jeudi 14 avril 2022

Quelques remarques sur la théologie trinitaire

Si l'on demande à un chrétien : qu'est-ce que le Saint Esprit ? Il répondra sans doute : "C'est la troisième personne de la Sainte Trinité". Le chrétien prie au nom du Père, et du Fils et et du Saint Esprit et c'est au nom du Père, et du Fils et et du Saint Esprit qu'il fait ce signe de reconnaissance et de bénédiction qu'est le signe de croix.

Mais qu'est-ce que la Sainte Trinité ? Ce mot apparaît après la rédaction du Nouveau Testament pour systématiser l'idée selon laquelle à la fois le Père est Dieu, le Fils est Dieu, le Saint Esprit est Dieu, et en même temps, dans la Trinité il y a un seul Dieu. J'ai l'habitude de résumer la puissance de ce mystère en disant : notre Dieu est unique parce qu'il est infini. Mais il n'est pas seul parce qu'il est amour. 

Pour bien entrer dans ce mystère, il faut ajouter que le mot "personne" n'est pas utilisé tout à fait dans le même sens si l'on parle des personnes trinitaires ou bien si l'on évoque une personne humaine. La personne humaine est sujet et il y a autant de personnes qu'il y a de sujets Les personnes divines (je veux dire : le Père, le Fils et le Saint Esprit) ne sont pas des sujets mais des relations,, constituées distinctes par leur origine différente. Ainsi, la seule différence entre le Père et le Fils est que le Père, infini et éternel, est sans origine tandis que le Fils, infini et éternel, est né du Très haut Si le Père, le Fils et le Saint Esprit étaient des sujets il y aurait trois sujets divins et donc trois dieux. Dans la ligne de ce que Claude Tresmontant appelait "la sainte bibliothèque hébraïque (la Bible), nous savons qu'il y a un seul Dieu : Ecoute Israël le Seigneur est ton Dieu, le Seigneur est un" (shema Israël). Le fils est la même substance que le Père (consubstantiel). La différence entre le Père et le Fils est que le Père est issu de lui-même. Le Fils est issu du Père. Quant au Saint Esprit, s'il était simplement "né ou issu du Très Haut", il ne serait pas différent du Fils, il serait le Fils, puisqu'il aurait la même relation d'origine (issu du Père). Il y a, en Dieu, une troisième relation d'origine, c'est que le Saint Esprit est issu à la fois du Père et du Fils. Il n'est pas un sujet à côté du Père et du Fils. Il est la relation entre le Père et le Fils, leur amour. 

Nous trouvons dans cette théologie trinitaire occidentale, où les personnes trinitaires ne sont que des relations d'origine et non des sujets, la raison profonde de l'addition du Filioque, cet ajout au Credo de Nicée (324) que les chrétiens orientaux n'ont jamais admis. Pour les Occidentaux, il y a une nécessité vitale à considérer que les personnes divines ne sont que des relations et qu'elles ne peuvent être distinctes comme relations que si la troisième personne est issue des deux autres. La théologie orientale considère qu'elle n'a pas besoin de cette élaboration rationnelle du modèle trinitaire. Elle l'estimerait même dangereuse, source d'un rationalisme doctrinal qui tue la foi. Pour les théologiens orientaux, en effet, les trois personnes en un seul Dieu sont un donné qui vient de l'Ecriture et qui n'a pas besoin de théorie rationnalisante mais repose uniquement sur les affirmations de l'Ecriture et en définitive, la foi des chrétiens.

