mardi 30 novembre 2021

Le péché d'Adam et d'Eve

 Nous avons étudié le péché originel en tant qu'il s'est transmis à toute l'humanité, en tant qu'il marque encore actuellement tous et chacun d'entre nous. Reste à se demander  comment comprendre dans ce récit imagé le péché d'Adam et d'Eve. Quel est-il ?

On a voulu y voir un péché sexuel, tant la tentation est grande, pour certains, de réduire tout péché à la sexualité. Nous avons vu dans le post précédent qu'après le péché, Adam et Eve perdent le don de justice originel, ce prodigieux équilibre dont Dieu leur avait fait cadeau et qui disparaît avec la méfiance qu'ils manifestent envers Lui, Eve préférant, nous allons le voir, le discours du Serpent à l'avertissement divin. Dans le récit, la pudeur (le fait qu'ils tentent de se vêtir de feuilles de figuier) est une conséquence du péché et de la perte du don de justice originelle, elle n'a rien à voir avec le premier péché tel qu'il est commis, les théologiens s'entendent tous sur ce point.

Beaucoup de scolastique - dont Cajétan avec lequel cette fois je serais en désaccord - ont estimé que l'arbre de la connaissance du bien et du mal était une simple image, l'image de la désobéissance à Dieu. Adam et Eve pouvaient tout faire dans le Jardin, sauf désobéir à Dieu et l'image de la désobéissance est ce fruit de l'arbre de la connaissance du bien et du mal. Personnellement je ne vois pas le Dieu infiniment bon tester ainsi l'obéissance de ses serviteur, sans qu'il y ait quelque chose de grave derrière cette interdiction. J'avoue que j'ai beaucoup cherché sans trouver. Qu'y avait-il de mal à manger du fruit de cet arbre de la connaissance du bien et du mal ?

Léon Chestov (dans La nuit de Gethsémani, essai sur la philosophie de Pascal) propose une thèse qui est séduisante. Il s'agit simplement de prendre au sérieux le nom de l'arbre, "arbre de la connaissance du bien et du mal". Comme l'arbre de vie désigne le choix par grâce de la vie éternelle, de même l'arbre de la connaissance du bien et du mal propose de mêler la Raison avec une majuscule à l'intuition morale. Je ne parle pas de la méditation morale, qui est nécessaire et nous occupe forcément tous et chacun, pour peu que nous soyons préoccupés de notre dignité personnelle. Je parle de la raison calculante, celle qui compte pour savoir où est le mal et où est le bien, quitte à faire du bien un objectif que l'on ne peut atteindre que par ce calcul rationnel, qui élimine les risques, calcule les chances et supprime ainsi méthodiquement tout élément de foi, refusant tout pari à cause des risques que cela suppose (voir le moderne principe de précaution, qui cherche à éliminer tout risque, à rapprocher du principe impossible Zéro Covid). 

Nous n'arrivons pas au bien par un calcul mais par un acte de foi. Et la foi, au plus intime d'elle-même, c'est le risque : Kalos ho kindunos, c'est un beau risque déclare Socrate dans le Phédon, en expliquant qu'il croit en l'immortalité de l'âme, après avoir refusé la proposition d'évasion que ses disciples lui proposaient. Il ne veut pas désobéir aux lois de la Cité (c'est-à-dire faire le mal) et il croit que ce choix du bien qu'il fait en acceptant de boire la cigüe recevra sa récompense de l'autre côté du voile.

Cette perspective n'est pas seulement chrétienne, elle est grecque, elle est antique, elle est païenne, elle est humaine. Voici ce que dit Socrate à propos de l'enseignement de la morale et donc de sa rationalité, dans le Ménon : "Etranger, voici que je passe à tes yeux pour un homme favorisé du Ciel : tu crois que je sais si l'on peut enseigner la vertu, ou par quels moyens elle s'acquiert. Pour moi, bien loin de savoir si elle s'enseigne ou si elle ne s'enseigne pas, je m'ai même pas la moindre idée de ce que peut être la vertu". Ce n'est pas le discours constant de Socrate qui dit dans la République que la vertu s'enseigne (et cela crée le premier projet communiste totalitaire dans l'histoire de l'humanité). Mais c'est la thèse toute socratique d'Aristote au dernier chapitre de son Ethique à Nicomaque : la vertu ne s'enseigne pas, elle n'est pas rationnelle.

Pour agir bien, il ne suffit pas de calculer, il faut croire au bien et cette croyance est donnée. C'est justement ce que refuse Eve qui veut comprendre l'interdiction que pourtant elle ressent au fond d'elle-même, mais sans parvenir à l'objectiver : "Si vous mangez du fruit de l'arbre de la connaissance vous mourrez" avait dit Yahvé Dieu. - Pas du tout vous serez comme Dieu, connaissant le bien et le mal. C'est vous qui fixerez le bien et le mal grâce à la connaissance que vous allez en acquérir. Les arguments du Serpent ont tenté Eve : définir le bien et le mal par sa propre raison, qu'est-ce que cela peut être moderne ! Eve se laisse tenter, Adam ne se pose même pas le problème;; il se contente de manger, parce qu'Eve est trop convaincue de ce qu'elle fait et que quand elle est convaincue comme cela, il est impossible de la faire changer d'avis.

