n'avançons dans le mystère que lorsque nous acceptons de ne pas remplacer cette ignorance par une pseudo-science, une idéologie, une fausse religion, c'est-à-dire une religion qui nous promet de tout savoir et de jouir de tout, ici et maintenant. Une religion qui ne respecterait pas le mystère. En ce sens, le culte à mystère d'Eleusis représente la grande synthèse humaine ou paënne de notre ignorance et de notre attente. Quelle attente ? L'autre vie, bien sûr. Comme dit encore Pascal : "Il importe à toute vie de savoir si l'âme est mortelle ou immortelle". Seul, on ne peut pas résoudre la question, mais nous devons poser le problème. Dans son dialogue sur la piété, l'Alcibiade mineur, après avoir expliqué qu'il valait mieux pour  l'homme une piété sobre comme celle des Lacédémonien, qu'une piété histrionique comme celle des Athéniens, Platon conclut ; "Pour le reste il ne manque plus qu'un dieu vienne et nous enseigne".

Ce Dieu qui vient à nous, c'est Jésus-Christ. "Il n'y a pas d'autre Dieu au ciel que Notre Seigneur Jésus Christ" disait Mgr Marcel Lefebvre. Il est venu nous donner son Esprit, nous enseigner la vie éternelle. En lui, Dieu s'est manifesté, Dieu s'est montré. C'est tout ce que l'évangéliste appelle "le Dieu vrai", le seul vrai Dieu, le seul qui se soit fait connaître à nous, le seul dont il y ait une vérité humaine. Mais quelle est cette vérité humaine de Dieu ? La vie éternelle, puisqu'elle devient ici une vérité humaine, qui transforme notre existence,  et qu'elle reste une réalité divine car c'est Dieu et Dieu seul qui nous la donne. Comment ? Par la connaissance que nous prenons de lui.

"La vie éternelle, c'est qu'ils te connaissent toi le seul vrai Dieu et celui que tu as envoyé Jésus Christ"(Jean 17, 2). Un verset de la Première épître de Jean explique cela peut-être plus au fond, insistant sur deux points : d'abord, la foi, comme la vie éternelle qui en est la première manifestation, est un savoir. Nous avons reçu en héritage une intelligence du mystère, non pas la vérité tout entière mais une manière d'y entrer. Deuxième point : si Dieu est au-dessus de tout savoir, il nous a envoyé son Fils pour que quiconque connaisse le Fils connaisse le Père (Matth. 11) :  "Nous savons aussi, dit saint Jean, que le Fils de Dieu est venu nous donner l’intelligence pour que nous connaissions Celui qui est vrai ; et nous sommes en Celui qui est vrai, en son Fils Jésus Christ. C’est lui qui est le Dieu vrai, et la vie éternelle". Par la vie éternelle nous devenons le Dieu vrai, nous nous partageons à l'infini une vie divine, qui nous est offerte, ou bien, comme dit saint Pierre dans sa deuxième épître "nous partageons le sort de la nature divine" en restant humain par cette nature humaine que nous conservons. (II Pierre 1, 4).

Saint Thomas d'Aquin aime à citer deux textes du Nouveau Testament pour nous aider à comprendre ce qu'est la vie éternelle : "Nous le verrons comme il est", cette formule est de saint Jean. Et Paul renchérit : "Nous le verrons visage à visage". (I Cor 13, 12). Ces deux expressions signifient deux réalité apparemment opposées, mais qui ne font qu'un dans le plan du salut.

Premièrement : nous verrons Dieu et nous le verrons tel qu'en Lui-même. Comment cette vision est possible sans notre divinisation ? Pour voir Dieu, il faut être Dieu. Nous ne pouvons pas voir Dieu "comme il est", sans être divinisés par la lumière de sa gloire.

Deuxièmement : si nous le voyons "visage à visage" selon la formule de saint Paul, cela signifie que loin de nous laisser absorber par le grand brasier divin, notre relation avec lui est une relation  "de personne à personne". Du reste, c'est le mot grec visage prosôpon, qui exprime dans cette langue l'idée de personne. Dieu qui a créé chacun de nous individuellement ne détruit pas sa création mais la sublimise, en offrant à chaque être humain quelque chose du Je primordial, une parcelle pérenne de la subjectivité éternelle. Ainsi chaque individu sauvé, abandonnant ses travers personnels, est-il recréé, différent de tous les autres êtres, à la ressemblance divine. Nos visages, qui représentent dès maintenant cette individualité de chaque personne, plongés dans la lumière divine, prennent une beauté insoupçonnée : "tels qu'en eux-mêmes enfin l'éternité les change".

mardi 2 août 2022

Un désir naturel de voir Dieu ?

Je reprends la déclaration de mon ami journaliste dans la méditation précédente, osant poser une question qui fâche : est-ce que vraiment nous avons envie de Dieu ? Est-ce que nous avons un désir naturel de voir Dieu en lui-même ? Mettre un point d'interrogation en titre, pour un texte qui entend participer d'un commentaire catholique du Credo, cela peut paraître fort de café. Il n'y a pas de points d'interrogation dans le Credo, mais je maintiens le point d'interrogation ici néanmoins parce qu'il s'agit d'aller au-delà de la foi dans la vie éternelle, en se demandant si la perspective de la lumière divine est vraiment attirante, ou plutôt à quelles conditions elle l'est, si elle suscite en nous le désir, ou plutôt à quelles conditions elle le suscite. 

Certains trouveront sans doute que Dieu est toujours l'Infiniment attirant. C'est vrai dans l'épisode de la transfiguration du Seigneur (Lc 9). Pierre Jacques et Jean sont immédiatement fascinés par ce Christ qui se montre à eux dans un halos de lumière. Et Pierre va jusqu'à articuler une énormité, qui montre seulement qu'il est sous le charme : "Seigneur il nous est bon d'être ici. Si tu veux, faisons ici trois tentes, une pour toi une pour Moïse et une pour Elie". Cette scène inaugure une nouvelle relation entre Dieu et les hommes, une relation qui bannit la crainte. C'est l'Esprit de la Pentecôte. Luc commente à propos de saint Pierre : "Il ne savait pas ce qu'il disait". Et l'évangéliste d'ajouter : "Il parlait encore quand une nuée vint les couvrir de son ombre". Cette nuée, c'est la chekinah, présente au dessus du peuple hébreu dans le désert. Avec l'Ancien Testament revient la crainte : "Une grande crainte les saisit". Le Christ a laissé entrapercevoir la nouvelle économie du Dieu si proche. Intimité, légèreté, lumière. Mais la crainte demeure, comme en toile de fond. 

On constate la même ambivalence du sacré, à la fois lumineux et terrible, dans le récit de l'Annonciation, toujours chez saint Luc : une grande proximité entre l'ange et Marie. Et puis, comme chaque fois que la Puissance de Dieu se manifeste, les hommes qui en reçoivent l'impression, sont en même temps saisis de crainte. 

Marie ne fait pas exception : "Ne craignez pas Marie", lui dit l'Ange Gabriel au jour de l'Annonciation. "Voici que vous avez trouvé grâce auprès de Dieu"... Même Marie éprouve naturellement de la crainte en présence du Tout puissant. Elle ne le devrait pas car "elle a trouvé grâce auprès de Dieu". Elle entre ainsi la première dans le Royaume de la grâce, ce nouveau Royaume où la crainte n'existe pas et immédiatement d'ailleurs elle entre en même temps en  opposition, oui en lutte verbale avec l'ange qui lui avait annoncé qu'elle allait avoir pour fils le Messie - "Comment en sera-t-il ainsi car je ne connais pas d'homme ?". Elle est fiancée à Joseph nous dit l'Evangéliste, et elle ne... veut pas connaître d'homme. Magnifique liberté du Royaume de la grâce ! Extraordinaire naturel de cet échange avec l'ange. Sommes nous dans deux mondes différents ? Le monde où Dieu engendre la crainte et celui où Dieu suscite une joie libératrice ?  Nous sommes effectivement  comme entre ces deux mondes, selon la connaissance que nous avons reçue de Dieu.

La question que je pose, à la fin de ce Commentaire du Credo, n'est pas seulement une question, d'exégèse, qui trouverait réponse dans les textes. Le problème est tellement important dans notre culture que c'est devenu une question théologique : y a-t-il en nous un désir naturel de voir Dieu ? Or, justement, si nous voulons obtenir une réponse claire, la théologie, science de Dieu, peut parfaitement fonctionner, comme l'expliquait naguère Mgr Guérard des Lauriers, selon le mode hypothético-déductif, le mode de raisonnement proprement scientifique. On pose une hypothèse (avec un point d'interrogation) et on la vérifie ou on l'infirme selon qu'elle se trouve ou non dans l'enseignement divin (sacra doctrina), c'est-à-dire dans l'Ecriture, telle que la Tradition l'interprète, jusqu'à nous. Pour que ce mode de raisonnement puisse nous faire avancer, il faut encore que le sens des mots soit précisément établi, histoire d'éviter approximations et erreurs dans les inférences à la faveur de ce qui passerait pour une équivalence hasardeuse posée entre des termes qui, en rigueur, revêtent une signification différente. 

Plus crucial encore : un même mot peut recevoir des significations connexes, mais distinctes. Il en est ainsi par exemple du mot désir. 

Qu'est-ce que le désir de l'homme a à voir avec Dieu, l'Infini, l'éternel, au-delà de tout ce que nous pouvons en savoir ? Précisons les termes. 

Du point de vue scolastique, il faut distinguer le désir naturel et le désir élicite. Le désir naturel est une tendance fondamentale et innée, on peut inclure dans ces désirs naturels la faim, la soif et le désir sexuel, y ajouter les désirs liés à la sensation de froid et de chaud, à la fatigue et au bien être, à la volonté de puissance. Dans ces cinq cas, quelle que soit la connaissance de l'objet que l'on possède hic et nunc, on éprouve une excitation que l'on cherche à satisfaire ou un manque que l'on s'exerce à remplir. La satisfaction du désir naturel (orexis en grec) correspond à la disparition de l'excitation ou au comblement du vide, excitation et vide, qui, par ailleurs, renaissent sans cesse parce qu'ils proviennent de la nature. Ce désir naturel n'est pas compatible avec celui qui a Dieu pour objet.

Le désir qui a Dieu pour objet n'est pas un désir naturel au sens où Aristote parle d'orexis au début des Magna moralia. mais un désir élicite, un désir qui ne suit pas immédiatement une nature quelconque, mais qui naît de la connaissance que nous prenons de tel objet. Aristote parle alors non de l'orexis mais de l'epithumia. Ce désir-là devient une passion suscité et sans cesse renforcée par son objet. Il n'y a pas ce mécanisme de la satisfaction dans le désir de Dieu, nous n'avons pas à faire à un désir naturel comme le désir sexuel. Au contraire : le désir de Dieu n'est jamais rassasié et il augmente toujours, au fur et à mesure que l'on comprend, c'est-à-dire que l'on alimente de connaissances nouvelles notre désir : "Ceux qui me mangent auront encore faim et ceux qui me boivent auront encore soif" (Eccli 24, 21) proclame la Sagesse à propos d'elle-même. Cela signifie que le désir de la sagesse, à l'inverse des autres désirs n'est pas rassasié par la possession de son objet. A l'inverse, il augmente avec elle.

Ce désir de la sagesse  ne vient pas de notre nature. Il n'a rien à voir avec cette loi naturelle qui nous enseigne de manière innée le bon fonctionnement de l'animal humain. Il provient de la connaissance que nous acquérons auprès de Dieu, comme la Vierge Marie au contact de l'ange Gabriel. C'est ce que nous appelons le désir élicite. 

Quand on est allé au bout de la satisfaction des désirs ordinaires, il reste encore à expérimenter cet autre désir qui n'est jamais rassasié, qui ne procède ni de l'excitation ni du vide, mais plutôt de l'émerveillement, comme disait déjà Aristote. Si l'on met de côté la faiblesse humaine, qui contraint les couples à vivre à distance raisonnable l'un de l'autre, je peux dire que jamais je ne me lasserai de la présence de mon conjoint, celui que j'ai découvert, que j'ai choisi entre mille, celui dont je peux dire : "Nous étions faits l'un pour l'autre, nous ne nous connaissions pas et cette découverte mutuelle a engendré une passion inextinguible". Comme le voit très bien Houellebecq dans son dernier roman, Anéantir, cet amour n'a pas besoin de beaucoup de mots et se suffit de la présence de l'autre, présence remplie de la connaissance mutuelle que l'on épanche en silence. Dante, avec sa Béatrice, nous dit par exemple que c'est juste une affaire de regard : "Mes yeux la suivirent si loin qu'ils purent et quand ell' disparut, ils se tournèrent vers cet objet du désir le plus pur : tous mes regards furent pour Béatrice" (Le Paradis chant 1 v.  tr. Michel Orcel). Et encore du même Dante   : " Je me taisais mais mon désir était dépeint sur mon visage et ma question plus ardente que dite avec des mots" (Chant 4, v. 12 sq.)

Cet amour passion que décrit Dante est issu d'une connaissance, même si ce n'est en aucun cas une connaissance conceptuelle. Eh bien ! Dieu qui nous dit depuis l'Ancien Testament, dans le livre du prophète Osée par exemple, qu'il aime les hommes comme les hommes aiment leurs femmes, de façon passionnée, se laisse aimer ainsi : comme une présence irremplaçable, qui remplit celui qui l'a une fois appréhendée, qui fait naître son désir et le fait croître toujours plus.