Sans vouloir jouer la carte d'un concordisme trop facile entre l'Orient et l'Occident, je crois que les Occidentaux ont tendu à faire disparaître le mystère de la théologie, comme le souligne par exemple Louis Bouyer dans les écrits de la dernière période de sa vie. Le thomisme, en particulier, a pu apparaître comme une forme de rationalisme dans telle ou telle de ses incarnations, en particulier dans les textes scolaires souvent rédigés en latin, en particulier à partir du XVIIIème siècle, à l'usage des jeunes clercs (Billuart etc.). L'oeuvre de Jean-Pierre Torrell, spécialiste récent de l'Aquinate, consiste à dérationaliser saint Thomas en montrant que le terme ratio (raison) que le docteur angélique utilise beaucoup, ne peut se réduire à la raison raisonnante des philosophes classiques et doit s'entendre d'une manière profondément analogique comme la quête d'une intelligence des Ecritures. Cette intelligence est plus vaste qu'une science reposant sur le seul principe d'identité, comme avait essayé de la concevoir le Père Chenu, prisonnier paradoxal des excès rationalistes de la vieille théologie des manuels. La théologie est tout entière régie non par le principe d'identité ou d'égalité, mais par le principe d'analogie ou de ressemblance, parce qu'ayant sa source dans l'Ecriture (cf. Ia Q1 a10 et Dei Verbum n°24), elle part des noms, elle a sa source dans le langage de Dieu : theou logos. Le Christ est le premier théologien, comme disait le Pseudo-Denys. Il ne s'agit pas pour le théologien de formaliser ou de conceptualiser Dieu, mais, à la suite du Christ, de donner accès, de manière intelligente, à un au-delà de la forme, à travers l'immense espace intellectuel ouvert par l'analogie des noms, dont les Ecritures sont évidemment le chantier et dans lequel la Parole du Christ est forcément inaugurale.

Pour autant il est inutile de jeter le bébé avec l'eau du bain, inutile d'aspirer à je ne sais quelle forme d'irrationalisme théologique, qui naîtrait de manière purement verbale du refus du rationalisme. La théologie orientale nous met en garde avec raison contre le rationalisme théologique. Léon Chestov par exemple, s'adressant nommément aux théologiens occidentaux, a suffisamment montré que l'arbre de la connaissance du bien et du mal, qui réduit la foi à une science, illustre la grande tentation de l'Occident. Mais cette théologie orientale, pour opportune qu'elle soit et branchée sur un Kairos qui est celui de notre époque, ne saurait interdire la quête de l'exactitude rationnelle qui est celle de l'Occident chrétien depuis l'origine, disons depuis Augustin. Cette exactitude rationnelle à laquelle s'astreignent les théologiens en particulier à propos de ce mystère de la sainte Trinité, ne représente pas tant la garantie de connaître Dieu plus profondément. Au contraire ! La raison ne nous emmène pas forcément dans les profondeurs du Divin, elle nous limite à la surface du mystère. "Si comprehendisti, non est Deus". Si tu l'as compris ce n'est pas Dieu que tu as compris, prévenait saint Augustin qui connaissait d'instinct les risques du rationalisme théologique. Mais la raison théologique représente la garantie humaine de non-dérapage théologique. C'est une hygiène mentale absolument irremplaçable.

Dans mon vieux Parier avec Pascal, je soulignais déjà l'importance de ce thème du rapport entre la théologie et la raison. Non la théologie n'est pas une science au sens univoque. Face à l'infini ses concepts ne sont pas univoques (comme des concepts scientifiques ordinaires). En théologie prévenait Pascal dans une lettre à sa soeur Gilberte, "nous ne devons jamais abandonner plus d'un certain espace de temps, la grande idée de la ressemblance". Nos concepts théologiques sont des représentations humblement ressemblantes, non pas des tableaux exacts de la réalité divine, irreprésentable en elle-même. La raison n'est pas un motif d'orgueil pour le théologien qui se prendrait pour un scientifique. Elle manifeste simplement son degré d'hygiène personnelle, et donc elle est le signe par excellence de son humilité. 

Pascal avait compris cela, lorsque peu avant sa mort il s'est opposé au grand Arnauld, l'idéologue du Parti janséniste, l'homme qui était capable de mettre la grâce en lemmes, tout en ratiocinant sur le droit canon. Pourquoi Pascal s'est-il évanoui devant Arnauld et Nicole, gentiment mis dehors ensuite tous deux par ce grand ami de Pascal qu'était le juriste Daumat ? Il avait saisi qu'avoir raison ne suffisait pas pour se dire dans le vrai, que "la vérité sans la charité est une idole", que l'intelligence du coeur est plus grande que la raison géométrique. Il avait donné aux chrétiens, à travers sa distinction entre esprit de géométrie et esprit de finesse, l'antidote au rationalisme moderne, l'esprit de paix qui aurait dû résoudre la crise janséniste, en s'appuyant d'ailleurs sur Jansénius plus que sur Arnauld. Hélas, les chrétiens jésuitisés n'utiliseront pas cette pensée de géant, qui a tracé un clair sillon entre rationalisme et irrationalisme, disciplinant à l'avance les monstres conceptuels qu'engendrera la modernité idéologique plus tard, monstres qui sont déjà vagissant de part et d'autre dans la querelle janséniste.

