"Au surplus, pour vous, Seigneur, aux yeux de qui l'abîme de la conscience humaine reste découvert, qu'est-ce qui pourrait demeurer secret en moi, même si je ne voulais pas vous le confesser ? C'est vous que je cacherais à moi-même, sans réussir à me cacher à vous. Et maintenant que mes gémissements attestent que je me suis pris moi-même en déplaisance, vous êtes ma lumière, ma joie, mon amour, mon désir : je rougis de moi, je me rejette pour vous choisir, et je ne veux plaire que par vous, soit à moi, soit à vous".Vous êtes ma lumière, ma joie, mon amour, mon désir : qui peut dire cela à Dieu sérieusement, intensément, sans que sa vie ne s'en trouve complètement changée ?
Saint Augustin, Confessions, Livre 10, 2
Saint Thomas nous expliquera, avec l'énorme naturel qui est le sien que, pour la créature raisonnable, il est naturel d'aimer Dieu plus qu'elle ne s'aime elle-même, puisque Dieu est son Principe, celui par qui et en qui elle est. Saint Thomas a raison, mais notre nature a tort, quand concrètement, nous sommes obligés de constater qu'il ne nous est pas naturel d'aimer Dieu plus que nous ne nous aimons nous-mêmes. Pour y parvenir nous avons besoin de... nous convertir, de changer d'orientation : "Je rougis de moi, je me rejette pour vous".
Qui a fait cette expérience de la charité, soit envers Dieu, soit envers un être cher, soit envers des pauvres ? Celui-là est bien obligé de reconnaître que dans sa vie, rien ne peut plus être comme avant. Il y a un péché de nature, ce péché "originel" dont la théologie fait tout un plat et qui est avant tout un fait observable à l'oeil nu, en chacun d'entre nous. Si nous ne sommes pas capable de renier ce péché de nature, de renier ce que Freud appelait le narcissisme, ce bon vieux narcissisme, qui est à la fois primaire secondaire et tertiaire dans tous nos comportements.
Le narcissisme, c'est à la fois l'égocentrisme spontané et quasi-enfantin de l'animal humain et c'est aussi la construction savante, élaborée sur des dizaines d'années, qui est obscurément destinée à nous empêcher de voir et d'aimer la lumière. La lumière ? Celle qui nous permettrait de nous connaître nous-mêmes. Ainsi comme l'avait remarqué Rudolf Allers, avec les années, l'égocentrisme se tourne toujours en artificialité. L'égocentrisme tertiaire, l'égocentrisme blindé de l'adulte auquel on ne la fait pas est quelque chose d'horriblement faux. A force de construire des images de soi, il ne parvient plus à être lui-même.
"Je me rejette..." écrit saint Augustin. Le poète Tristan Corbière, génial Breton, avait bien vu le paradoxe qui nous renvoie au FAIT du péché originel. Il était sans doute lui-même de ceux qu'il décrit, en un vers qui se vrille au fond de nous-même : "Trop soi pour se pouvoir souffrir"... Voyez son épitaphe - tellement humble : "Ci-gît coeur sans coeur, mal planté, / Trop réussi comme raté". C'est du saint Augustin tout pur. C'est du saint Augustin, phase 1. Mais saint Augustin a un débouché, saint Augustin sait comment s'en sortir : "Je me rejette... pour vous choisir".
J'entends d'ici Julien me dire que je suis trop dur, qu'il ne s'agit pas de se rejeter, mais de s'aimer... Qu'il n'est pas besoin de se convertir et qu'il suffit d'aller bénignement son chemin sous le regard de Dieu. L'intention est bonne et belle, mais dans la réalité ? Comment ne pas être déçu par ce que l'on est ? A moins de fantasmer, de sublimer, de fabuler, de s'évader, de se faire la belle dans le virtuel comme l'explique Solange Bied Charreton dans ce très beau premier roman qu'est Enjoy (éd. Stock)... Beaucoup se contentent de ce genre de croisière qui leur évite de se croiser eux-mêmes. Les véhicules du voyage sont très divers, qui permettent d'éviter la mauvaise rencontre.
Augustin aime trop son Seigneur pour supporter de lui offrir les ciels toujours brouillés de son propre naturel et de son quotidien. "Je ne veux plaire que par vous soit à moi soit à vous" écrit-il, cornélien avant l'heure. Toute sa doctrine de la grâce, toute la mystique de la grâce efficace est dans ce cri d'amour, qui est comme une détente de son être, un chemin actif d'abandon. Plaire à vous par vous...