Certains n'ont de Dieu que l'idée innée (simple nom de l'Infini)  que Descartes nous a appris à reconnaître et dont Pascal fait la matière de son Pari. D'autres ont reçu cette image de Dieu en  eux, mais ils l'ont reçue écornée, abimée, déformée, parfois méconnaissable, Dieu bonasse, Dieu horloge ou méchant Dieu, Le mot Dieu est abîmé comme dit la romancière  Sylvie Germain. Comment dans ces conditions peut naître un vrai désir de Dieu ? Comment la vision de Dieu peut-elle être attirante, si l'on s'en tient à l'image de Dieu que diffuse la culture moderne ? Au contraire un Dieu fait chair qui donne sa vie pour ses amis laisse espérer un amour infini. Cette espérance naît de la connaissance que nous prenons de Dieu, en lisant sa Parole ou, mieux encore, en en vivant. Le christianisme représente ce progrès dans la connaissance de Dieu qui nous rend infiniment attractive la vision que l'on nous promet du Dieu qui se définit lui même et se laisse découvrir comme amour.

Nous concluons cette courte mise en question en soulignant que l'amour de Dieu n'est pas instinctif, n'en déplaise au Vicaire savoyard. Nous ne sommes pas poussés à aimer Dieu comme nous sommes poussés à nous reproduire ou à nous protéger. Le désir de Dieu n'est pas un désir naturel. Néanmoins ce désir est profond, il vient d'une connaissance innée de Dieu ou de l'Infini, que nous formons en nous-mêmes et que nous précisons par l'expérience : expérience de la beauté du monde, expérience de la nécessité d'une morale, qui renvoie à un cosmos spirituel que nous formons au fur et à mesure de notre existence. Expérience du dépassement de soi par l'amour ou par la connaissance. Cette "expérience de l'existence" nous mène spontanément à Dieu,, non pas à un désir naturel de Dieu, mais à un désir qui naît de la curiosité, de l'émerveillement et aussi de la prudence, c'est-à-dire de la droite raison imposée aux choses à faire. 

Cette connaissance innée de Dieu, on la trouve exprimée à la fois dans l'épitre aux Romains, lorsque Paul nous dit que la loi morale est inscrite sur les tablettes de notre coeur (Rom. 2, 15), avant tout enseignement ; on la trouve également au chapitre I, 20 de la même Epître, lorsqu'il nous explique (reprenant l'enseignement du Livre de la Sagesse Sg 13, 1-13), que nous allons  aux choses invisibles par le spectacle de la beauté des choses visibles. 

On la trouve enfin dans le prologue de l'Evangile de Jean au verset 9 du chapitre 1 : "Le Verbe était la vraie lumière qui éclaire tout homme venant dans le monde" Tout homme quand ? demande Cajétan dans son Commentaire : tout homme quand il vient dans le monde, tout homme en naissant. Les protestants préfèrent parfois rattacher le groupe de mots "venant dans le monde" au sujet qui est verbum, le verbe, la Parole au commencement. "le Verbe éclaire tout homme en venant dans le monde". Cette lecture qui n'est pas celle de la tradition, est possible grammaticalement dans le texte grec original, quoi qu'elle paraisse un peu compliquée. Mais surtout elle a l'inconvénient de restreindre la mission de Jésus au temps qui suit sa vie terrestre, comme si le Verbe n'était pas de tout temps la sagesse promise à l'humanité, dont tous les hommes en venant dans le monde, reçoivent toujours au fond d'eux-mêmes, avec la connaissance de Dieu et du bien moral, quelque chose, de la vraie lumière.

Faut-il dire pour autant que l'amour de Dieu n'est pas naturel en nous ? Nous pensons avoir montré que l'amour de Dieu n'est pas instinctif dans l'homme puisqu'il dépend d'une connaissance, elle-même en partie innée, et en partie révélée ou acquise, comme l'enseignent et saint Paul et saint Jean. L'amour de Dieu n'a rien à voir avec un instinct qui serait caché en nous. Il naît de la connaissance que nous avons de lui, mais cette connaissance, elle, est bien innée, ainsi que l'enseignent les deux théologiens parmi les apôtres que sont saint Jean, le disciple et saint Paul le converti. Dans le grec d'Aristote, au début du Deuxième Livre de son Ethique à Nicomaque, nous trouvons une distinction qui convient assez bien à ce que nous essayons de dire. La vertu (arété : l'excellence humaine) n'est pas inscrite dans la nature au point qu'elle serait innée. Elle n'est pas dans l'homme par nature, en grec : phusei. Elle ne représente aucun désir naturel. Mais elle n'est pas pour autant contraire à la nature dont elle représente l'excellence réalisée. La vertu n'est pas instinctive (phusei), mais elle est selon la nature de l'homme, dont elle manifeste les virtualités. On dit : kata phusin. Elle est conforme à la nature.

Ainsi le désir de voir Dieu n'est pas dans la nature de l'homme, l'homme n'y accède pas spontanément. Mais au fur et à mesure qu'il connaît mieux le monde divin qui se révèle à lui au fil de son histoire personnelle et au fil de l'histoire du monde, il réalise combien ce Dieu, d'abord inconnu, se révèle  comme fait pour lui et il se découvre naturellement incliné vers lui. C'est saint Pierre lors de la transfiguration : on est bien ! Faisons trois tentes ! Comme l'explique Cajétan, en exposant là ce qui est le fond thomiste du thomisme : "La grâce perfectionne la nature selon le mode de la nature" (In IamIIae Q89 a6 n. 5). Et encore : "Il faut que tu réfléchisses au fait que tout l'univers est comme un seul être, à partir des forces naturelles et des forces surnaturelles". (In IamIIae Q62 a2). 

En cette affaire peut-être exagérément technique, il faut sauvegarder deux vérités contraires : Dieu est le bonheur de l'homme et Dieu transcende infiniment l'homme, il se donne à lui, c'est lui qui l'a aimé le premier. Aimer Dieu n'a rien à voir avec un droit de l'homme. C'est avant tout une manière de dépasser l'hommerie. Dante avait inventé un verbe pour cela dans le premier chant du Paradis : transumanar. En français : transhumaner. 

mercredi 27 juillet 2022

Approche philosophique de la vie éternelle

Le chrétien a toujours deux vies, une vie biologique, celle des organes qui nous constituent comme  êtres au monde, et une autre vie, spirituelle celle-là : la vie avec Dieu, la vie sans fin, la vie éternelle. La première; nous en prenons conscience facilement ; "On sent qu'on sent" comme disait Aristote. De la seconde, nous faisons l'expérience de temps à autres, lorsque nous parvenons à oublier le temps, ce Chronos de la mythologie grecque, qui dévore ses enfants. 

Autrefois nous savions bien que cette durée intemporelle dont parle Bergson est quelque chose de rare et de précieux. Hélas, on a très vite cessé d'écouter Bergson. La modernité calculante se caractérise par un quiproquo à cet égard : on a cru que pour être moderne, il fallait savoir compter et que compter le temps, cela nous permettait d'y échapper. Le temps compté  entrait en quelque sorte en notre pouvoir. Qui était maître des horloges croyait devenir maître de la vie elle-même. Ce raisonnement est rationnel mais il est trop simple : on ne peut calculer que le peu de temps qui statistiquement ne nous échappera pas, "le temps qui reste" dit saint Paul aux Romains, mais très vite dans une vie le temps revient à sa sauvagerie native et, pour parler en filant la métaphore des mythologues grecs, les infanticides de Chronos se multiplient, d'autant plus que le temps est compté. Rien n'échappe au calcul, sauf le temps, parce que c'est toujours le temps qui nous reste et que - c'est humiliant de le reconnaître, certains se sont donnés eux-mêmes la mort pour ne pas vivre cette humiliation - sauf si nous intervenons nous mêmes, nous ne pouvons pas dire le temps qui nous reste et finalement nous le laissons nous vaincre, comme son épée pour Damoclès..

C'est en sortant de l'obsession rationnelle du chronomètre que l'on peut espérer faire l'expérience de cet au-delà du temps qu'est la durée, "image mobile de l'immobile éternité", image mobile qui nous introduit à la vie éternelle. Il nous faut dit saint Augustin nous enfoncer sans peur dans les palais de la mémoire. "Ton souvenir en moi brille comme un ostensoire" s'écrie le Poète (Baudelaire Harmonies du soir). Il continue de briller et il brillera toujours, parce qu'il a rempli, parce qu'il a saturé tel instant de ta vie. Ainsi aussi sont les palais de la mémoire, séduisants jusqu'au bout. Tel est le genre  d'événements que nous cherchons, au-delà du temps et qui participe d'une éternité, parce qu'ils ont à voir avec l'être lui-même, qu'ils l'ont construit et qu'il est indestructible dans la mesure exacte où il a construit la personne, où il est devenu quelque chose de sa conscience. "La durée réelle est ce que l'on a toujours appelé le temps, mais le temps perçu comme indivisible", celui qui, intense, se prolonge indéfiniment dans le souvenir et ne se coupe jamais sans que s'exerce une forme de violence extérieure à lui.

Dans le langage des Evangiles (repris par saint Paul), on appelle cela des fruits. Le Christ nous demande de porter du fruit : tout ce que l'intensité de l'existence peut arracher au temps qui coupe, qui tue et qui sépare, tout ce qui peut faire mûrir, tout ce qui peut percevoir le souffle de l'éternité, tout ce qui est parvenue à une heureuse maturité, bref tout ce que Bergson appelle la durée ou tout ce que Platon appelle la beauté (parce que c'est la beauté qui est un appel), tout cela au fond nous parle, dans le temps, de l'éternité. Il ne s'agit pas de nier le temps, mais de "racheter le temps" (Eph. 5, 16), de permettre au temps d'échapper à lui-même et à sa logique de mort, en portant de beaux fruits.

Je parlais de ce dernier article du Credo, et du commentaire que j'avais entrepris d'en faire ici, avec un camarade journaliste (un des meilleurs sur la place de Paris, qui est en même temps profondément chrétien). Il me disait, avec la sincérité de l'expérience vécue que l'Eglise n'avait jamais réussi à rendre appétissante cette perspective de la vie éternelle. "Moi par exemple, je n'ai aucun désir de la connaître", affirmait il pour mettre fin à ce sujet de conversation. Je n'ai pas rebondi, mais j'ai pensé en moi-même, que, sauf une curiosité dévorante pour ce qui va se passer dans l'éternité, je n'éprouve par moi même absolument pas ce fameux désir naturel de voir Dieu dont a tant parlé le cardinal de Lubac. Dieu fait peur ou Dieu se dérobe à notre regard. Comment pouvons nous l'aimer spontanément sans voir le gap qui existe entre lui et nous ? Le fait est que dans certaines expériences de vie, Dieu semble s'approcher de nous en nous donnant un avant goût de ciel. Je pense à certains qui ont reçu les derniers sacrements et qui jouissent comme par avance d'une joie et d'une sérénité inentamable.

C'est ce que j'ai essayé de montrer en évoquant trop vite Platon et Bergson. Pour se faire une idée de l'éternité - juste une idée - il faut reconnaître qu'il nous arrive de perdre la notion du temps, d'expérimenter la durée, et que c'est à ce moment-là que nous sommes sur terre au plus proche du Ciel. Telle est la vraie contribution de la philosophie à cette grande question de la vie éternelle et parce qu'elle est plutôt rassurante, j'ai cherché à l'explorer pour commencer, avant d'aborder les énigmes de la théologie, cette énigme en particulier du désir naturel de Dieu que nous aborderons la prochaine fois..

vendredi 15 juillet 2022

La résurrection de la chair

"Le corps semé corps psychique ressuscite corps spirituel" déclare saint Paul aux Corinthiens (I Co. 15, 45)  dans une de ces formules qui disent tout en quelques mots, et dont il a le secret. Dans ces quelques mots, il offre comme un premier descriptif de l'anthropologie chrétienne, de la conception chrétienne de l'homme.

L'homme n'est pas pur esprit. Le fameux vers d'Alfred de Vigny : "L'homme est un dieu tombé qui se souvient des cieux" ne décrit pas une anthropologie chrétienne, mais renvoie à une conception gnostique de l'homme, à une opposition radicale entre le corps et l'esprit, qui n'est pas surmontable car il y a d'un côté, régissant les corps, le démiurge, créateur, qui a tout enseveli dans la matière (raison pour laquelle on l'appelle aussi le méchant dieu), et de l'autre un Hypertheos, purement spirituel, qui donne à l'homme cette étincelle d'esprit pur, qui, d'après Vigny fait de lui "un dieu tombé" et non un homme. 

Dès le IIème siècle dans son De Resurrectione carnis, Tertullien, théologien chrétien d'Afrique du nord, montre que le dogme de la résurrection de la chair contient une théologie appréciative du corps tout à fait opposée à la théologie des gnostiques, grands lecteurs de Platon et des néo-platoniciens et qui tiennent le mépris du corps pour la forme ordinaire de la sainteté, en se satisfaisant du fameux et sinistre jeu de mot : soma séma. Le corps est un tombeau.