Que conclure ? Dieu est un sujet unique (ce que nous disons quand nous parlons d'un "Dieu personnel") en trois relations d'origine, qui sont distinctes et que nous appelons non sans ambiguïté, depuis le concile de Chalcédoine (455) trois personnes. Ce nom latin (hypostase en grec) a été proposé et d'ailleurs imposé au concile par saint Léon le Grand, pape de l'Eglise de Rome, conscient de posséder, avec le siège de Rome, ce qu'Irénée de Lyon, vers 200, appelait déjà "la plus puissante principalité" parmi toutes les Eglises chrétiennes. On peut regretter l'emploi de ce mot personne en théologie trinitaire, mais l'Eglise, en la personne de saint Léon en a validé l'usage, en se réservant, comme Cajétan, de voir dans le nom personne une analogie qui justifie deux emplois distincts en théologie : en théologie trinitaire la personne est une relation d'origine<; en christologie, la personne divine du Christ, englobant ses deux natures, renvoie à une subjectité, ce qui correspond au sens philosophique de la personne, lorsque l'on parle de personnes humaines, sujet de droits et de devoirs.

Jacques Chevalier, dans ses Trois conférences d'Oxford et dans son Histoire de la Pensée, a tenté de montrer que d'un point de vue eschatologique, face aux fins dernières, la personne humaine devait de plus en plus revendiquer la dignité de relation et non de sujet. Dans l'incendie de l'amour divin, nous sommes tous relativisés, au point que l'on peut dire sans crainte que nous sommes notre relation à la Vitalité infinie de Dieu. Plus modestement, c'est notre relation au prochain, sa qualité ou sa superficialité, qui fait la valeur chrétienne de notre existence. Jacques Chevalier avait trouvé une formule génial pour expliquer cela, formule sur laquelle je médite  depuis des décennies : "L'essentiel de la personne, ce n'est pas le moi mais l'autre". L'autre ? Le prochain ou même le grand Autre que nous appelons Dieu. 


vendredi 8 avril 2022

Je crois dans le Saint-Esprit

 La traduction française du Credo fait une toute petite place au Saint Esprit, au début d'une énumération dont les noms apparaissent comme obscurs au profane : "Je crois au Saint Esprit, à la sainte Eglise catholique, à la communion des saints, à la rémission des péchés, à la résurrection de la chair, à la vie éternelle". Cette traduction, familière aux catholiques, comporte au moins deux fautes graves. 

Nous avons étudié au début de notre commentaire, ce que peut être la première faute : comment peut-on dire "Je crois au Saint Esprit", comme on dit : je crois aux fantômes ou à l'astrologie" ? Cette double croyance n'est pas forcément fausse, mais elle n'est pas absolument vraie. On peut dire dans le même sens : "Je crois au développement personnel". "Je crois à la nourriture bio" etc. C'est une expérience à faire, dont on tirera forcément quelque chose. Ce n'est pas une vérité absolue, sauf pour les fanatiques. La nourriture bio par exemple peut se trouver périmée et donc nocive. Ainsi les circonstances modifient-elles l'objet de la croyance. 

Si l'on traduit bien le Credo, on n'a pas le droit de dire que le Saint Esprit renvoie à l'une de ses croyances que l'on peut toujours essayer et qui font du bien. La foi dans le Saint Esprit est une démarche absolue, comme la foi dans le Père et la foi dans le Fils. Le rituel du baptême d'adulte est formel : on ne peut pas croire dans le Père sans croire dans le Fils et dans le Saint-Esprit. On ne peut pas croire dans le Saint Esprit, sans croire dans le Père et dans le Fils. Croire dans ? Situer son esprit en Dieu, comme l'explique le Pseudo-Denys et vivre de la foi selon la formule que saint Paul emprunte à l'Ancien Testameent ; "Mon juste vit de la foi" (Habacuq, 1, 1-5 voir Rom. 1, 15-17 et Hébr. 10, 38).

Et IN Spiritum sanctum, dit le texte latin du Symbole des apôtres. Il nous faut donc traduire : je crois dans le Saint Esprit, comme on avait traduit : Je crois EN Dieu le Père et EN Jésus-Christ, fils de Dieu, unique engendré. Telle est la première erreur de traduction, qui n'est pas petite : confondre croire dans et croire à ou croire au, à propos du Saint Esprit..

