vendredi 15 juillet 2022

La résurrection de la chair

"Le corps semé corps psychique ressuscite corps spirituel" déclare saint Paul aux Corinthiens (I Co. 15, 45)  dans une de ces formules qui disent tout en quelques mots, et dont il a le secret. Dans ces quelques mots, il offre comme un premier descriptif de l'anthropologie chrétienne, de la conception chrétienne de l'homme.

L'homme n'est pas pur esprit. Le fameux vers d'Alfred de Vigny : "L'homme est un dieu tombé qui se souvient des cieux" ne décrit pas une anthropologie chrétienne, mais renvoie à une conception gnostique de l'homme, à une opposition radicale entre le corps et l'esprit, qui n'est pas surmontable car il y a d'un côté, régissant les corps, le démiurge, créateur, qui a tout enseveli dans la matière (raison pour laquelle on l'appelle aussi le méchant dieu), et de l'autre un Hypertheos, purement spirituel, qui donne à l'homme cette étincelle d'esprit pur, qui, d'après Vigny fait de lui "un dieu tombé" et non un homme. 

Dès le IIème siècle dans son De Resurrectione carnis, Tertullien, théologien chrétien d'Afrique du nord, montre que le dogme de la résurrection de la chair contient une théologie appréciative du corps tout à fait opposée à la théologie des gnostiques, grands lecteurs de Platon et des néo-platoniciens et qui tiennent le mépris du corps pour la forme ordinaire de la sainteté, en se satisfaisant du fameux et sinistre jeu de mot : soma séma. Le corps est un tombeau.

C'est tout le contraire qui est vrai : le corps est beau en tant qu'oeuvre de Dieu. Il est beau au point que Dieu lui-même s'est fait chair en Jésus-Christ, lui que l'on appelle d'ailleurs "le plus beau des enfants des hommes", selon la prophétie du Psaume 44 : speciosus forma prae filiis hominum. Cette beauté, beauté des visages, beauté des proportions, beauté des mouvements, est un appel à l'amour, selon le beau jeu de mot entre to kallos la beauté et kalein qui signifie appeler. Le corps est une réalité noble, qu'il faut aimer pour tout ce qu'il nous offre, en particulier lorsqu'il apparaît faible ou fragile, alourdi par le handicap ou la vieillesse. Ce n'est pas l'origine du péché, comme le prétendent les gnostiques. C'est l'usage que l'on en fait qui peut être négatif et nous faire sombrer dans le péché. L'orgueil des "bodybuidés", la beauté quand elle devient un moyen d'écraser ou d'éclipser les autres, la sensualité quand elle est une fin en soi, tout ce que peuvent produire les trois concupiscence, énumérées par saint Jean au chapitre 5 de sa Première épître : la volonté de dominer, la volonté de briller ou la volonté de jouir sans amour.

Le mot de saint Paul demeure, pour quiconque a un minimum d'expérience de la vie : aujourd'hui "les désirs de la chair sont contraires à ceux de l'esprit, et les désirs de l'esprit contraires aux désirs de la chair" (Gal. 5, 9) ou, comme le dit encore saint Paul, "celui qui sème dans la chair récolte de la chair la corruption. Celui qui sème dans l'esprit récolte de l'esprit la vie éternelle" (Gal. 6, 8). Les désirs charnels, qui répondent au grand enjeu de la procréation et de la survie de l'espèce humaine, sont l'instrument de l'amour spirituel ou bien ils ne sont rien, et cela au sens le plus ordinaire du terme : rien. Ils ne sont pas. C'est Freud dans les Essais de psychanalyse, qui a remarqué à raison que le désir sexuel a pour but sa satisfaction, c'est-à-dire simplement la disparition de l'excitation qui l'a fait naître : le vide. Le nihilisme est toujours charnel. 

Voilà pourquoi la chair rencontre l'esprit, l'esprit rencontre la chair et la dialectique entre les deux est nécessaire. Le salaire de la chair c'est la mort. seul l'esprit porte du fruit, un fruit qui résiste au temps qui passe, alors que la chair obtient des satisfaction, qu'il faut sans cesse satisfaire de nouveau.. C'est donc à l'esprit non pas de faire disparaître la chair : impossible ! Qui veut faire l'ange fait la bête. Il s'agit plutôt  pour l'homme spirituel, de soumettre la chair à son dessein, pour qu'elle contribue au salut de la personne, par le plaisir comme aussi par la souffrance : le plaisir qui est la récompense du bien comme dit Aristote ; la souffrance qui est le bois de nos sacrifices, la manifestation de notre amour. le corps, oeuvre de Dieu, qui est bon et la chair, dynamisme difficile à contrôler au sein de l'homme, dynamisme contaminé par les trois concupiscences dont le moteur est eros et la finalité thanatos.