C'est tout le contraire qui est vrai : le corps est beau en tant qu'oeuvre de Dieu. Il est beau au point que Dieu lui-même s'est fait chair en Jésus-Christ, lui que l'on appelle d'ailleurs "le plus beau des enfants des hommes", selon la prophétie du Psaume 44 : speciosus forma prae filiis hominum. Cette beauté, beauté des visages, beauté des proportions, beauté des mouvements, est un appel à l'amour, selon le beau jeu de mot entre to kallos la beauté et kalein qui signifie appeler. Le corps est une réalité noble, qu'il faut aimer pour tout ce qu'il nous offre, en particulier lorsqu'il apparaît faible ou fragile, alourdi par le handicap ou la vieillesse. Ce n'est pas l'origine du péché, comme le prétendent les gnostiques. C'est l'usage que l'on en fait qui peut être négatif et nous faire sombrer dans le péché. L'orgueil des "bodybuidés", la beauté quand elle devient un moyen d'écraser ou d'éclipser les autres, la sensualité quand elle est une fin en soi, tout ce que peuvent produire les trois concupiscence, énumérées par saint Jean au chapitre 5 de sa Première épître : la volonté de dominer, la volonté de briller ou la volonté de jouir sans amour.

Le mot de saint Paul demeure, pour quiconque a un minimum d'expérience de la vie : aujourd'hui "les désirs de la chair sont contraires à ceux de l'esprit, et les désirs de l'esprit contraires aux désirs de la chair" (Gal. 5, 9) ou, comme le dit encore saint Paul, "celui qui sème dans la chair récolte de la chair la corruption. Celui qui sème dans l'esprit récolte de l'esprit la vie éternelle" (Gal. 6, 8). Les désirs charnels, qui répondent au grand enjeu de la procréation et de la survie de l'espèce humaine, sont l'instrument de l'amour spirituel ou bien ils ne sont rien, et cela au sens le plus ordinaire du terme : rien. Ils ne sont pas. C'est Freud dans les Essais de psychanalyse, qui a remarqué à raison que le désir sexuel a pour but sa satisfaction, c'est-à-dire simplement la disparition de l'excitation qui l'a fait naître : le vide. Le nihilisme est toujours charnel. 

Voilà pourquoi la chair rencontre l'esprit, l'esprit rencontre la chair et la dialectique entre les deux est nécessaire. Le salaire de la chair c'est la mort. seul l'esprit porte du fruit, un fruit qui résiste au temps qui passe, alors que la chair obtient des satisfaction, qu'il faut sans cesse satisfaire de nouveau.. C'est donc à l'esprit non pas de faire disparaître la chair : impossible ! Qui veut faire l'ange fait la bête. Il s'agit plutôt  pour l'homme spirituel, de soumettre la chair à son dessein, pour qu'elle contribue au salut de la personne, par le plaisir comme aussi par la souffrance : le plaisir qui est la récompense du bien comme dit Aristote ; la souffrance qui est le bois de nos sacrifices, la manifestation de notre amour. le corps, oeuvre de Dieu, qui est bon et la chair, dynamisme difficile à contrôler au sein de l'homme, dynamisme contaminé par les trois concupiscences dont le moteur est eros et la finalité thanatos.

Il faut donc soigneusement distinguer le corps et la chair, même si certains traducteurs officiels de saint Paul ne le font pas ce qui donne des résultats dramatiques : par exemple dans un extrait lu le 8ème dimanche après la Pentecôte, l'expression "faire mourir les oeuvres de la chair" devient, à la gnostique : "faire mourir les oeuvres du corps". Ce n'est pas admissible.

Deuxième direction de recherche : ce dogme de la résurrection de la chair confirme l'espérance des philosophes en l'immortalité de l'âme : il y a quelque chose après la mort. L'homme n'est pas un être pour la mort. Mais en même temps, cette espérance, ce même dogme de la résurrection de la chair la contredit à force de l'approfondir et de l'exaucer. L'immortalité d'un ressuscité n'est pas seulement celle de l'Esprit, séparé de la matière, mais celle du composé humain, corps et esprit  indissolublement liés, et donc celle de chaque personne humaine promise à la résurrection. La philosophie est-elle capable d'apporter la preuve de cette immortalité personnelle de l'être humain ? Tant qu'elle professe que les êtres sont des êtres "individualisés par la matière" selon la formule d'Aristote, tant que c'est la matière qui, seule, les constituent comme séparables dans l'espace,  et donc comme individués, il n'est pas sûr que la philosophie puisse apporter grand chose à ce débat, comme l'avait perçu Cajétan, allant contre l'opinion dominante au Vème concile de Latran (1516) et affirmant, lui contre le torrent des docteurs de son temps, l'impuissance de la philosophie à prouver l'immortalité personnelle de l'âme humaine.

Historiquement ce "dogme des philosophes" qu'est l'individuation par la matière semble indiquer qu'Averroès (philosophe islamique mort en 1200) a raison de penser, en tant que disciple d'Aristote, que l'intellect actif est à la fois unique et présent en chaque homme et qu'à la mort du corps, la personne individuée disparaît dans la Pensée unique qui n'a pour objet qu'elle-même. 

La théologie chrétienne de la résurrection de la chair, tel que saint Paul le développe au chapitre 15 de la Première Epître aux Corinthiens, nous ouvre de tout autres perspectives, autorisées par le Credo, qui, rappelons-le, fait de cet événement eschatologique, la résurrection de la chair, une oeuvre appropriée au Saint Esprit lui-même , comme l'Eglise, nous l'avons vu, comme la communion des saints, la rémission des péchés et la vie éternelle. Cette idée de résurrection d'un corps mort est bien évidemment de l'ordre de la seule foi. Mais la foi a ses raisons que la raison ne sait pas reconnaître. Non pas des raisons démonstratives mais des présomptions qui, mises bout à bout, font une certitude, comme l'expliqua naguère le pascalien Filleau de la Chaise dans ses Discours introductifs aux Pensées. Présomptions ? Raison inclinantes ? Je pense, par exemple, aux corps conservés des saints, que l'on peut voir encore, quand l'Eglise, trop prévoyante, ne les a pas enveloppés de cire. Qui a regardé le visage du corps conservé de sainte Bernadette de Lourdes (visible dans le sanctuaire de Nevers), peut témoigner de l'extraordinaire finesse de ses traits merveilleusement parvenus jusqu'à nous. Quoi qu'il ne s'agisse pas là d'une preuve argumentative à proprement parler, je pense irrésistiblement à ces portraits funéraires chrétiens du Fayoum en Egypte. Ces visages, peints avec un réalisme lumineux, ne peuvent pas disparaître : ils saisissent pour la rendre présente à son destin intégral, une personnalité unique, qui encore aujourd'hui exprime aux badauds dans les musées sa différence infracassable.

Ces considérations nous invitent à scruter, au delà des visages (prosopon en grec) les personnes (en grec toujours, c'est le même mot), le mystère des personnes, dont chacune est créée immédiatement par Dieu. Comme dit le psaume : Quoniam tu Domine singulariter in spe, constituisti me (Ps. 4). Nous chantons cela à Complies, comme la certitudes dans laquelle nous nous endormons tranquillement : Dieu nous a fait un par un (singulariter), il nous a aimé avant de nous donner l'être. Nous avons chacun, et c'est ce qui nous rend différents les uns des autres pour toujours - des raisons d'espérer, qui sont constitutives de notre être moral et qui sont dispositives au salut par une  grâce, qui, elle aussi est personnelle. En donnant à notre "chair pourrissante" sa vie pour toujours, Dieu, nous ressuscitant, sauve les merveilles de sa création, dont aucune n'a été créée en vain et qui toutes se retrouveront dans les cieux nouveaux et la terre nouvelle où la vie est éternelle et  nous sauve pour toujours.


    

dimanche 10 juillet 2022

La Rémission des péchés

"Allons ! Discutons dit le Seigneur : tes péchés seraient-ils rouges comme l'écarlate, je te ferai blanc comme la neige, quand ils seraient rouge comme la pourpre, comme laine ils deviendront" (Is. 1, 18) s'écrie le prophète Isaïe.


Le premier mot qui nous frappe est le mot "discutons". C'est ce que nous allons faire justement. Il faut discuter avec Dieu, il nous y invite. Discuter de quoi ? De ce qui nous sépare de lui : du péché.  A charge pour nous de ne pas raconter n'importe quoi. A charge de rester vrai quoi qu'il se passe. La Vierge Marie en donne un exemple remarquable dans son dialogue avec l'ange Gabriel, où elle lui avoue qu'elle entend ne pas connaître d'homme, alors que Dieu attend d'elle qu'elle soit la mère du Messie.

Ensuite, dans ce verset d'Isaïe, le mot important pour ne pas tout confondre, c'est le deuxième verbe : "Je te ferai". Dieu nous transforme, il nous rend l'innocence perdue, mais sommes nous capables de nous laisser transformer ? Nous ne devenons capable de cette divine métamorphose, que si nous reconnaissons la gravité de notre péché.

Comment Dieu nous rend-il l'innocence perdue ? Comment opère-t-il "la rémission des péchés", en laquelle nous croyons ? Par la communion des saints, qui trouve son origine dans le Christ. Le Christ nous rachète. C'est lui qui parle dans ce verset de l'Ancien Testament, lui et non le prophète Isaïe. Il nous enseigne la réversibilité des mérites. Qu'est-ce à dire ? Sa souffrance est notre rachat. Rachetés par lui (il nous a payé "cher" dit saint Paul en pensant à sa mort sur la croix), nous pouvons nous racheter les uns les autres. Nous pouvons nous aussi, offrir nos souffrance pour les autres. Par l'amour. En expirant sur le bois de la croix, dit le vieux Cantique, Dieu nous aima plus que lui-même". C'est ce que nous appelons la rédemption, le rachat, la victoire de l'amour. "Il n'y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu'on aime". Le Christ a démontré son amour par sa mort. C'est en l'imitant que nous ferons nous aussi "un bon usage des maladie", un bon usage des souffrances, un bon usage du mal et de la mort. "Sans effusion de sang, dit saint Paul aux Hébreux, il n'y a pas de rémission" (Hébr. 9, 22). Bien sûr Dieu aurait pu déclarer le péché inexistant. "Une goutte de son sang aurait suffis pour sauver le monde" dit saint Thomas dans l'Adoro te. Il n'avait pas ce besoin de la souffrance de son fils pour effacer les péchés du monde. C'est le monde qui en avait besoin. Le monde avait besoin de transformer l'obstacle de la souffrance, le scandale de la souffrance et sa fragilité pécheresse, en autant de moyens du salut. Comment faire concrètement pour pratiquer cette alchimie existentielle ? Simplement regarder la croix du Seigneur et imiter Jésus sur sa croix, pour recevoir l'intelligence de la souffrance. Beaucoup aujourd'hui se détournent de cette intelligence-là.

Revenons à Isaïe pour comprendre ce qui se passe aujourd'hui, dans une société qui hait la souffrance, qui déteste la condition humaine, en rêvant à "transhumaner". Si l'on oubliait ce verbe "Je te ferai", dans l'expression "je te ferai blanc comme la neige", on pourrait lire ce verset d'Isaïe dans le sens où tout vaut tout, où rien, jamais, n'est grave, parce que Dieu pardonne toujours. La pastorale actuelle détourne trop souvent les fidèles de la croix. Le péché dans cette perspective, devient juste un truc pour les enfants : pour leur apprendre à vivre, au mieux, il s'agit d'un rappel du devoir social. Mais, c'est en tout cas ce que l'on imagine trop souvent en voyant les choses depuis notre ici-bas - entre grandes personnes, avec Dieu on finit toujours par s'entendre. Il est vrai qu'en tant que le péché est une offense faite à Dieu, Dieu a une immense réserve de pardon. Mais le péché n'est pas seulement une offense faite à Dieu, offense que Dieu, libéralement nous pardonne, comme le Père de l'Evangile pardonne au fils prodigue d'avoir mangé son héritage avec les prostituées. Ce pardon là, nous savons maintenant qu'il va de soi, que Dieu est miséricorde, que rien ne peut l'atteindre surtout pas nos péchés, et qu'il nous aime sans mesure.

Si l'on fait un pas de plus, et si l'on décide de faire abstraction du péché et de s'en tenir à la miséricorde de Dieu, quoi que nous fassions, ne risque-t-on pas trop facilement de croire que tout nous est permis ? 

Pauline Jaricot, au début du XIXème siècle, avait identifié ce risque d'une miséricorde "excessive" de ce Dieu, coeur ouvert et grand pardonneur, Dieu qui dans l'eucharistie met sa miséricorde à la merci des passants. Dans son livre L'amour infini dans la divine eucharistie, elle explique : « Autrefois, le sanctuaire était fermé par un voile ou par une séparation qui dérobait presque entièrement à la vue des fidèles la célébration des saints mystères. Aujourd’hui il est entièrement découvert. Les laïcs peuvent prendre place jusqu’au pied de l’autel et dans quelques églises le sanctuaire est si rapproché de la nef qu’on pourrait dire en quelque sorte qu’il n’existe point de séparation ». C'était la tendance de son époque. Que dirait-elle devant la nôtre ? Et cette dame d'oeuvre lyonnaise d'essayer de tirer une loi historique inquiétante pour la logique chrétienne de l'amour infini. N'en pouvant plus de son propre constat, elle s'adresse directement à Dieu  : « A mesure que l’homme s’éloigne de vous, vous paraissez vous rapprocher d’avantage de lui.  A mesure que notre foi s’affaiblit, la sainte Eglise, toujours dirigée par le Saint Esprit, expose de plus en plus Jésus-Christ aux adorations des fidèles ; elle multiplie les adorations du Saint Sacrement. Elle rend les sanctuaires de nos temples plus accessibles. Elle paraît se dépouiller de sa sévérité pour mettre notre sauveur à la portée de tous ceux qui désirent arriver au pied du trône de sa miséricorde ».