La deuxième erreur de traduction consiste à mettre sur le même plan le Saint Esprit, l'Eglise catholique, la communion des saints etc. Le texte latin ne dit pas cela : après avoir affirmé qu'il croit dans le Saint Esprit, le fidèle se heurte à l'emploi d'accusatifs seuls, qui ne sont absolument pas rendus par la traduction française : sanctam Ecclesiam catholicam, sanctorum communionem etc.. Qu'en faire ? Comment les comprendre ? Dans la langue latine, comme dans la langue française, l'emploi  de ces accusatifs seuls n'a pas de sens après le verbe croire. On peut dire en revanche : Je crois qu'il fera beau demain, et alors, en employant une proposition infinitive, on émet une opinion personnelle ; rien à voir avec la foi qui n'est pas une opinion personnelle, comme l'a bien déterminé le pape Pie IX dans son Syllabus (résumé) des erreurs modernes, proposition 15. On peut employer le verbe croire avec le datif : Je crois à... On peut employer le verbe croire suivi de IN plus l'accusatif et souligner par là le caractère absolu d'une foi qui n'est plus une croyance. L'accusatif seul ne signifie rien s'il s'agit d'un complément du verbe croire. Les mots à l'accusatif seul ne sont pas complément du verbe "croire", mettant - je parle au hasard - le Saint Esprit sur le même plan du point de vue de la foi que la sainte Eglise catholique. 

En réalité, ces noms à l'accusatif seul sont placés en apposition explétive à l'Esprit saint. Il faudrait pouvoir traduire : Je crois dans l'Esprit saint, à savoir la sainte Eglise catholique, la communion des saints, la rémission des péchés, la résurrection de la chair, la vie éternelle. Le Saint Esprit est l'âme de l'Eglise, le fluide de la communion des saints, le grand pardonneur, le ressusciteur dans l'éternité de Dieu. De même que, dans le Credo, le Fils est défini à travers l'entreprise de salut qu'il a acceptée de la part du Père dans le Saint Esprit et qu'ainsi nous apprenons qu'il est né de la Vierge Marie, a souffert sous Ponce Pilate etc. ; de même notre foi dans l'Esprit saint est alimentée par ses oeuvres. Et ses oeuvres, nous le verrons ont à voir avec l'Eglise.

mardi 5 avril 2022

D'où il viendra juger les vivants et les morts

Le Christ qui siège à la droite du Père, siège pour juger "les vivants et les morts", c'est-à-dire tous les hommes. La justice, impossible sur la terre où elle était au mieux une approche, une approximation et au pire un déni pur et simple, il faut qu'elle soit portée par le Christ tout puissant ("toute puissance m'a été donné au ciel et sur la terre" Matth. 29)  pour se réaliser.

Il ne s'agit pas non plus de tout casser, en jugeant l'hommerie à l'aulne de la sainteté absolue de Dieu. "Le Père ne juge personne, il a donné au Fils le jugement tout entier"" dit Jésus au chapitre 5 de saint Jean verset 22. Nous verrons ce que signifie cette formule étrange  : Le Père ne juge pas". Le Père ne veut pas "entrer en jugement avec sa créature", comme l'Eglise nous le fait dire dans la vieille prière de l'Absoute faite sur un défunt. et cela parce qu'il est le Père et que sa Paternité lui importe plus que sa justice. "Aucun humain, devant toi, ne sera déclaré juste", continue l'oraison des défunts. Le Père est toute sainteté. Son nom même est terrible. Le Fils, lui, connaît l'argile dont nous sommes pétris, puisqu'il s'est fait homme. Il a inventé une justice qui n'appartient qu'à lui ; celle de la miséricorde, celle de l'amour, une justice qui ne discrimine pas entre le poids des bonnes actions et le poids des mauvaises, mais qui, dans une sorte de préscience éclatante, "sonde les reins et les coeurs" et pèse les intentions les plus secrètes, plus encore que les actions.

