Si l'on demande à un chrétien : qu'est-ce que le Saint Esprit ? Il répondra sans doute : "C'est la troisième personne de la Sainte Trinité". Le chrétien prie au nom du Père, et du Fils et et du Saint Esprit et c'est au nom du Père, et du Fils et et du Saint Esprit qu'il fait ce signe de reconnaissance et de bénédiction qu'est le signe de croix.
Mais qu'est-ce que la Sainte Trinité ? Ce mot apparaît après la rédaction du Nouveau Testament pour systématiser l'idée selon laquelle à la fois le Père est Dieu, le Fils est Dieu, le Saint Esprit est Dieu, et en même temps, dans la Trinité il y a un seul Dieu. J'ai l'habitude de résumer la puissance de ce mystère en disant : notre Dieu est unique parce qu'il est infini. Mais il n'est pas seul parce qu'il est amour.
Pour bien entrer dans ce mystère, il faut ajouter que le mot "personne" n'est pas utilisé tout à fait dans le même sens si l'on parle des personnes trinitaires ou bien si l'on évoque une personne humaine. La personne humaine est sujet et il y a autant de personnes qu'il y a de sujets Les personnes divines (je veux dire : le Père, le Fils et le Saint Esprit) ne sont pas des sujets mais des relations,, constituées distinctes par leur origine différente. Ainsi, la seule différence entre le Père et le Fils est que le Père, infini et éternel, est sans origine tandis que le Fils, infini et éternel, est né du Très haut Si le Père, le Fils et le Saint Esprit étaient des sujets il y aurait trois sujets divins et donc trois dieux. Dans la ligne de ce que Claude Tresmontant appelait "la sainte bibliothèque hébraïque (la Bible), nous savons qu'il y a un seul Dieu : Ecoute Israël le Seigneur est ton Dieu, le Seigneur est un" (shema Israël). Le fils est la même substance que le Père (consubstantiel). La différence entre le Père et le Fils est que le Père est issu de lui-même. Le Fils est issu du Père. Quant au Saint Esprit, s'il était simplement "né ou issu du Très Haut", il ne serait pas différent du Fils, il serait le Fils, puisqu'il aurait la même relation d'origine (issu du Père). Il y a, en Dieu, une troisième relation d'origine, c'est que le Saint Esprit est issu à la fois du Père et du Fils. Il n'est pas un sujet à côté du Père et du Fils. Il est la relation entre le Père et le Fils, leur amour.
Nous trouvons dans cette théologie trinitaire occidentale, où les personnes trinitaires ne sont que des relations d'origine et non des sujets, la raison profonde de l'addition du Filioque, cet ajout au Credo de Nicée (324) que les chrétiens orientaux n'ont jamais admis. Pour les Occidentaux, il y a une nécessité vitale à considérer que les personnes divines ne sont que des relations et qu'elles ne peuvent être distinctes comme relations que si la troisième personne est issue des deux autres. La théologie orientale considère qu'elle n'a pas besoin de cette élaboration rationnelle du modèle trinitaire. Elle l'estimerait même dangereuse, source d'un rationalisme doctrinal qui tue la foi. Pour les théologiens orientaux, en effet, les trois personnes en un seul Dieu sont un donné qui vient de l'Ecriture et qui n'a pas besoin de théorie rationnalisante mais repose uniquement sur les affirmations de l'Ecriture et en définitive, la foi des chrétiens.
Sans vouloir jouer la carte d'un concordisme trop facile entre l'Orient et l'Occident, je crois que les Occidentaux ont tendu à faire disparaître le mystère de la théologie, comme le souligne par exemple Louis Bouyer dans les écrits de la dernière période de sa vie. Le thomisme, en particulier, a pu apparaître comme une forme de rationalisme dans telle ou telle de ses incarnations, en particulier dans les textes scolaires souvent rédigés en latin, en particulier à partir du XVIIIème siècle, à l'usage des jeunes clercs (Billuart etc.). L'oeuvre de Jean-Pierre Torrell, spécialiste récent de l'Aquinate, consiste à dérationaliser saint Thomas en montrant que le terme ratio (raison) que le docteur angélique utilise beaucoup, ne peut se réduire à la raison raisonnante des philosophes classiques et doit s'entendre d'une manière profondément analogique comme la quête d'une intelligence des Ecritures. Cette intelligence est plus vaste qu'une science reposant sur le seul principe d'identité, comme avait essayé de la concevoir le Père Chenu, prisonnier paradoxal des excès rationalistes de la vieille théologie des manuels. La théologie est tout entière régie non par le principe d'identité ou d'égalité, mais par le principe d'analogie ou de ressemblance, parce qu'ayant sa source dans l'Ecriture (cf. Ia Q1 a10 et Dei Verbum n°24), elle part des noms, elle a sa source dans le langage de Dieu : theou logos. Le Christ est le premier théologien, comme disait le Pseudo-Denys. Il ne s'agit pas pour le théologien de formaliser ou de conceptualiser Dieu, mais, à la suite du Christ, de donner accès, de manière intelligente, à un au-delà de la forme, à travers l'immense espace intellectuel ouvert par l'analogie des noms, dont les Ecritures sont évidemment le chantier et dans lequel la Parole du Christ est forcément inaugurale.