Faut-il dissimuler cet amour divin aux hommes qui en abusent et rétablir l’empire de la crainte ?  Faut-il oublier cette grande promesse de la rémission des péchés ? A Dieu ne plaise ! 

La révélation de l’amour divin est dans l’Ecriture elle-même, dès l’ancienne alliance. On ne peut pas détourner Dieu de son dessein d’amour. Il faut seulement le faire comprendre, ce dessein,  comme existant de personne à personne, de cœur à cœur, pour que les hommes, insérés chacun dans une relation d’amour avec Dieu, ne puisse pas se contenter de spéculer sur le grand courant anonyme de la bonté divine, sans répondre activement à son amour.  Un homme digne de ce nom, un homme de coeur doit se sentir responsable d'avoir à rendre amour pour amour, comme l'écrit souvent le Père de Foucauld. Et Pauline Jaricot surenchérit : « C’est donc pour vaincre notre cœur comme malgré nous que ce Dieu généreux, ces derniers temps, nous montre le sien vaincu par sa charité pour nous. Il veut que son cœur soit exposé à notre vénération afin de réveiller notre sensibilité par sa tendresse mise en opposition avec notre indifférence ». Le Sacré cœur, remède historique à la tiédeur de l’homme calculateur et qui ne sait que se servir de la bonté divine en misant sur son pardon, c’était sans doute aussi le fond de la pensée du Père de Foucauld, qui, rappelons le, portait un sacré cœur (le cœur surmonté de la croix) brodé sur son habit.  On peut se moquer de l’amour, parce que l’on s’en fait une représentation vague, mais on ne se moque pas de l’amant, en particulier lorsque c’est Dieu qui aime. «  De Dieu on ne se moque pas » disait saint Paul. Du cœur de Jésus, nous les hommes, nous ne saurions nous moquer sans encourir la colère de Dieu, c’est-à-dire avant tout notre propre mépris. Tel peut-être la première réponse que l'on donne face aux excès de la miséricorde divine dans la rémission des péchés. Qui est capable de se moquer du coeur de Dieu ? Celui-là ne peut encourir que la colère du Tout puissant, colère face à laquelle la plus forte chance est que le pécheur s'endurcisse... jusqu'à l'enfer.

Il ne s'agit pas un instant en effet de prétendre que le péché n 'est pas grave. Ce que je soutiens c'est que le péché, qui est une offense à Dieu, rencontre facilement en  Dieu le pardon. Mais c'est en nous que, si j'ose dire, ça coince. Georges Bernanos s'écriait dans le Soleil de Satan, : "Que le péché qui nous dévore laisse en nos êtres peu de substance". Le péché nous détruit, détruit en nous l'amour, la générosité, la grandeur d'âme, le sens de l'honneur et de la dignité, le respect de soi-même. Il fait de nous des calculateurs intéressés, des philosophes anglais, les Start Mill les Bentham, qui pensent que le souverain bien, ça se calcule.

J'allais dire une chose énorme : le pardon qui vient de Dieu n'est pas suffisant. 

Il faut que nous ayons la volonté de réparer le péché commis. C'est ce que comprenaient bien les jansénistes face au sacrement de pénitence : sortir du confessional en se disant : tout est réglé, c'est oublier que recevoir le pardon divin n'est pas suffisant, qu'il faut aussi se reconstruire. Alors que notre être moral inné est tout entier tourné vers Dieu, fin ultime de notre agir. A pécher, c'est-à-dire à vouloir agir comme si Dieu n'existait pas, on s'endurcit et on détruit cette orientation spontanée vers Dieu. Ne reste plus en nous  que la peur ou l'instinct social, qui nous interdit les péchés trop voyants, mais qui encourage secrètement les dérapages d'autant plus terribles qu'ils resteront socialement neutres. D'autant plus mauvais qu'ils sont accomplis impunément.

Bernanos encore une fois : " La plupart des catholiques ne considèrent les Evangiles que comme une espèce de code moral qui leur promet le salut éternel en récompense de l'honnête exécution du devoir social. Ils ne voient rien. Nous sommes environnés de surnaturel". "Environnés", c'est le mot. Le mal est surnaturel : satanique. Le bien est surnaturel : divin. Obscurément, tous ceux qui ont reçu une formation chrétienne de près ou de loin, savent qu'ils sont responsables du bien et du mal qu'ils font, dans une dimension qu'ils ne soupçonnent pas forcément (c'est ce que Max Wundt appelle l'hétérogénie des fins : les choses que l'on cherche à atteindre sont infiniment plus importantes objectivement qu'on ne le croit subjectivement). Ces individus "de marque chrétienne" (Pierre Manent) savent encore obscurément que toutes leurs actions les dépassent et qu'en cela elles sont bien surnaturelles, alors que dans la conscience que l'on prend du quotidien, on voudrait à toute force s'insérer dans l'ordinaire du jeu social et ne pas en démordre.

Cette censure purement sociale que l'on confond avec la morale authentique, est souvent vécue comme une sorte de triche à l'échelon d'une société. Comment se débarrasser de ce jeu social dans lequel, quoi qu'en pense Sartre, nous sommes tous des salauds. Oui comment faire disparaître cette triche ? Non pas en acceptant le choix entre les deux formes de surnaturel, le divin et le diabolique, comme le pensent les chrétiens conscients d'eux-mêmes ; mais en déformant le christianisme et ce qu'il y a de plus beau en lui : la miséricorde.  en répétant que le péché n'existe pas, que d'ailleurs le rouge écarlate équivaut à la blancheur de la neige, qu'en fait tout vaut tout, le blanc, le rouge, que le péché n'existe pas. 

Mais comment croire à la rémission des péchés si l'on ne croit plus au péché ? Et comment ne plus croire au péché quand on voit la grossièreté des âmes qu'habitent une sorte d'impunité pécheresse ? Justement, la première expérience qui mène à la conversion est l'expérience du mal. C'est tout ce qu'a compris le Fils prodigue de la Parabole. Il l'a payé cher cette compréhension, jusqu'à s'engager comme gardien de troupeaux chez un maître exigeant et rapiat, lui qui n-a pas su reconnaître la bonté de son propre père. Pour que le pardon du Père lui soit favorable, il a dû reconnaître : "J'ai péché contre le ciel et contre toi, je ne suis pas digne d'être appelé ton fils" (Luc 15). Appeler mal ce qui est mal et bien ce qui est bien, c'est le commencement du salut. La bonne disposition pour recevoir de manière efficace - et non purement formelle - la rémission des péchés, c'est, comme le Fils prodigue, d'avoir fait, de manière cinglante, l'expérience du mal. D'un mal, le péché, la mort ou l'humaine saloperie, qui est plus fort que soi. Lorsq'on le comprend, on saisit que l'on a besoin de Dieu.

vendredi 1 juillet 2022

La communion des saints

 Une autre oeuvre du Saint Esprit sur la terre - après l'Eglise - est ce que l'on nomme dans le Credo la communion des saints. Attention : la communion des saints n'a rien à voir avec la communion eucharistique. Elle ne concerne pas directement le corps eucharistique de Jésus, mais bien d'avantage son corps mystique, selon l'expression de saint Paul. Mais qu'est-ce que le corps mystique ? Le récit par saint Luc dans les Actes des apôtres de la conversion de Saul nous aide à le comprendre.

Au chapitre 9 de cet ouvrage, saint Paul lui-même raconte sa conversion au Christ sur le Chemin de Damas. Il est venu dans cette ville pour livrer ceux qu'il appelle les partisans de la Voie (les chrétiens) à la Justice du Sanhédrin, lequel Sanhédrin  a fait de lui Saül, son représentant avec droit de vie et de mort sur ces juifs déviants que l'on n'appelle pas encore les chrétiens, et sur lesquels il pourrait mettre la main. Il est à cheval, en route vers Damas, quand une grande lumière le jette à terre et le prive de l'usage de la vue ; il entend une voix lui dire : "Saul, Saul, pourquoi me persécutes-tu ? - Qui es-tu Seigneur ? - Je suis Jésus que tu persécutes". C'est de ce bref dialogue entre Saul et la lumière qu'est née la théologie du corps mystique dans les épîtres de Paul. ET c'est l'origine du dogme de la communion des saints.

Qu'appelle-t-on corps mystique du Christ ? Le jeune Saul, qui a dû croiser Jésus dans les rues de Jérusalem un ou deux ans auparavant, n'a jamais persécuté Jésus. Il se tenait à distance, c'est tout. Mais, après ces événements tragiques de Jérusalem, malgré le supplice déshonorant infligé au Christ, le nombre de ceux qui suivent sa voie ne fait qu'augmenter. Pour Saul, juif militant, il fallait que ça cesse, et vite. il a donc souhaité persécuter non pas le Christ, mais ceux qui suivent son enseignement. Eh bien ! Alors qu'il s'apprête à jouer les persécuteurs dans la capitale voisine de Damas, voilà que lui apparaît le Christ ressuscité, vivant, pour lui dire : les persécuter, ces fidèles qui suivent ma voie, c'est me persécuter. Au fond, eux et moi, c'est pareil. Voilà où commence la communion des saints : "Tous ce que vous ferez au plus petit d'entre les miens, c'est à moi que vous le ferez". "Celui qui vous aura donné à boire un verre d'eau, parce que vous êtes au Christ, celui-là ne perdra pas sa récompense" (Mc 9, 41). Incroyable attrape-tout de la communion des saints ! Il suffit de donner quelque chose à un chrétien pour le devenir.

Vous me direz : en toute orthodoxie, pour devenir chrétien, il faut la foi. Oui, mais quelle foi ? L'exemple de Gamaliel, le maître de Paul (cf. Ac. 22, 3), est éclairant. Ce dernier, sans doute impressionné par la Parole de Jésus, avait solennellement dit de laisser les chrétiens tranquilles (Ac. 5, 38-39) : "Si ce qu'il dit vient des hommes, cela ne tiendra pas. Si ce qu'il dit vient de Dieu, nul ne pourra le détruire. Ne prenez donc pas le risque de faire la guerre à Dieu". Façon de dire, comme Tertullien plus tard : le christianisme est tellement fou que s'il vient des hommes, cet enseignement ne tiendra pas. Je crois parce que c'est fou, credo quia ineptum est, c'est inepte et ça tient : ça vient de Dieu. Tel est le premier raisonnement qui vous inclut dans la communion des saints. Comme dit le Christ lui-même : "Ceux qui ne sont pas contre nous sont pour nous" (Mc 9, 40). 

On peut parler de communion des saints non pas seulement à propos des saints ou de ceux qui prétendent l'être. La communion des saints - nous verrons comment tout à l'heure - fait devenir saints ceux qui ne le sont pas. Elle s'exerce aussi à l'égard de tous ces demi-chrétiens, qui  ne peuvent pas ne pas sympathiser avec le Christ : comme Gamaliel, ou encore comme Nicodème qui vient voir le Christ de nuit et qui se plaît à cette demie-lumière, restant à distance.. C'est une histoire de verres à moitié vides ? Il faut les voir à moitié pleins, voilà la première règle de la communion des saints.   Comme le dit le Christ lui-même : "Ceux qui ne sont pas contre nous sont pour nous".

Après ce premier détour par Gamaliel, Nicodème et tous les mal-croyants, dont nous faisons tous partie à un moment ou à un autre, revenons à saint Paul. Que nous dit sa doctrine du corps mystique du Christ ? Nous sommes attachés à Jésus, et si, chrétiens,nous sommes solidaires les uns des autres, c'est d'abord parce que nous sommes tous le Corps mystique du Christ. Ainsi solidarisés les uns avec les autres dans le même esprit, nous pouvons prier les uns pour les autres, mériter les uns pour les autres, nous sacrifier les uns pour les autres. Nous pouvons faire en sorte que les vivants prient pour les morts et les morts pour les vivants. Membres en bonne santé ou membres malades, nous sommes un seul corps dans le Christ.

Je pense d'abord à Cajétan et à son travail théologique sur les indulgences, en réponse aux critiques de Martin Luther. A-t-il en tête le communisme des premiers chrétiens à Jérusalem, pratiquant le "Ce qui est à moi est à toi" ? Pour lui, en vis-à-vis de sa doctrine sociale dans les Opuscules philosophiques, dans lesquels il parle d'un Trésor public (aes publicum), qui doit être ouvert aux pauvres, il existe, dans le Royaume de Dieu, un trésor surnaturel, trésor de grâce, alimenté par les mérites du Christ, ceux de la Vierge Marie, en particulier au pied de la Croix (cf. son De Indulgentiis Q1), et ceux de tous les saints, qu'ils aient été répertoriés ou non, comme saints. En se le partageant, les élus ne font que l'augmenter, puisqu'il est substantiellement tout l'amour du monde et que qui partage l'amour en vérité en reçoit toujours plus encore qu'il en donne.