Exemple évangélique : les ouvriers de la Onzième heure. Ils n'ont travaillés qu'une heure, alors que les journaliers qui ont pris leur service tôt matin en ont travaillé douze. "Ils n'ont pas eu à subir le poids du jour et de la chaleur', Mais ils ont accepté d'être embauchés par le maître. Ils lui ont dit : oui. Et cette réelle acceptation en intention vaut tous les services en action. Au mépris de la justice des hommes, ils reçoivent, eux qui n'ont travaillé qu'une heure, le même salaire que ceux qui ont peiné durant les douze heures du jour. (cf. Matth. 20, 1-16)

Deuxième exemple : le bon larron, ce brigand, ce voleur, ce violeur, ce tueur, qui par hasard s'est retrouvé crucifié à la droite du Christ. : "Nous si nous sommes torturés sur la croix c'est justice", dit-il à son collègue le mauvais larron, crucifié à la gauche du Christ. Ce n'était pas un perdreau de l'année, le "bon" larron, pas du genre à recevoir le bon Dieu sans confession. Disons le en termes contemporains : c'était une racaille de la pire espèce. Il a trouvé au plus profond de lui-même le courage d'une prière au Christ : "Seigneur, souviens toi de moi quand tu seras dans ton Royaume". La réponse est immédiate : "Ce soir tu seras avec moi en paradis". Une prière. Quelques secondes de lumière. Une éternité de bonheur (cf. Luc 23, 39-43).

Quelle est la justice du Christ ? C'est la seule possible pour nous, la seule dont nous ne sortions pas écrabouillés par notre égoïsme ou notre égocentrisme : celle qui juge de l'intérieur et qui juge sur l'amour. Attention : la justice du Christ n'est pas plus laxiste que la justice humaine, comme peut nous le faire croire l'épisode du Bon larron. Simplement le Christ nous connaît au plus profond, parce que c'est lui qui nous a fait. "Il n'avait pas besoin qu'on lui rende témoignage au sujet de ce qu'il y a dans l'homme. Lui savait d'avance ce qu'il y a dans l'homme" (Jn 2, 24). Lui seul juge avec justice.

Manière de dire que la justice chez les humains est inaccessible et que celui qui s'en revendique, justicier, revanchard ou donneur de leçons, est suspect pour cette raison même. Manière de croire que la justice de Dieu ne peut pas  apparaître comme une attitude calculée.  par rapport à sa créature, avec le catalogue de péchés d'un côté le catalogue de vertus de l'autre. Il n-y a pas de catalogue qui tienne devant Dieu: le fini n'existe pas, ne se calcule pas face à l'Infini. Et dans l'autre sens, une offense ou une prière sincère faite à Dieu est toujours infinie comme Dieu est infini. Entre Dieu et l'homme le calcul est impossible car le différentiel est infini. Seul le Fils de l'Homme qui est Fils de Dieu (voir méditation précédente) est habilité par son Père à juger les hommes, parce qu'il est à la fois homme et Dieu.

Le jugement remis au Fils ne porte pas d'abord sur l'observation de la loi. Qui peut observer les dix commandements intégralement sans la grâce de Dieu ? Le Christ ne juge pas un individu sur l'observation plus ou moins parfaite de la loi, mais plutôt sur l'amour avec lequel cette loi est observée. Dans le chapitre 20 de l'Exode où se trouvent énumérés les dix commandements donnés par Dieu à Moise, le mot amour n'est pas prononcé. Même le quatrième commandement ne dit pas : Tu aimeras ton père et ta mère. Mais il stipule : "Tu honorera ton père et ta mère". Dans le Nouveau Testament en revanche, l'amour est l'accomplissement, la plénitude du précepte, comme dit saint Paul. Une vertu observée sans amour est un vice. De plus, dans l'enseignement de Jésus, l'amour n'évoque pas je ne sais quelle abstraction romantique ou je ne sais quelle réduction de la vie à la vie mystique. L'amour de Dieu et l'amour du prochain sont les deux plus grands commandements et ils sont semblables, aussi concrets l'un que l'autre (Matth. 22, 39). 