Il faut donc soigneusement distinguer le corps et la chair, même si certains traducteurs officiels de saint Paul ne le font pas ce qui donne des résultats dramatiques : par exemple dans un extrait lu le 8ème dimanche après la Pentecôte, l'expression "faire mourir les oeuvres de la chair" devient, à la gnostique : "faire mourir les oeuvres du corps". Ce n'est pas admissible.

Deuxième direction de recherche : ce dogme de la résurrection de la chair confirme l'espérance des philosophes en l'immortalité de l'âme : il y a quelque chose après la mort. L'homme n'est pas un être pour la mort. Mais en même temps, cette espérance, ce même dogme de la résurrection de la chair la contredit à force de l'approfondir et de l'exaucer. L'immortalité d'un ressuscité n'est pas seulement celle de l'Esprit, séparé de la matière, mais celle du composé humain, corps et esprit  indissolublement liés, et donc celle de chaque personne humaine promise à la résurrection. La philosophie est-elle capable d'apporter la preuve de cette immortalité personnelle de l'être humain ? Tant qu'elle professe que les êtres sont des êtres "individualisés par la matière" selon la formule d'Aristote, tant que c'est la matière qui, seule, les constituent comme séparables dans l'espace,  et donc comme individués, il n'est pas sûr que la philosophie puisse apporter grand chose à ce débat, comme l'avait perçu Cajétan, allant contre l'opinion dominante au Vème concile de Latran (1516) et affirmant, lui contre le torrent des docteurs de son temps, l'impuissance de la philosophie à prouver l'immortalité personnelle de l'âme humaine.

Historiquement ce "dogme des philosophes" qu'est l'individuation par la matière semble indiquer qu'Averroès (philosophe islamique mort en 1200) a raison de penser, en tant que disciple d'Aristote, que l'intellect actif est à la fois unique et présent en chaque homme et qu'à la mort du corps, la personne individuée disparaît dans la Pensée unique qui n'a pour objet qu'elle-même. 

La théologie chrétienne de la résurrection de la chair, tel que saint Paul le développe au chapitre 15 de la Première Epître aux Corinthiens, nous ouvre de tout autres perspectives, autorisées par le Credo, qui, rappelons-le, fait de cet événement eschatologique, la résurrection de la chair, une oeuvre appropriée au Saint Esprit lui-même , comme l'Eglise, nous l'avons vu, comme la communion des saints, la rémission des péchés et la vie éternelle. Cette idée de résurrection d'un corps mort est bien évidemment de l'ordre de la seule foi. Mais la foi a ses raisons que la raison ne sait pas reconnaître. Non pas des raisons démonstratives mais des présomptions qui, mises bout à bout, font une certitude, comme l'expliqua naguère le pascalien Filleau de la Chaise dans ses Discours introductifs aux Pensées. Présomptions ? Raison inclinantes ? Je pense, par exemple, aux corps conservés des saints, que l'on peut voir encore, quand l'Eglise, trop prévoyante, ne les a pas enveloppés de cire. Qui a regardé le visage du corps conservé de sainte Bernadette de Lourdes (visible dans le sanctuaire de Nevers), peut témoigner de l'extraordinaire finesse de ses traits merveilleusement parvenus jusqu'à nous. Quoi qu'il ne s'agisse pas là d'une preuve argumentative à proprement parler, je pense irrésistiblement à ces portraits funéraires chrétiens du Fayoum en Egypte. Ces visages, peints avec un réalisme lumineux, ne peuvent pas disparaître : ils saisissent pour la rendre présente à son destin intégral, une personnalité unique, qui encore aujourd'hui exprime aux badauds dans les musées sa différence infracassable.

Ces considérations nous invitent à scruter, au delà des visages (prosopon en grec) les personnes (en grec toujours, c'est le même mot), le mystère des personnes, dont chacune est créée immédiatement par Dieu. Comme dit le psaume : Quoniam tu Domine singulariter in spe, constituisti me (Ps. 4). Nous chantons cela à Complies, comme la certitudes dans laquelle nous nous endormons tranquillement : Dieu nous a fait un par un (singulariter), il nous a aimé avant de nous donner l'être. Nous avons chacun, et c'est ce qui nous rend différents les uns des autres pour toujours - des raisons d'espérer, qui sont constitutives de notre être moral et qui sont dispositives au salut par une  grâce, qui, elle aussi est personnelle. En donnant à notre "chair pourrissante" sa vie pour toujours, Dieu, nous ressuscitant, sauve les merveilles de sa création, dont aucune n'a été créée en vain et qui toutes se retrouveront dans les cieux nouveaux et la terre nouvelle où la vie est éternelle et  nous sauve pour toujours.


    

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