C'est au XIXème siècle que le dogme de la communion des saints (profondément agissant dans la religion populaire) a donné lieu aux plus longs développement depuis saint Paul et depuis Cajétan. Pour ces laïcs, poètes et penseurs chrétiens, les actions des justes forment un trésor de grâces dans le Christ, trésor fait pour être dépensé en faveur des pécheurs. Je pense à Joseph de Maistre et à sa doctrine de la réversibilité des mérites, je pense à Baudelaire, disciple caché de Maistre, et à son poème Réversibilité. Le nom de réversibilité a été inventé, dans son acception théologique, par Joseph de Maistre, pour désigner le fait que celui qui s'est trouvé gagner des mérites en ce monde peut les offrir à un autre dans l'autre monde. Le culte des morts, si important au XIXème siècle, s'est trouvé vivifié par cette doctrine, qui est l'application de la charité à l'urgence personnelle du salut. Baudelaire en fait un schème de l'amour passion dans l'extraordinaire poème auquel il a prêté ce nom abstrait : Réversibilité. L'homme amoureux trouve dans la femme aimée tout ce qui lui manque, au nom de l'amour. N'est-ce pas comme une application profane (non une profanation !) du christianisme ? : "Ange plein de bonheur, de joie et de lumière, / David mourant aurait demandé la santé / Aux émanations de ton corps enchanté ; / Mais de toi, je n'implore, ange, que tes prières / Ange plein de bonheur de joie et de lumière !". 

Je pense aussi, je pense enfin à cet ours mal léché qu'était Léon Bloy, le vaticinateur impénitent. Voici comment il s'exprime au sujet de la communion des saints :

Il y a une loi d'équilibre divin appelée la communion des Saints, en vertu de laquelle le mérite d'une âme, d'une seule âme est réversible sur le monde entier. Cette loi fait de nous des dieux et donne à la vie humaine des proportions du grandiose le plus ineffable. Le plus vil des goujats porte dans le creux de sa main des millions de coeurs et tient sous son pied des millions de têtes de serpents. Cela il le saura au dernier jour. Un homme qui ne prie pas fait un mal inexprimable en toute langue humaine ou angélique. Le silence des lèvres est bien autrement épouvantable que le silence des astres".

En effet, de par ce dogme de la communion des saints, on ne prie jamais pour soi seul. Et par conséquent ne pas prier, ce n'est pas seulement se faire du mal à soi-même, c'est manquer au choeur des voix polyphonique dans le cosmos avec qui et au nom de qui l'on prie, qui représentent l'humanité et constituent son offrande, venant de tous ceux qui veulent ce sacrifice augural et allant à tous ceux qui cherchent la rédemption en lui. La référence finale à la célèbre Pensée de Pascal que nous avons déjà cité sur le Silence éternel de ces espaces infinis, qui a quelque chose d'effrayant, est une magnifique trouvable : bien plus effrayant que les silences galactiques sont les silences mutiques, silence des lèvres qui devraient parler, silence des coeurs qui devraient proclamer ce qu'ils ont pu comprendre et qui se taisent. Nous sommes au temps des chiens muets.

Le dogme de la communion des saints, à travers la souffrance (celle du Christ sur la croix et de tous les offrants sur la terre), constitue la grande réponse au problème du mal, ou plutôt la grande entrée dans le mystère du mal.

Comme le dit simplement Maistre, dans sa Huitième Soirée de Saint-Pétersbourg, "le juste en souffrant volontairement, ne satisfait pas seulement pour lui, mais pour le coupable par voie de réversibilité. La communion des saints est cette pierre philosophale, qui transforme le mal en bien par le miracle de l'offrande. Je dis miracle car cette offrande des péchés de toute l'humanité appartient au Christ, qui seul la rend possible. Nous la pratiquons dans la communion des saints. A son imitation.




samedi 4 juin 2022

La sainte Eglise catholique

"Sanctam Ecclesiam catholicam" : c'est moins net dans le Credo de Nicée que l'on récite pendant la messe, mais en tout cas, dans le Symbole des apôtres que nous commentons ici, Ecclesiam est employé à l'accusatif seul, sans la  préposition 'in", réservée à Dieu, Père, Fils et Saint Esprit, simplement en apposition à Spiritum sanctum. L'apposition développe le sens du terme auquel elle est apposée, elle a une valeur dite explétive. Je crois dans l'Esprit saint, à savoir, sur la terre et pour les hommes de bonne volonté, la sainte Eglise catholique, la communion des saints, qui est aussi le fait du Saint Esprit, la rémission des péchés, qui marque sa puissance, la résurrection de la chair, qui accomplit le destin humain en son nom, et enfin, au Ciel, la vie éternelle, plérôme de la divino-humanité, réalisé par le Saint Esprit. A tous ceux qui se plaigne que l'Eglise traditionnelle n'apportait pas assez de raisons à la dévotion au Saint Esprit, le Symbole des apôtres apporte une réponse, en plaçant en apposition au Saint Esprit, cinq oeuvres qui lui sont appropriées. Vivre de l'Esprit saint, recevoir ses consolations, c'est ressentir en soi l'oeuvre de la troisième personne de la Trinité.

La première oeuvre du Saint Esprit, c'est l'Eglise, non pas les structures humaines de l'Eglise, mais cette convocation, ce rassemblement de tous les chrétiens (c'est le sens du mot grec Ecclesia tout comme du nom hébreu Qahal), rassemblement qui a lieu par grâce. L'Eglise naît chaque jour de cet appel de Dieu qui la fait exister, épouse du Christ, regroupant l'ensemble de ceux qui l'ont épousée ou simplement qui y prétendent, l'ensemble de ceux qui, à un moment ou à un autre, ont eu simplement le coup de foudre pour elle, jusqu'à vouloir recevoir le baptême (baptême de désir et même baptême du sang versé) ou jusqu'à le recevoir en réalité (baptême de l'eau). Dans tous les cas de figure, le Credo de Nicée nous fait préciser : "Je reconnais un seul batême pour le pardon des péchés". Voilà ce qu'est : être d'Eglise. Reconnaître au moins le baptême de désir (le désir du baptême) comme l'instrument du salut universel. Reconnaître comme Platon dans l'Alcibiade mineur, que spirituellement on ne s'en sort pas tout seul, qu'il faut qu'un dieu vienne et nous enseigne, que notre piété "naturelle" n'est pas suffisante, que c'est le Dieu qui est venu qui nous enseigne le surnaturel et que c'est dans l'Eglise que nous le découvrons.

Que vuoï ? disait Jacques Lacan à ses patients, autrement dit : "Veux tu vraiment ce que tu désires" ? C'est la question que pose l'Eglise pour faire cheminer vers le Christ, dans l'Esprit saint tous ceux qui se revendiquent d'elle. C'est l'utilité de l'Eglise, de nous obliger à ne pas transiger avec notre désir profond, à ne pas être seulement des auditeurs de la parole, comme dit l'apôtre Jacques, mais des acteurs, qui mettent en pratique ce qu'ils ont reçu. L'Eglise, comme communauté, à travers les sept sacrements qu'elle nous propose, est censée nous aider à cette mise en pratique, qui matérialise la Parole que nous avons reçue d'elle. 

Certains contestent la nécessité de l'Eglise : "Que d'hommes ! Que d'hommes entre Dieu et moi" soupirait le Vicaire savoyard, alias Jean-Jacques Rousseau dans L'Emile. Pour lui, l'Eglise est trop humaine et elle humanise le message du Christ... On est bien obligé de reconnaître que Jean-Jacques ou Voltaire ou Diderot ont eu en partie raison dans leurs critiques des personnes, et qu'en tout cas, s'ils n'ont pas eu raison sur toute la ligne, ils ont des raisons contre beaucoup d'ecclésiastiques, "ambassadeurs du Christ" comme saint Paul définit les prêtres, mais alors  qui sont des ambassadeurs qui trop souvent ont perdu leurs lettres de créance, comme un nonce parisien, récent démissionnaire. Ceux-là, les galonnés indignes, ne doivent faire oublier ni les saints ni les tacherons qui font humblement leur travail de prêtre, ayant eux mêmes reçu la miséricorde de Dieu, qu''ils connaissent parce qu'ils l'ont expérimenté pour eux mêmes. Si l''Eglise est sainte, ce n'est pas parce que les individus qui la composent sont des saints mais parce que tous peuvent recevoir d'elle, à travers son enseignement ou à travers ses sacrements, une forme de sainteté. Son enseignement ? "L'Evangile éternel" (Apoc. 14, 1) qui est un don du Saint Esprit, l'Esprit du Christ. Ses sacrements ? Des signes qui produisent la grâce qu'ils signifient, en transmettant aux pauvres terriens que nous sommes la vie éternelle.

L'Eglise, vue sous un  certain angle qui est celui de son unité, à travers et au delà de la diversité de ses membres,  est coextensible au temps humain, elle est, nous l'avons dit, la convocation éternelle que Dieu lance à tous les hommes. L'incarnation est le moyen par lequel elle se réalise dans l'histoire, c'est parce que Dieu se fait homme en Jésus Christ, que les humains peuvent, à leur tour, être christifiés. Mais ce grand dessein du salut existe en Dieu avant le Christ et avant même l'ancienne alliance ; d'une certaine façon l'Eglise existe avant le Christ. Dans Le Pasteur d'Hermas (prêtre romain autour de 150) elle apparaît sous les traits d'une vieille dame, comme si elle était là, comme bercail, avant le Bon Pasteur : "J'ai encore d'autres brebis qui ne sont pas de ce bercail. Il faut que je les mène et elles entendront ma voix et il n'y aura qu'un seul Bercail et un seul pasteur". Quel est cet autre bercail ? Celui de l'Evangile éternel. Celui de la convocation divine, qui commence avec Adam, le premier homme. 

Le premier grand théologien chrétien, saint Irénée de Lyon insistait sur le fait qu'on ne pouvait pas être vraiment chrétien sans croire que le premier Adam était sauvé, que la convocation divine lui avait été adressée avec succès, que certes, au cours de l'histoire, l'humanité entière n'a pas répondu positivement à la divine convocation, mais que cette dernière a réussi, qu'elle a porté son fruit dès le premier homme. Dieu n'échoue pas, c'est l'homme qui se détourne de lui. Mais un bercail est préparé dès l'origine pour l'humanité, une demeure mystique. "Au commencement était l'Eglise" écrit l'historien Rohrbacher en guise d'ouverture à sa monumentale histoire de l'Eglise. Au commencement est l'appel de Dieu à sa créature, qui porte en elle, non seulement une âme immortelle, mais l'Esprit de Dieu qui la remplit. Au commencement est l'Esprit saint, âme incréée de l'Eglise comme l'expliquait naguère le cardinal Journet, l'Esprit saint qui est, n'en déplaise aux faiseurs de projets oecuméniques, son unité secrète, son caractère divin absolument originaire.

L'Eglise est sainte, nous l'avons dit, non par la volonté de ses membres mais par le décret de Dieu, qui par sa grâce, rend possible la sainteté de l'homme. L'Eglise est une, c'est-à-dire catholique (universelle), dans son âme incréée, le Saint Esprit. Cette unité divine est la seule oecuménicité qui vaille et l'oecuménisme s'il a un sens consiste à ramener les Eglises à la fécondité divine dans laquelle l'homme trouve son bercail.

Le sujet est interminable. Je voudrais finir pour l'instant en soulignant que là où le Symbole de Nicée énumère quatre notes de la véritable Eglise, qui est une sainte catholique et apostolique, le symbole des apôtres n'en cite que deux ; la véritable Eglise est une et elle est catholique. Ce sont aussi les deux épithètes que choisit d'employer Ignace d'Antioche dans sa Lettre aux Smyrniotes (vers 110), dans laquelle il évoque "la sainte Eglise catholique de Smyrne". L'Eglise est une mais elle est partout, au fond comme Dieu dont elle est comme la première image créée.

mercredi 11 mai 2022

le doux hôte de notre âme

 Des trois personnes de la Sainte Trinité, le Saint Esprit est le plus proche de nous, car il est celui qui nous fait faire l'expérience de Dieu. Sans cette expérience, expérience de calme, de paix de bonheur, de désir inextinguible, expérience qui peut commencer par un : il y a forcément quelqu'un ou encore par un : il est impossible que Dieu ne soit pas, oui sans ce "sens de Dieu", il n'y a pas de foi adulte. Je pense à saint Pierre devant Jésus transfiguré sur le Mont Thabor. L'apôtre s'écrie : "Seigneur il nous est bon d'être ici, si tu veux faisons ici trois tentes...". Dans l'Ancien Testament Dieu est terrible, qui subsisterait devant sa fece ? Dans le nouveau, la présence de Dieu est agréable ; il faut éprouver cette sensation de bonheur où l'on reconnaît le Saint Esprit. 

On peut être fasciné par la personne du Christ, on peut aimer Marie, la Vierge mère par qui tout est arrivé, on peut aussi aimer l'Eglise de l'ordre, l'Eglise catholique, ses dogmes et ses lois, si l'on ne fait pas l'expérience du Saint Esprit, on ne pourra jamais dire que l'on aime Dieu de tout son coeur de toute son âme et de tout son esprit, pour reprendre les mots bien connus du Deutéronome. Autre chose est d'être intéressé par la question religieuse, par les personnages de l'Evangile, par l'histoire de la Révélation (c'est bien, il y a un début à tout),et autre chose d'avoir un jour, une heure ou même une minute senti la joie du Saint Esprit, "cette joie que personne ne pourra nous ôter" d'après l'Evangile de Jean, cette joie par laquelle et dans laquelle nous sommes ignifugés contre l'enfer. 

Tel est le don du Saint Esprit aux créatures que nous sommes. Ce don qui consiste à laisser vibrer en soi la parole de Dieu - "Nos coeurs n'étaient ils pas tout brûlants lorsqu'il nous expliquait les Ecritures ?" se disaient les disciples d'Emmaüs après avoir croisé Jésus ressuscité (Lc 20). "Qu'est-ce qui empêche que je sois baptisé ?" dit l'eunuque de la reine Candace d'Ethiopie après avoir entendu le diacre Philippe lui expliquer le chapitre 53 d'Isaïe (cf. Ac. 8, 27 sq.). Ces trois personnages, les deux disciples et l'eunuque sont habités par le même enthousiasme.