Qui aime son prochain aime Dieu. Qui aime Dieu en vérité aime son prochain. C'est ce que nous révèle la célébrissime parabole du jugement dernier : « Quand le Fils de l’homme viendra dans sa gloire, et tous les anges avec lui, alors il siégera sur son trône de gloire. Toutes les nations seront rassemblées devant lui ; il séparera les hommes les uns des autres, comme le berger sépare les brebis des boucs : il placera les brebis à sa droite, et les boucs à gauche. Alors le Roi dira à ceux qui seront à sa droite : “Venez, les bénis de mon Père, recevez en héritage le Royaume préparé pour vous depuis la fondation du monde. Car j’avais faim, et vous m’avez donné à manger ; j’avais soif, et vous m’avez donné à boire ; j’étais un étranger, et vous m’avez accueilli ; j’étais nu, et vous m’avez habillé ; j’étais malade, et vous m’avez visité ; j’étais en prison, et vous êtes venus jusqu’à moi ! Alors les justes lui répondront : “Seigneur, quand est-ce que nous t’avons vu… ? tu avais donc faim, et nous t’avons nourri ? tu avais soif, et nous t’avons donné à boire, tu étais un étranger, et nous t’avons accueilli ? tu étais nu, et nous t’avons habillé ? tu étais malade ou en prison… Quand sommes-nous venus jusqu’à toi ?” Et le Roi leur répondra :  En vérité, je vous le dis : chaque fois que vous l’avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait.” Alors il dira à ceux qui seront à sa gauche : “Allez-vous-en loin de moi, vous les maudits, dans le feu éternel préparé pour le diable et ses anges. Car j’avais faim, et vous ne m’avez pas donné à manger ; j’avais soif, et vous ne m’avez pas donné à boire ; j’étais un étranger, et vous ne m’avez pas accueilli ; j’étais nu, et vous ne m’avez pas habillé ; j’étais malade et en prison, et vous ne m’avez pas visité.” Alors ils répondront, eux aussi : “Seigneur, quand t’avons-nous vu avoir faim, avoir soif, être nu, étranger, malade ou en prison, sans nous mettre à ton service ?” Il leur répondra : “En vérité, je vous le dis : chaque fois que vous ne l’avez pas fait à l’un de ces plus petits, c’est à moi que vous ne l’avez pas fait.” Et ils s’en iront, ceux-ci au châtiment éternel, et les justes, à la vie éternelle. » (Matth. 25, 31-46).

Il y a ceux qui ont connu  Jésus et qui "le confessent devant les hommes" pour que lui les confessent devant son Père" (Matth. 10, 32). C'est la foi au Christ qui les sauve. Mais ceux qui ne l'ont pas connu ? Ceux qui n'ont pas eu durant leur vie la possibilité de le connaître ? C'est par la charité pour le prochain qu'ils se sauvent. Ils n'ont pas forcément conscience du salut qu'ils reçoivent ou de la réprobation qu'ils encourent, comme le marque bien le texte de saint Matthieu : "Seigneur, quand donc t'avons-nous vu avoir faim ?" Mais c'est l'amour qui les sauve. C'est le manque d'amour qui les perd. "A la fin de notre vie, dit saint Jean de la Croix, nous seront jugés sur l'amour".


vendredi 1 avril 2022

Est assis à la droite de Dieu, le Père tout Puissant

 L'expression peut surprendre et même porter à sourire. Comment imaginer que Jésus est assis à la droite de Dieu pour les siècles des siècles, si l'on prend au pied de la lettre ces quelques mots ? 

"Etre assis" renvoie, dans l'antiquité à une manière d'exercer le pouvoir et l'on peut dire que ces termes sont expressifs jusqu'à nos jours. Voici quelques années maintenant, l'érudit Jacques Charles-Gaffiot avait organisé une exposition au Palais de Versailles sur les trônes dans l'histoire. Son intuition de départ était que tout pouvoir qui a pour lui une vraie légitimité s'exerce en position assise. L'iconographie est très abondante sur ce point. Dans le vocabulaire courant, "siéger" signifie à la fois commander et être assis. Charles-Gaffiot voulait montrer que le vrai pouvoir, le pouvoir légitime, celui qui s'impose naturellement s'exerce en position assise et que le conquérant qui a renversé l'autorité légitime, le gouvernant républicain, l'empereur napoléonien, mais aussi le fasciste le nazi, le communiste exercent leur pouvoir debout, parce que ce pouvoir, arraché au circonstances, on ne l'exerce pas paisiblement, dans une tranquille possession, mais l'on est sans cesse en train de le revendiquer aux événement et de l'imposer aux populations que l'on domine.