Pour autant il est inutile de jeter le bébé avec l'eau du bain, inutile d'aspirer à je ne sais quelle forme d'irrationalisme théologique, qui naîtrait de manière purement verbale du refus du rationalisme. La théologie orientale nous met en garde avec raison contre le rationalisme théologique. Léon Chestov par exemple, s'adressant nommément aux théologiens occidentaux, a suffisamment montré que l'arbre de la connaissance du bien et du mal, qui réduit la foi à une science, illustre la grande tentation de l'Occident. Mais cette théologie orientale, pour opportune qu'elle soit et branchée sur un Kairos qui est celui de notre époque, ne saurait interdire la quête de l'exactitude rationnelle qui est celle de l'Occident chrétien depuis l'origine, disons depuis Augustin. Cette exactitude rationnelle à laquelle s'astreignent les théologiens en particulier à propos de ce mystère de la sainte Trinité, ne représente pas tant la garantie de connaître Dieu plus profondément. Au contraire ! La raison ne nous emmène pas forcément dans les profondeurs du Divin, elle nous limite à la surface du mystère. "Si comprehendisti, non est Deus". Si tu l'as compris ce n'est pas Dieu que tu as compris, prévenait saint Augustin qui connaissait d'instinct les risques du rationalisme théologique. Mais la raison théologique représente la garantie humaine de non-dérapage théologique. C'est une hygiène mentale absolument irremplaçable.
Dans mon vieux Parier avec Pascal, je soulignais déjà l'importance de ce thème du rapport entre la théologie et la raison. Non la théologie n'est pas une science au sens univoque. Face à l'infini ses concepts ne sont pas univoques (comme des concepts scientifiques ordinaires). En théologie prévenait Pascal dans une lettre à sa soeur Gilberte, "nous ne devons jamais abandonner plus d'un certain espace de temps, la grande idée de la ressemblance". Nos concepts théologiques sont des représentations humblement ressemblantes, non pas des tableaux exacts de la réalité divine, irreprésentable en elle-même. La raison n'est pas un motif d'orgueil pour le théologien qui se prendrait pour un scientifique. Elle manifeste simplement son degré d'hygiène personnelle, et donc elle est le signe par excellence de son humilité.
Pascal avait compris cela, lorsque peu avant sa mort il s'est opposé au grand Arnauld, l'idéologue du Parti janséniste, l'homme qui était capable de mettre la grâce en lemmes, tout en ratiocinant sur le droit canon. Pourquoi Pascal s'est-il évanoui devant Arnauld et Nicole, gentiment mis dehors ensuite tous deux par ce grand ami de Pascal qu'était le juriste Daumat ? Il avait saisi qu'avoir raison ne suffisait pas pour se dire dans le vrai, que "la vérité sans la charité est une idole", que l'intelligence du coeur est plus grande que la raison géométrique. Il avait donné aux chrétiens, à travers sa distinction entre esprit de géométrie et esprit de finesse, l'antidote au rationalisme moderne, l'esprit de paix qui aurait dû résoudre la crise janséniste, en s'appuyant d'ailleurs sur Jansénius plus que sur Arnauld. Hélas, les chrétiens jésuitisés n'utiliseront pas cette pensée de géant, qui a tracé un clair sillon entre rationalisme et irrationalisme, disciplinant à l'avance les monstres conceptuels qu'engendrera la modernité idéologique plus tard, monstres qui sont déjà vagissant de part et d'autre dans la querelle janséniste.
Que conclure ? Dieu est un sujet unique (ce que nous disons quand nous parlons d'un "Dieu personnel") en trois relations d'origine, qui sont distinctes et que nous appelons non sans ambiguïté, depuis le concile de Chalcédoine (455) trois personnes. Ce nom latin (hypostase en grec) a été proposé et d'ailleurs imposé au concile par saint Léon le Grand, pape de l'Eglise de Rome, conscient de posséder, avec le siège de Rome, ce qu'Irénée de Lyon, vers 200, appelait déjà "la plus puissante principalité" parmi toutes les Eglises chrétiennes. On peut regretter l'emploi de ce mot personne en théologie trinitaire, mais l'Eglise, en la personne de saint Léon en a validé l'usage, en se réservant, comme Cajétan, de voir dans le nom personne une analogie qui justifie deux emplois distincts en théologie : en théologie trinitaire la personne est une relation d'origine<; en christologie, la personne divine du Christ, englobant ses deux natures, renvoie à une subjectité, ce qui correspond au sens philosophique de la personne, lorsque l'on parle de personnes humaines, sujet de droits et de devoirs.
Jacques Chevalier, dans ses Trois conférences d'Oxford et dans son Histoire de la Pensée, a tenté de montrer que d'un point de vue eschatologique, face aux fins dernières, la personne humaine devait de plus en plus revendiquer la dignité de relation et non de sujet. Dans l'incendie de l'amour divin, nous sommes tous relativisés, au point que l'on peut dire sans crainte que nous sommes notre relation à la Vitalité infinie de Dieu. Plus modestement, c'est notre relation au prochain, sa qualité ou sa superficialité, qui fait la valeur chrétienne de notre existence. Jacques Chevalier avait trouvé une formule génial pour expliquer cela, formule sur laquelle je médite depuis des décennies : "L'essentiel de la personne, ce n'est pas le moi mais l'autre". L'autre ? Le prochain ou même le grand Autre que nous appelons Dieu.