Ce sentiment de joie nous est donné dès que nous nous mettons à la recherche de Dieu et dans la mesure où nous jouons, avec sérieux, le jeu de la quête de Dieu. "Contre de telles choses, il n'y a pas de loi" dit saint Paul (Gal. 5, 23). Contre l'Esprit saint, il n'y a pas de loi. "A quiconque parlera contre le Fils de l'homme, il sera pardonné, mais à quiconque blasphémera contre l'Esprit saint, il ne sera pas pardonné" (voir Lc 12, 10). Car c'est l'Esprit saint qui s'unit à notre esprit pour crier : Abba ! Père !" (Rom. 8, 16). Blasphémer contre le Saint Esprit, c'est détruire son propre esprit, en s'interdisant d'aller à Dieu de quelque manière que ce soit. Si notre esprit est faussé, nous n'avons plus rien à attendre et ne pouvons prétendre à une vie avec Dieu.

jeudi 5 mai 2022

Quel Esprit

L'Esprit saint, c'est l'Esprit de Dieu, fécond ou fertile comme Dieu est créateur, intelligent comme Dieu est Esprit, aimant comme Dieu est amour, paisible comme Dieu est la tranquillité de l'ordre. N'oublions pas que Dieu est partout, que son Esprit est l'être de toutes choses, l'existence de chacune. Même au commencement du monde, nous dit le Livre de la Genèse, "l'Esprit planait sur les eaux". L'introït de la fête de la Pentecôte dit joliment cette présence de l'Esprit en toutes choses : "Ce qui contient toutes choses (l'Esprit) a la science de la voix". Le Tout nous parle ! ou bien, et c'est la même chose, il nous fait rêver toujours d'un ailleurs infiniment présent, dans une analogie poétique sans cesse recommencée. Toutes choses nous parlent de Dieu. Une pâquerette, tout comme les espaces infinis du Cosmos dont le silence n'est effrayant que lorsque l'on ne sait plus reconnaître dans cette infinité spatiale, ou plutôt dans cet espace sans cesse en expansion, l'image muette de l'Infini divin : "Les Cieux racontent la gloire de Dieu" (Ps. 18), et ce silence même est la première introduction à la connaissance métaphysique, connaissance qui nous fait participer à l'Esprit divin.

Avons nous besoin que l'on nous envoie l'Esprit saint ? Avons nous besoin que le Christ nous envoie l'Esprit saint alors que déjà Il est partout ? Oui... Nous devons aspirer "aux fruits de l'Esprit" comme dit saint Paul (Gal). Il faut que nous prenions de l'Esprit toujours vivant en nous, une conscience plus aigüe, c'est-à-dire plus intime, conscience de sa présence, qui est la foi. Il faut que nous le retrouvions car, par la distraction du péché originel, nous l'avons perdu. "Le Père qui est au Ciel donnera l'Esprit saint à qui le lui demande" (Luc 17, 13). C'est en quelque sorte le résumé de la liturgie du baptême, plusieurs fois répété lors du baptême d'adulte : "Sors esprit impur et cède la place à l'Esprit saint consolateur". Nous avons toutes les raisons du monde de préférer "l'Esprit bon" à l'esprit impur. La tristesse nous avertit lorsque l'esprit impur risque de l'emporter. Notre désir alors devient à lui-même sa propre fin. Et quand la satisfaction du désir est sa seule fin, alors le néant l'emporte sur tout, l'amour se dissipe, le but du désir est simplement la suppression de l'excitation. La mort donc, précise Freud : thanatos. Saint Paul l'avait dit déjà depuis longtemps : "le salaire du péché c'est la mort" (Rom. 6, 23). Il n'entendait pas par là je ne sais quelle indignité du péché de chair (souvent dans sa lunette). Mais il suggérait la mort du désir charnel lui-même, par l'épuisement de la satisfaction.

Lorsque l'on dit que la nature a horreur du vide, c'est vrai aussi pour l'Esprit : si ce n'est pas l'Esprit bon, si ce n'est pas l'Esprit saint, ce sera l'esprit impur, ce sera l'animalité en nous qui parlera pour tout se soumettre et tout détruire ou plutôt pour tout réduire au néant de la satisfaction. Nous pouvons immédiatement prendre conscience de cela. Mais si nous voulons nous sauver nous mêmes, nous ne nous sauverons pourtant pas par nous-même, mais en faisant appel à l'Esprit saint pour faire sortir l'Esprit impur, ce faux, ce mauvais infini qui nous obsède.

L'Esprit saint est toujours à l'inverse de ce que nous sommes, comme le signifient merveilleusement les paroles de la Séquence Veni Sancte Spiritus, le jour de la Pentecôte : "Dans les travaux, vous êtes le repos, dans la chaleur l'ombre, dans la détresse, la consolation. (...) Sans la puissance divine, il n'est rien dans l'homme, rien qui soit indemne. Lavez ce qui est sordide, arrosez ce qui est sec, guérissez ce qui est blessé. Assouplissez ce qui est rigide, réchauffez ce qui est froid, redressez ce qui est dévié". L'esprit est toujours en contre-position de nos défaillances. 

Pour le recevoir, il faut et il suffit de reconnaître nos lacunes, nos manques, nos carences... Non pas dans une humilité théâtrale ou compulsive, mais simplement parce que c'est la vérité de ce que nous vivons, une vérité anthropologique : la chair va au néant, vérité découverte par saint Paul, exaltée par saint Augustin et redécouverte dans ses Essais de psychanalyse par Freud, pour qui malheureusement la Pentecôte n'est pas la fête de l'Esprit saint, comme elle l'est pour les chrétiens, mais la fête des cabanes, ou la fête des tentes ; une allégorie de la cure analytique ces cabanes dans le désert ? C'est en tout cas un peu ce qui ressort des deux saisons de la série d'Arte En thérapie, pas inintéressantes par ailleurs.

jeudi 14 avril 2022

Quelques remarques sur la théologie trinitaire

Si l'on demande à un chrétien : qu'est-ce que le Saint Esprit ? Il répondra sans doute : "C'est la troisième personne de la Sainte Trinité". Le chrétien prie au nom du Père, et du Fils et et du Saint Esprit et c'est au nom du Père, et du Fils et et du Saint Esprit qu'il fait ce signe de reconnaissance et de bénédiction qu'est le signe de croix.

Mais qu'est-ce que la Sainte Trinité ? Ce mot apparaît après la rédaction du Nouveau Testament pour systématiser l'idée selon laquelle à la fois le Père est Dieu, le Fils est Dieu, le Saint Esprit est Dieu, et en même temps, dans la Trinité il y a un seul Dieu. J'ai l'habitude de résumer la puissance de ce mystère en disant : notre Dieu est unique parce qu'il est infini. Mais il n'est pas seul parce qu'il est amour. 

Pour bien entrer dans ce mystère, il faut ajouter que le mot "personne" n'est pas utilisé tout à fait dans le même sens si l'on parle des personnes trinitaires ou bien si l'on évoque une personne humaine. La personne humaine est sujet et il y a autant de personnes qu'il y a de sujets Les personnes divines (je veux dire : le Père, le Fils et le Saint Esprit) ne sont pas des sujets mais des relations,, constituées distinctes par leur origine différente. Ainsi, la seule différence entre le Père et le Fils est que le Père, infini et éternel, est sans origine tandis que le Fils, infini et éternel, est né du Très haut Si le Père, le Fils et le Saint Esprit étaient des sujets il y aurait trois sujets divins et donc trois dieux. Dans la ligne de ce que Claude Tresmontant appelait "la sainte bibliothèque hébraïque (la Bible), nous savons qu'il y a un seul Dieu : Ecoute Israël le Seigneur est ton Dieu, le Seigneur est un" (shema Israël). Le fils est la même substance que le Père (consubstantiel). La différence entre le Père et le Fils est que le Père est issu de lui-même. Le Fils est issu du Père. Quant au Saint Esprit, s'il était simplement "né ou issu du Très Haut", il ne serait pas différent du Fils, il serait le Fils, puisqu'il aurait la même relation d'origine (issu du Père). Il y a, en Dieu, une troisième relation d'origine, c'est que le Saint Esprit est issu à la fois du Père et du Fils. Il n'est pas un sujet à côté du Père et du Fils. Il est la relation entre le Père et le Fils, leur amour. 

Nous trouvons dans cette théologie trinitaire occidentale, où les personnes trinitaires ne sont que des relations d'origine et non des sujets, la raison profonde de l'addition du Filioque, cet ajout au Credo de Nicée (324) que les chrétiens orientaux n'ont jamais admis. Pour les Occidentaux, il y a une nécessité vitale à considérer que les personnes divines ne sont que des relations et qu'elles ne peuvent être distinctes comme relations que si la troisième personne est issue des deux autres. La théologie orientale considère qu'elle n'a pas besoin de cette élaboration rationnelle du modèle trinitaire. Elle l'estimerait même dangereuse, source d'un rationalisme doctrinal qui tue la foi. Pour les théologiens orientaux, en effet, les trois personnes en un seul Dieu sont un donné qui vient de l'Ecriture et qui n'a pas besoin de théorie rationnalisante mais repose uniquement sur les affirmations de l'Ecriture et en définitive, la foi des chrétiens.

Sans vouloir jouer la carte d'un concordisme trop facile entre l'Orient et l'Occident, je crois que les Occidentaux ont tendu à faire disparaître le mystère de la théologie, comme le souligne par exemple Louis Bouyer dans les écrits de la dernière période de sa vie. Le thomisme, en particulier, a pu apparaître comme une forme de rationalisme dans telle ou telle de ses incarnations, en particulier dans les textes scolaires souvent rédigés en latin, en particulier à partir du XVIIIème siècle, à l'usage des jeunes clercs (Billuart etc.). L'oeuvre de Jean-Pierre Torrell, spécialiste récent de l'Aquinate, consiste à dérationaliser saint Thomas en montrant que le terme ratio (raison) que le docteur angélique utilise beaucoup, ne peut se réduire à la raison raisonnante des philosophes classiques et doit s'entendre d'une manière profondément analogique comme la quête d'une intelligence des Ecritures. Cette intelligence est plus vaste qu'une science reposant sur le seul principe d'identité, comme avait essayé de la concevoir le Père Chenu, prisonnier paradoxal des excès rationalistes de la vieille théologie des manuels. La théologie est tout entière régie non par le principe d'identité ou d'égalité, mais par le principe d'analogie ou de ressemblance, parce qu'ayant sa source dans l'Ecriture (cf. Ia Q1 a10 et Dei Verbum n°24), elle part des noms, elle a sa source dans le langage de Dieu : theou logos. Le Christ est le premier théologien, comme disait le Pseudo-Denys. Il ne s'agit pas pour le théologien de formaliser ou de conceptualiser Dieu, mais, à la suite du Christ, de donner accès, de manière intelligente, à un au-delà de la forme, à travers l'immense espace intellectuel ouvert par l'analogie des noms, dont les Ecritures sont évidemment le chantier et dans lequel la Parole du Christ est forcément inaugurale.

Pour autant il est inutile de jeter le bébé avec l'eau du bain, inutile d'aspirer à je ne sais quelle forme d'irrationalisme théologique, qui naîtrait de manière purement verbale du refus du rationalisme. La théologie orientale nous met en garde avec raison contre le rationalisme théologique. Léon Chestov par exemple, s'adressant nommément aux théologiens occidentaux, a suffisamment montré que l'arbre de la connaissance du bien et du mal, qui réduit la foi à une science, illustre la grande tentation de l'Occident. Mais cette théologie orientale, pour opportune qu'elle soit et branchée sur un Kairos qui est celui de notre époque, ne saurait interdire la quête de l'exactitude rationnelle qui est celle de l'Occident chrétien depuis l'origine, disons depuis Augustin. Cette exactitude rationnelle à laquelle s'astreignent les théologiens en particulier à propos de ce mystère de la sainte Trinité, ne représente pas tant la garantie de connaître Dieu plus profondément. Au contraire ! La raison ne nous emmène pas forcément dans les profondeurs du Divin, elle nous limite à la surface du mystère. "Si comprehendisti, non est Deus". Si tu l'as compris ce n'est pas Dieu que tu as compris, prévenait saint Augustin qui connaissait d'instinct les risques du rationalisme théologique. Mais la raison théologique représente la garantie humaine de non-dérapage théologique. C'est une hygiène mentale absolument irremplaçable.

Dans mon vieux Parier avec Pascal, je soulignais déjà l'importance de ce thème du rapport entre la théologie et la raison. Non la théologie n'est pas une science au sens univoque. Face à l'infini ses concepts ne sont pas univoques (comme des concepts scientifiques ordinaires). En théologie prévenait Pascal dans une lettre à sa soeur Gilberte, "nous ne devons jamais abandonner plus d'un certain espace de temps, la grande idée de la ressemblance". Nos concepts théologiques sont des représentations humblement ressemblantes, non pas des tableaux exacts de la réalité divine, irreprésentable en elle-même. La raison n'est pas un motif d'orgueil pour le théologien qui se prendrait pour un scientifique. Elle manifeste simplement son degré d'hygiène personnelle, et donc elle est le signe par excellence de son humilité. 