Dans l'Evangile, au chapitre 19 de Saint Jean, Pilate, au verset 14, fait asseoir Jésus "sur une estrade" au milieu d'une cour appelée Lithostrotos (en français dallage de mosaïque), en araméen Gabbatha (ce qui signifie en français : lieu élevé, estrade), lieu qui lui servait à lui Pilate, occasionnellement de tribunal. Dans une parodie de souveraineté, pour se moquer et de sa victime et des juifs, le Procurateur romain semble un bref instant inverser les rôles, entre lui et Jésus. Non content de faire asseoir Jésus à sa place, il dit à l'assistance, qui est juive : "Voici votre roi". Tout à l'heure les soldats se moqueront de la royauté du Christ, en tressant à son intention une couronne avec des épines. Pour lors, Pilate, dérangé dans sa bonne conscience de conquérant sans scrupule imagine une curieux jeu de rôle. C'est sa manière à lui de tourner en dérision la noblesse d'attitude à couper le souffle de celui qu'il allait condamner, manière aussi d'envoyer le peuple juif tout entier dans le néant, comme lorsqu'il fera inscrire sur le gibet de la croix : "Jésus le Nazaréen, roi des juifs". Certains membres importants du peuple juif vinrent le trouver alors pour lui indiquer qu'ils se sentaient tous bafoués par cet écriteau. Ils se virent répondre : "Ce que j'ai écrit, je l'ai écrit" (Jean 19, 22). Pilate avait senti la majesté inouïe du personnage qu'il n'avait condamné au supplice de la croix que pour prendre les juifs au mot, en leur jetant à la figure leur roi défiguré, dans une sorte d'artifice politique souverainement déplaisant et en même temps involontairement prophétique.

Dès le premier dialogue entre Jésus et Pilate, au chapitre 18, il est question de cette autorité monarchique de Jésus. Et c'est la première fois dans l'Evangile qu'on évoque explicitement le Christ comme roi. Certes il est fils de David, reconnu par tous comme descendant de Jessé (le père de David). Certes il prêche le Royaume de Dieu, mais c'est quand humainement tout va mal, quand tout semble perdu, c'est devant le gouverneur romain que Jésus affirme sa royauté. Parce que politiquement et humainement, une telle revendication ne peut plus servir à rien. Jésus a fui toute sa vie les foules qui voulaient le faire roi. On lui prépare une entrée à Jérusalem, où il est le triomphateur attendu, et ce drôle de triomphateur, en guise de fier destrier, a tenu à monter sur un âne, comme pour affirmer son mépris de la politique humaine. Il ne s'affirme lui-même roi que quand il peut dire : "Ma royauté n'est pas de ce monde". 

Voici son dialogue avec l'autorité romaine en Palestine, dialogue qui a tant marqué Pilate. La communauté juive lui avait livré Jésus en insistant sur le fait que sa revendication monarchique et "nationale" était incompatible avec l'ordre romain mondialisé. Le Gouverneur ne comprenait pas que ces insoumis nationalistes juifs fassent du zèle contre l'un des leur. "Pilate appela Jésus et lui dit : « Es-tu le roi des Juifs ? » Jésus lui demanda : « Dis-tu cela de toi-même, ou bien d’autres te l’ont dit à mon sujet ? » Pilate répondit : « Est-ce que je suis juif, moi ? Ta nation et les grands prêtres t’ont livré à moi : qu’as-tu donc fait ? Jésus déclara : « Ma royauté n’est pas de ce monde ; si ma royauté était de ce monde, j’aurais des gardes qui se seraient battus pour que je ne sois pas livré aux Juifs. En fait, ma royauté n’est pas d’ici. ». Pilate lui dit : « Alors, tu es roi ? » Jésus répondit : « C’est toi-même qui dis que je suis roi. Moi, je suis né, je suis venu dans le monde pour ceci : rendre témoignage à la vérité. Quiconque appartient à la vérité écoute ma voix. » (Jean 18, 33-37).

Sa royauté, Jésus la revendique et la reçoit de la bouche même de Pilate : "C'est toi-même qui le dit". Il précise de quelle manière elle s'exerce : "Moi je suis né, je suis venu dans le monde pour rendre témoignage à la vérité. Quiconque appartient à la vérité écoute ma voix". Voilà sa royauté. Elle ne relève pas d'un pacte ou d'un contrat humain, mais de la vérité, ou plus précisément du désir de vérité, au point que quiconque est de la vérité, reconnaît cette vérité dans le Christ. Sa royauté n'est pas de ce monde, elle est tellement vaste qu'elle n'a pas pour origine ce monde, elle est métaphysique, en ce qu'elle concerne tout être créé, jusqu'aux anges. Elle est théologique, en ce qu'elle ne peut venir que de Dieu. Mais, si elle n'est pas de ce monde, elle s'exerce sur le monde. Elle est même l'espérance cachée de ce monde, comme l'expliquait il y a dix ans René Girard. 