Pascal avait compris cela, lorsque peu avant sa mort il s'est opposé au grand Arnauld, l'idéologue du Parti janséniste, l'homme qui était capable de mettre la grâce en lemmes, tout en ratiocinant sur le droit canon. Pourquoi Pascal s'est-il évanoui devant Arnauld et Nicole, gentiment mis dehors ensuite tous deux par ce grand ami de Pascal qu'était le juriste Daumat ? Il avait saisi qu'avoir raison ne suffisait pas pour se dire dans le vrai, que "la vérité sans la charité est une idole", que l'intelligence du coeur est plus grande que la raison géométrique. Il avait donné aux chrétiens, à travers sa distinction entre esprit de géométrie et esprit de finesse, l'antidote au rationalisme moderne, l'esprit de paix qui aurait dû résoudre la crise janséniste, en s'appuyant d'ailleurs sur Jansénius plus que sur Arnauld. Hélas, les chrétiens jésuitisés n'utiliseront pas cette pensée de géant, qui a tracé un clair sillon entre rationalisme et irrationalisme, disciplinant à l'avance les monstres conceptuels qu'engendrera la modernité idéologique plus tard, monstres qui sont déjà vagissant de part et d'autre dans la querelle janséniste.

Que conclure ? Dieu est un sujet unique (ce que nous disons quand nous parlons d'un "Dieu personnel") en trois relations d'origine, qui sont distinctes et que nous appelons non sans ambiguïté, depuis le concile de Chalcédoine (455) trois personnes. Ce nom latin (hypostase en grec) a été proposé et d'ailleurs imposé au concile par saint Léon le Grand, pape de l'Eglise de Rome, conscient de posséder, avec le siège de Rome, ce qu'Irénée de Lyon, vers 200, appelait déjà "la plus puissante principalité" parmi toutes les Eglises chrétiennes. On peut regretter l'emploi de ce mot personne en théologie trinitaire, mais l'Eglise, en la personne de saint Léon en a validé l'usage, en se réservant, comme Cajétan, de voir dans le nom personne une analogie qui justifie deux emplois distincts en théologie : en théologie trinitaire la personne est une relation d'origine<; en christologie, la personne divine du Christ, englobant ses deux natures, renvoie à une subjectité, ce qui correspond au sens philosophique de la personne, lorsque l'on parle de personnes humaines, sujet de droits et de devoirs.

Jacques Chevalier, dans ses Trois conférences d'Oxford et dans son Histoire de la Pensée, a tenté de montrer que d'un point de vue eschatologique, face aux fins dernières, la personne humaine devait de plus en plus revendiquer la dignité de relation et non de sujet. Dans l'incendie de l'amour divin, nous sommes tous relativisés, au point que l'on peut dire sans crainte que nous sommes notre relation à la Vitalité infinie de Dieu. Plus modestement, c'est notre relation au prochain, sa qualité ou sa superficialité, qui fait la valeur chrétienne de notre existence. Jacques Chevalier avait trouvé une formule génial pour expliquer cela, formule sur laquelle je médite  depuis des décennies : "L'essentiel de la personne, ce n'est pas le moi mais l'autre". L'autre ? Le prochain ou même le grand Autre que nous appelons Dieu. 


vendredi 8 avril 2022

Je crois dans le Saint-Esprit

 La traduction française du Credo fait une toute petite place au Saint Esprit, au début d'une énumération dont les noms apparaissent comme obscurs au profane : "Je crois au Saint Esprit, à la sainte Eglise catholique, à la communion des saints, à la rémission des péchés, à la résurrection de la chair, à la vie éternelle". Cette traduction, familière aux catholiques, comporte au moins deux fautes graves. 

Nous avons étudié au début de notre commentaire, ce que peut être la première faute : comment peut-on dire "Je crois au Saint Esprit", comme on dit : je crois aux fantômes ou à l'astrologie" ? Cette double croyance n'est pas forcément fausse, mais elle n'est pas absolument vraie. On peut dire dans le même sens : "Je crois au développement personnel". "Je crois à la nourriture bio" etc. C'est une expérience à faire, dont on tirera forcément quelque chose. Ce n'est pas une vérité absolue, sauf pour les fanatiques. La nourriture bio par exemple peut se trouver périmée et donc nocive. Ainsi les circonstances modifient-elles l'objet de la croyance. 

Si l'on traduit bien le Credo, on n'a pas le droit de dire que le Saint Esprit renvoie à l'une de ses croyances que l'on peut toujours essayer et qui font du bien. La foi dans le Saint Esprit est une démarche absolue, comme la foi dans le Père et la foi dans le Fils. Le rituel du baptême d'adulte est formel : on ne peut pas croire dans le Père sans croire dans le Fils et dans le Saint-Esprit. On ne peut pas croire dans le Saint Esprit, sans croire dans le Père et dans le Fils. Croire dans ? Situer son esprit en Dieu, comme l'explique le Pseudo-Denys et vivre de la foi selon la formule que saint Paul emprunte à l'Ancien Testameent ; "Mon juste vit de la foi" (Habacuq, 1, 1-5 voir Rom. 1, 15-17 et Hébr. 10, 38).

Et IN Spiritum sanctum, dit le texte latin du Symbole des apôtres. Il nous faut donc traduire : je crois dans le Saint Esprit, comme on avait traduit : Je crois EN Dieu le Père et EN Jésus-Christ, fils de Dieu, unique engendré. Telle est la première erreur de traduction, qui n'est pas petite : confondre croire dans et croire à ou croire au, à propos du Saint Esprit..

La deuxième erreur de traduction consiste à mettre sur le même plan le Saint Esprit, l'Eglise catholique, la communion des saints etc. Le texte latin ne dit pas cela : après avoir affirmé qu'il croit dans le Saint Esprit, le fidèle se heurte à l'emploi d'accusatifs seuls, qui ne sont absolument pas rendus par la traduction française : sanctam Ecclesiam catholicam, sanctorum communionem etc.. Qu'en faire ? Comment les comprendre ? Dans la langue latine, comme dans la langue française, l'emploi  de ces accusatifs seuls n'a pas de sens après le verbe croire. On peut dire en revanche : Je crois qu'il fera beau demain, et alors, en employant une proposition infinitive, on émet une opinion personnelle ; rien à voir avec la foi qui n'est pas une opinion personnelle, comme l'a bien déterminé le pape Pie IX dans son Syllabus (résumé) des erreurs modernes, proposition 15. On peut employer le verbe croire avec le datif : Je crois à... On peut employer le verbe croire suivi de IN plus l'accusatif et souligner par là le caractère absolu d'une foi qui n'est plus une croyance. L'accusatif seul ne signifie rien s'il s'agit d'un complément du verbe croire. Les mots à l'accusatif seul ne sont pas complément du verbe "croire", mettant - je parle au hasard - le Saint Esprit sur le même plan du point de vue de la foi que la sainte Eglise catholique. 

En réalité, ces noms à l'accusatif seul sont placés en apposition explétive à l'Esprit saint. Il faudrait pouvoir traduire : Je crois dans l'Esprit saint, à savoir la sainte Eglise catholique, la communion des saints, la rémission des péchés, la résurrection de la chair, la vie éternelle. Le Saint Esprit est l'âme de l'Eglise, le fluide de la communion des saints, le grand pardonneur, le ressusciteur dans l'éternité de Dieu. De même que, dans le Credo, le Fils est défini à travers l'entreprise de salut qu'il a acceptée de la part du Père dans le Saint Esprit et qu'ainsi nous apprenons qu'il est né de la Vierge Marie, a souffert sous Ponce Pilate etc. ; de même notre foi dans l'Esprit saint est alimentée par ses oeuvres. Et ses oeuvres, nous le verrons ont à voir avec l'Eglise.

mardi 5 avril 2022

D'où il viendra juger les vivants et les morts

Le Christ qui siège à la droite du Père, siège pour juger "les vivants et les morts", c'est-à-dire tous les hommes. La justice, impossible sur la terre où elle était au mieux une approche, une approximation et au pire un déni pur et simple, il faut qu'elle soit portée par le Christ tout puissant ("toute puissance m'a été donné au ciel et sur la terre" Matth. 29)  pour se réaliser.

Il ne s'agit pas non plus de tout casser, en jugeant l'hommerie à l'aulne de la sainteté absolue de Dieu. "Le Père ne juge personne, il a donné au Fils le jugement tout entier"" dit Jésus au chapitre 5 de saint Jean verset 22. Nous verrons ce que signifie cette formule étrange  : Le Père ne juge pas". Le Père ne veut pas "entrer en jugement avec sa créature", comme l'Eglise nous le fait dire dans la vieille prière de l'Absoute faite sur un défunt. et cela parce qu'il est le Père et que sa Paternité lui importe plus que sa justice. "Aucun humain, devant toi, ne sera déclaré juste", continue l'oraison des défunts. Le Père est toute sainteté. Son nom même est terrible. Le Fils, lui, connaît l'argile dont nous sommes pétris, puisqu'il s'est fait homme. Il a inventé une justice qui n'appartient qu'à lui ; celle de la miséricorde, celle de l'amour, une justice qui ne discrimine pas entre le poids des bonnes actions et le poids des mauvaises, mais qui, dans une sorte de préscience éclatante, "sonde les reins et les coeurs" et pèse les intentions les plus secrètes, plus encore que les actions.

Exemple évangélique : les ouvriers de la Onzième heure. Ils n'ont travaillés qu'une heure, alors que les journaliers qui ont pris leur service tôt matin en ont travaillé douze. "Ils n'ont pas eu à subir le poids du jour et de la chaleur', Mais ils ont accepté d'être embauchés par le maître. Ils lui ont dit : oui. Et cette réelle acceptation en intention vaut tous les services en action. Au mépris de la justice des hommes, ils reçoivent, eux qui n'ont travaillé qu'une heure, le même salaire que ceux qui ont peiné durant les douze heures du jour. (cf. Matth. 20, 1-16)

Deuxième exemple : le bon larron, ce brigand, ce voleur, ce violeur, ce tueur, qui par hasard s'est retrouvé crucifié à la droite du Christ. : "Nous si nous sommes torturés sur la croix c'est justice", dit-il à son collègue le mauvais larron, crucifié à la gauche du Christ. Ce n'était pas un perdreau de l'année, le "bon" larron, pas du genre à recevoir le bon Dieu sans confession. Disons le en termes contemporains : c'était une racaille de la pire espèce. Il a trouvé au plus profond de lui-même le courage d'une prière au Christ : "Seigneur, souviens toi de moi quand tu seras dans ton Royaume". La réponse est immédiate : "Ce soir tu seras avec moi en paradis". Une prière. Quelques secondes de lumière. Une éternité de bonheur (cf. Luc 23, 39-43).

Quelle est la justice du Christ ? C'est la seule possible pour nous, la seule dont nous ne sortions pas écrabouillés par notre égoïsme ou notre égocentrisme : celle qui juge de l'intérieur et qui juge sur l'amour. Attention : la justice du Christ n'est pas plus laxiste que la justice humaine, comme peut nous le faire croire l'épisode du Bon larron. Simplement le Christ nous connaît au plus profond, parce que c'est lui qui nous a fait. "Il n'avait pas besoin qu'on lui rende témoignage au sujet de ce qu'il y a dans l'homme. Lui savait d'avance ce qu'il y a dans l'homme" (Jn 2, 24). Lui seul juge avec justice.

Manière de dire que la justice chez les humains est inaccessible et que celui qui s'en revendique, justicier, revanchard ou donneur de leçons, est suspect pour cette raison même. Manière de croire que la justice de Dieu ne peut pas  apparaître comme une attitude calculée.  par rapport à sa créature, avec le catalogue de péchés d'un côté le catalogue de vertus de l'autre. Il n-y a pas de catalogue qui tienne devant Dieu: le fini n'existe pas, ne se calcule pas face à l'Infini. Et dans l'autre sens, une offense ou une prière sincère faite à Dieu est toujours infinie comme Dieu est infini. Entre Dieu et l'homme le calcul est impossible car le différentiel est infini. Seul le Fils de l'Homme qui est Fils de Dieu (voir méditation précédente) est habilité par son Père à juger les hommes, parce qu'il est à la fois homme et Dieu.

Le jugement remis au Fils ne porte pas d'abord sur l'observation de la loi. Qui peut observer les dix commandements intégralement sans la grâce de Dieu ? Le Christ ne juge pas un individu sur l'observation plus ou moins parfaite de la loi, mais plutôt sur l'amour avec lequel cette loi est observée. Dans le chapitre 20 de l'Exode où se trouvent énumérés les dix commandements donnés par Dieu à Moise, le mot amour n'est pas prononcé. Même le quatrième commandement ne dit pas : Tu aimeras ton père et ta mère. Mais il stipule : "Tu honorera ton père et ta mère". Dans le Nouveau Testament en revanche, l'amour est l'accomplissement, la plénitude du précepte, comme dit saint Paul. Une vertu observée sans amour est un vice. De plus, dans l'enseignement de Jésus, l'amour n'évoque pas je ne sais quelle abstraction romantique ou je ne sais quelle réduction de la vie à la vie mystique. L'amour de Dieu et l'amour du prochain sont les deux plus grands commandements et ils sont semblables, aussi concrets l'un que l'autre (Matth. 22, 39). 