"Qu'est-ce que la vérité ?" demande Pilate après avoir entendu cette justification fulgurante de celui qui comparaît devant lui, tout en revendiquant toute autorité. L'histoire humaine et le progrès moral depuis le Christ répondent à cette exclamation désenchantée d'un homme de pouvoir auquel on ne la fait pas. La vérité construit l'histoire, elle est à l'origine du seul véritable progrès moral de l'humanité. C'est que le royaume de Dieu se développe sur la terre comme il est dans le Ciel. L'esprit du  Christ pacifie la violence qui est dans le coeur des hommes. Les sociétés chrétiennes n'ont aucune prétention à être le paradis sur la terre, mais le génie du christianisme a fait avancer l'humanité comme aucune autre doctrine n'y est jamais parvenue. Et ce génie du christianisme, c'est le Christ lui-même, son enseignement et son exemple.

Jésus Christ est fils de Dieu, nous l'avons montré. Mais il est aussi fils de l'homme, il est, à lui seul, l'humanité à son meilleur niveau. Et quel est ce meilleur niveau ? Le niveau divin. Toute anthropologie conséquente est suspendue à cette constatation. C'est déjà ce qu'il appert de la prophétie de Daniel, que l'on peut appeler la prophétie du Fils de l'homme. Celle-ci du reste, le Christ lui-même la fait sienne en la proclamant devant son premier juge, qui n'est pas romain mais juif. Caïphe, grand prêtre cette année-là, lui demande : "Es-tu le Fils de Dieu". La réponse du Christ, à ce moment dramatique de sa mission où il va être condamné, il l'emprunte au prophète Daniel, 7, 13-14 : "Tu l'as dit et désormais vous verrez le Fils de l'homme assis à la droite de la Puissance de Dieu et venant sur les nuées du ciel" (Mc 14, 62, Matth. 26, 64 et Lc 22, 69). C'est en se fondant sur ce passage de l'Ancien Testament que le Credo affirme du Christ : "il est assis à la droite de Dieu". 

Mais avant même les premières rédaction d'un Credo catholique, on trouve cette affirmation sur le Christ assis à la droite de Dieu, non seulement dans la finale de l'Evangile de Marc, mais dans l'épître aux Ephésiens de saint Paul : "Telle est envers nous qui croyons l'infinie grandeur de sa puissance, se manifestant avec efficacité par la vertu de sa force. Il l'a déployée dans le Christ, en le ressuscitant des morts, et en le faisant asseoir à sa droite dans les lieux célestes, au-dessus de toute domination, de toute autorité, de toute puissance, de toute dignité, et de tout nom qui se peut nommer, non seulement dans le siècle présent, mais encore dans le siècle à venir. Il a tout mis sous ses pieds, et il l'a donné pour chef suprême à l'Eglise, qui est son corps, la plénitude de celui qui remplit tout en tous" (Eph. 1, 19-23). Quelle éloquence pour parler de la royauté du Christ !

Hors Jésus, il n'y a que vide. La création ? Si Jésus ne la sauve pas du néant, elle n'est rien que "le silence éternel des espaces infinis" comme l'a déclaré Pascal. L'homme et la femme ? La juxtaposition provisoire de deux épidermes. Les valeurs humaines ? "Vanité et poursuite du vent" comme dit l'Ecclésiaste. Seul le Christ "remplit tout en tous". Jésus siégeant à la droite de la Puissance (à la droite du Père tout puissant précise le Credo trinitaire) révèle aux hommes pour quoi, pour qui ils ont été faits. Nous sommes recréés à l'image du Christ, faits pour Dieu comme le Christ, qui, dit encore saint Paul, est "le premier avant toutes créatures" (Col. 1, 15), "le premier d'une multitude de frères" (Rom. 8, 29). Le Christ est le roi du monde, en ce qu'il accomplit la création, qu'il réalise l'homme parfait, et c'est en ce sens que le même Pilate prophétise lorsqu'il s'écrie face au peule juif, pour que ce dernier épargne Jésus et fasse mourir Barabbas : "Ecce homo", "Voici l'homme" (Jean, 19, 5). En effet, assis à la droite de Dieu, le Christ est le plérôme de l'humanité, le fils de l'homme par antonomase. Mais il n'est l'homme parfait, le premier re-né, baptisé dans son propre sang, que parce qu'il est, en même temps, le Fils de Dieu, égal au Père, assis en sa Présence.