Qui aime son prochain aime Dieu. Qui aime Dieu en vérité aime son prochain. C'est ce que nous révèle la célébrissime parabole du jugement dernier : « Quand le Fils de l’homme viendra dans sa gloire, et tous les anges avec lui, alors il siégera sur son trône de gloire. Toutes les nations seront rassemblées devant lui ; il séparera les hommes les uns des autres, comme le berger sépare les brebis des boucs : il placera les brebis à sa droite, et les boucs à gauche. Alors le Roi dira à ceux qui seront à sa droite : “Venez, les bénis de mon Père, recevez en héritage le Royaume préparé pour vous depuis la fondation du monde. Car j’avais faim, et vous m’avez donné à manger ; j’avais soif, et vous m’avez donné à boire ; j’étais un étranger, et vous m’avez accueilli ; j’étais nu, et vous m’avez habillé ; j’étais malade, et vous m’avez visité ; j’étais en prison, et vous êtes venus jusqu’à moi ! Alors les justes lui répondront : “Seigneur, quand est-ce que nous t’avons vu… ? tu avais donc faim, et nous t’avons nourri ? tu avais soif, et nous t’avons donné à boire, tu étais un étranger, et nous t’avons accueilli ? tu étais nu, et nous t’avons habillé ? tu étais malade ou en prison… Quand sommes-nous venus jusqu’à toi ?” Et le Roi leur répondra :  En vérité, je vous le dis : chaque fois que vous l’avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait.” Alors il dira à ceux qui seront à sa gauche : “Allez-vous-en loin de moi, vous les maudits, dans le feu éternel préparé pour le diable et ses anges. Car j’avais faim, et vous ne m’avez pas donné à manger ; j’avais soif, et vous ne m’avez pas donné à boire ; j’étais un étranger, et vous ne m’avez pas accueilli ; j’étais nu, et vous ne m’avez pas habillé ; j’étais malade et en prison, et vous ne m’avez pas visité.” Alors ils répondront, eux aussi : “Seigneur, quand t’avons-nous vu avoir faim, avoir soif, être nu, étranger, malade ou en prison, sans nous mettre à ton service ?” Il leur répondra : “En vérité, je vous le dis : chaque fois que vous ne l’avez pas fait à l’un de ces plus petits, c’est à moi que vous ne l’avez pas fait.” Et ils s’en iront, ceux-ci au châtiment éternel, et les justes, à la vie éternelle. » (Matth. 25, 31-46).

Il y a ceux qui ont connu  Jésus et qui "le confessent devant les hommes" pour que lui les confessent devant son Père" (Matth. 10, 32). C'est la foi au Christ qui les sauve. Mais ceux qui ne l'ont pas connu ? Ceux qui n'ont pas eu durant leur vie la possibilité de le connaître ? C'est par la charité pour le prochain qu'ils se sauvent. Ils n'ont pas forcément conscience du salut qu'ils reçoivent ou de la réprobation qu'ils encourent, comme le marque bien le texte de saint Matthieu : "Seigneur, quand donc t'avons-nous vu avoir faim ?" Mais c'est l'amour qui les sauve. C'est le manque d'amour qui les perd. "A la fin de notre vie, dit saint Jean de la Croix, nous seront jugés sur l'amour".


vendredi 1 avril 2022

Est assis à la droite de Dieu, le Père tout Puissant

 L'expression peut surprendre et même porter à sourire. Comment imaginer que Jésus est assis à la droite de Dieu pour les siècles des siècles, si l'on prend au pied de la lettre ces quelques mots ? 

"Etre assis" renvoie, dans l'antiquité à une manière d'exercer le pouvoir et l'on peut dire que ces termes sont expressifs jusqu'à nos jours. Voici quelques années maintenant, l'érudit Jacques Charles-Gaffiot avait organisé une exposition au Palais de Versailles sur les trônes dans l'histoire. Son intuition de départ était que tout pouvoir qui a pour lui une vraie légitimité s'exerce en position assise. L'iconographie est très abondante sur ce point. Dans le vocabulaire courant, "siéger" signifie à la fois commander et être assis. Charles-Gaffiot voulait montrer que le vrai pouvoir, le pouvoir légitime, celui qui s'impose naturellement s'exerce en position assise et que le conquérant qui a renversé l'autorité légitime, le gouvernant républicain, l'empereur napoléonien, mais aussi le fasciste le nazi, le communiste exercent leur pouvoir debout, parce que ce pouvoir, arraché au circonstances, on ne l'exerce pas paisiblement, dans une tranquille possession, mais l'on est sans cesse en train de le revendiquer aux événement et de l'imposer aux populations que l'on domine.

Dans l'Evangile, au chapitre 19 de Saint Jean, Pilate, au verset 14, fait asseoir Jésus "sur une estrade" au milieu d'une cour appelée Lithostrotos (en français dallage de mosaïque), en araméen Gabbatha (ce qui signifie en français : lieu élevé, estrade), lieu qui lui servait à lui Pilate, occasionnellement de tribunal. Dans une parodie de souveraineté, pour se moquer et de sa victime et des juifs, le Procurateur romain semble un bref instant inverser les rôles, entre lui et Jésus. Non content de faire asseoir Jésus à sa place, il dit à l'assistance, qui est juive : "Voici votre roi". Tout à l'heure les soldats se moqueront de la royauté du Christ, en tressant à son intention une couronne avec des épines. Pour lors, Pilate, dérangé dans sa bonne conscience de conquérant sans scrupule imagine une curieux jeu de rôle. C'est sa manière à lui de tourner en dérision la noblesse d'attitude à couper le souffle de celui qu'il allait condamner, manière aussi d'envoyer le peuple juif tout entier dans le néant, comme lorsqu'il fera inscrire sur le gibet de la croix : "Jésus le Nazaréen, roi des juifs". Certains membres importants du peuple juif vinrent le trouver alors pour lui indiquer qu'ils se sentaient tous bafoués par cet écriteau. Ils se virent répondre : "Ce que j'ai écrit, je l'ai écrit" (Jean 19, 22). Pilate avait senti la majesté inouïe du personnage qu'il n'avait condamné au supplice de la croix que pour prendre les juifs au mot, en leur jetant à la figure leur roi défiguré, dans une sorte d'artifice politique souverainement déplaisant et en même temps involontairement prophétique.

Dès le premier dialogue entre Jésus et Pilate, au chapitre 18, il est question de cette autorité monarchique de Jésus. Et c'est la première fois dans l'Evangile qu'on évoque explicitement le Christ comme roi. Certes il est fils de David, reconnu par tous comme descendant de Jessé (le père de David). Certes il prêche le Royaume de Dieu, mais c'est quand humainement tout va mal, quand tout semble perdu, c'est devant le gouverneur romain que Jésus affirme sa royauté. Parce que politiquement et humainement, une telle revendication ne peut plus servir à rien. Jésus a fui toute sa vie les foules qui voulaient le faire roi. On lui prépare une entrée à Jérusalem, où il est le triomphateur attendu, et ce drôle de triomphateur, en guise de fier destrier, a tenu à monter sur un âne, comme pour affirmer son mépris de la politique humaine. Il ne s'affirme lui-même roi que quand il peut dire : "Ma royauté n'est pas de ce monde". 

Voici son dialogue avec l'autorité romaine en Palestine, dialogue qui a tant marqué Pilate. La communauté juive lui avait livré Jésus en insistant sur le fait que sa revendication monarchique et "nationale" était incompatible avec l'ordre romain mondialisé. Le Gouverneur ne comprenait pas que ces insoumis nationalistes juifs fassent du zèle contre l'un des leur. "Pilate appela Jésus et lui dit : « Es-tu le roi des Juifs ? » Jésus lui demanda : « Dis-tu cela de toi-même, ou bien d’autres te l’ont dit à mon sujet ? » Pilate répondit : « Est-ce que je suis juif, moi ? Ta nation et les grands prêtres t’ont livré à moi : qu’as-tu donc fait ? Jésus déclara : « Ma royauté n’est pas de ce monde ; si ma royauté était de ce monde, j’aurais des gardes qui se seraient battus pour que je ne sois pas livré aux Juifs. En fait, ma royauté n’est pas d’ici. ». Pilate lui dit : « Alors, tu es roi ? » Jésus répondit : « C’est toi-même qui dis que je suis roi. Moi, je suis né, je suis venu dans le monde pour ceci : rendre témoignage à la vérité. Quiconque appartient à la vérité écoute ma voix. » (Jean 18, 33-37).

Sa royauté, Jésus la revendique et la reçoit de la bouche même de Pilate : "C'est toi-même qui le dit". Il précise de quelle manière elle s'exerce : "Moi je suis né, je suis venu dans le monde pour rendre témoignage à la vérité. Quiconque appartient à la vérité écoute ma voix". Voilà sa royauté. Elle ne relève pas d'un pacte ou d'un contrat humain, mais de la vérité, ou plus précisément du désir de vérité, au point que quiconque est de la vérité, reconnaît cette vérité dans le Christ. Sa royauté n'est pas de ce monde, elle est tellement vaste qu'elle n'a pas pour origine ce monde, elle est métaphysique, en ce qu'elle concerne tout être créé, jusqu'aux anges. Elle est théologique, en ce qu'elle ne peut venir que de Dieu. Mais, si elle n'est pas de ce monde, elle s'exerce sur le monde. Elle est même l'espérance cachée de ce monde, comme l'expliquait il y a dix ans René Girard. 

"Qu'est-ce que la vérité ?" demande Pilate après avoir entendu cette justification fulgurante de celui qui comparaît devant lui, tout en revendiquant toute autorité. L'histoire humaine et le progrès moral depuis le Christ répondent à cette exclamation désenchantée d'un homme de pouvoir auquel on ne la fait pas. La vérité construit l'histoire, elle est à l'origine du seul véritable progrès moral de l'humanité. C'est que le royaume de Dieu se développe sur la terre comme il est dans le Ciel. L'esprit du  Christ pacifie la violence qui est dans le coeur des hommes. Les sociétés chrétiennes n'ont aucune prétention à être le paradis sur la terre, mais le génie du christianisme a fait avancer l'humanité comme aucune autre doctrine n'y est jamais parvenue. Et ce génie du christianisme, c'est le Christ lui-même, son enseignement et son exemple.

Jésus Christ est fils de Dieu, nous l'avons montré. Mais il est aussi fils de l'homme, il est, à lui seul, l'humanité à son meilleur niveau. Et quel est ce meilleur niveau ? Le niveau divin. Toute anthropologie conséquente est suspendue à cette constatation. C'est déjà ce qu'il appert de la prophétie de Daniel, que l'on peut appeler la prophétie du Fils de l'homme. Celle-ci du reste, le Christ lui-même la fait sienne en la proclamant devant son premier juge, qui n'est pas romain mais juif. Caïphe, grand prêtre cette année-là, lui demande : "Es-tu le Fils de Dieu". La réponse du Christ, à ce moment dramatique de sa mission où il va être condamné, il l'emprunte au prophète Daniel, 7, 13-14 : "Tu l'as dit et désormais vous verrez le Fils de l'homme assis à la droite de la Puissance de Dieu et venant sur les nuées du ciel" (Mc 14, 62, Matth. 26, 64 et Lc 22, 69). C'est en se fondant sur ce passage de l'Ancien Testament que le Credo affirme du Christ : "il est assis à la droite de Dieu". 

Mais avant même les premières rédaction d'un Credo catholique, on trouve cette affirmation sur le Christ assis à la droite de Dieu, non seulement dans la finale de l'Evangile de Marc, mais dans l'épître aux Ephésiens de saint Paul : "Telle est envers nous qui croyons l'infinie grandeur de sa puissance, se manifestant avec efficacité par la vertu de sa force. Il l'a déployée dans le Christ, en le ressuscitant des morts, et en le faisant asseoir à sa droite dans les lieux célestes, au-dessus de toute domination, de toute autorité, de toute puissance, de toute dignité, et de tout nom qui se peut nommer, non seulement dans le siècle présent, mais encore dans le siècle à venir. Il a tout mis sous ses pieds, et il l'a donné pour chef suprême à l'Eglise, qui est son corps, la plénitude de celui qui remplit tout en tous" (Eph. 1, 19-23). Quelle éloquence pour parler de la royauté du Christ !

Hors Jésus, il n'y a que vide. La création ? Si Jésus ne la sauve pas du néant, elle n'est rien que "le silence éternel des espaces infinis" comme l'a déclaré Pascal. L'homme et la femme ? La juxtaposition provisoire de deux épidermes. Les valeurs humaines ? "Vanité et poursuite du vent" comme dit l'Ecclésiaste. Seul le Christ "remplit tout en tous". Jésus siégeant à la droite de la Puissance (à la droite du Père tout puissant précise le Credo trinitaire) révèle aux hommes pour quoi, pour qui ils ont été faits. Nous sommes recréés à l'image du Christ, faits pour Dieu comme le Christ, qui, dit encore saint Paul, est "le premier avant toutes créatures" (Col. 1, 15), "le premier d'une multitude de frères" (Rom. 8, 29). Le Christ est le roi du monde, en ce qu'il accomplit la création, qu'il réalise l'homme parfait, et c'est en ce sens que le même Pilate prophétise lorsqu'il s'écrie face au peule juif, pour que ce dernier épargne Jésus et fasse mourir Barabbas : "Ecce homo", "Voici l'homme" (Jean, 19, 5). En effet, assis à la droite de Dieu, le Christ est le plérôme de l'humanité, le fils de l'homme par antonomase. Mais il n'est l'homme parfait, le premier re-né, baptisé dans son propre sang, que parce qu'il est, en même temps, le Fils de Dieu, égal au Père, assis en sa Présence.