Ce rationalisme moral n'est pas seulement celui d'Eve. Lorsque l'on refuse de respecter l'humanité de l'embryon par exemple, on peut tirer de ce refus toutes sortes de raisonnements, rationnels par rapport à ce premier principe (l'embryon n'est pas un homme), mais qui sont criminels par les conséquences que l'on tire de ce principe faux, en poussant chaque année le bouchon un peu plus loin. C'est que l'on ne veut plus voir que le nouveau principe que l'on a adopté sans ciller va contre la piété élémentaire envers le prochain le plus faible, le petit d'homme comme dirait Kipling.

samedi 27 novembre 2021

Le péché originel

 "Je ne fais pas le bien que j'aime et je fais le mal que je déteste" disait saint Paul aux Romains (7), pointant par là comme un déséquilibre fondamental dans la nature humaine. 

"Le bien est ce que toutes choses désirent" disait de son côté, comme en contre-pied, Aristote : quel optimisme !

Mais il se trouve, pour donner raison à saint Paul, que le mal, c'est de suivre sa pente. Simplement. Et que cette facilité du mal, cette puissance du mal sur nos destinées, on aurait eu du... mal à dire que c'était couru d'avance. Comment un Dieu bon a-t-il pu créer un univers si fragile, si accessible au mal ? 

En même temps, il y a en chacun d'entre nous un désir du bien, "la loi écrite sur les tablettes de notre coeur" disait aussi saint Paul (Rom. 2, 15). On ne comprend rien à l'homme si l'on écarte cet attrait gratuit pour le bien, qui est aussi en lui.

En substance, le dilemme apparent entre intention de bien et réalisation du mal n'en est pas un : les deux branches du dilemme sont vrais dans l'homme : il est capable de choisir le bien en allant contre ses propres intérêts, parce que c'est profondément son désir. Il est capable par exemple de souffrir pour celle qu'il a décidé d'aimer. Et en même temps, il peut se rendre coupable, envers elle, de tous les laisser aller, des infidélités les plus crasses : le mal est tellement facile pour lui. 

C'est dans ces termes que se pose la question du péché originel, c'est cette contradiction au sein de la nature que ce concept entend décrire. Pascal a très bien dit que c'était la question la plus difficile du monde et en même temps la plus essentielle d'une certaine façon, celle qui porte  sur la réalité de notre condition.  Voici, sur ce sujet, un fragment célèbre des Pensées : "Le péché originel est folie devant les hommes, mais on le donne pour tel. Vous ne me devez donc pas reprocher le défaut de raison en cette doctrine, puisque je la donne pour être sans raison ; Mais cette folie est plus sage que toute la sagesse des hommes. Car sans cela que dira-t-on qu'est l'homme ? Tout son état dépend de ce point imperceptible. Et comment s'en fût-il aperçu par sa raison puisque c'est une chose contre sa raison, et que la raison, bien loin de l'inventer par ses voies, s'en détourne quand on la lui présente ?"

Point imperceptible ? dit Pascal, et il me semble en un double sens : le péché originel ne correspond à aucun savoir inné mais à une révélation divine. C'est dans les premiers chapitres de la Genèse (le troisième en particulier) que cette doctrine se découvre, et elle se découvre sous une forme symbolique. Il est clair qu'aucun témoin n'a assisté à cette scène qui est une recomposition imagée de ce que l'on pourrait appeler la scène primitive de l'humanité, celle que nous cache depuis toujours ce que les philosophes nomment le voile d'ignorance. La discussion entre Eve et le serpent est toute symbolique ; comme disait Cajétan au XVIème siècle dans son Commentaire de la Genèse : On n'a jamais vu un serpent parler. Attention : ce n'est pas parce que c'est symbolique que c'est enfantin. Il s'agit de rien moins que de l'origine du mal.

Aussi ce "point imperceptible" dans l'histoire que constitue le péché originel, "tout l'état de l'homme en dépend". Il est facile à chacun d'identifier la difficulté de sa condition, facile de saisir que des contradictions le traversent. La doctrine du péché originelle est l'unique explication que l'on puisse donner à cette contradiction, sans la supprimer, sans rationaliser la contradiction, sans se saisir d'une partie de la vérité parce que l'on a voulu oublier l'autre. Cet oubli volontaire de la contradiction où s'établit la nature humaine peut nous mener loin, jusque dans l'horreur...

On peut admettre par exemple que la nature est bonne et prendre totalement au sérieux la formule de Montaigne : "Nature est pour moi doux guide". A force de suivre ses impulsions, on en augmente la force. Ses désirs ne viennent-ils pas de la nature ? Alors tout est bon. C'est le marquis de Sade qui a poussé le plus loin le mépris pour la petite voix de sa conscience, en adoptant l'attitude perverse d'un désir en liberté comme "venant de la nature" et donc bon par hypothèse. Il est devenu ce grand seigneur méchant homme qui fait penser parfois à un Gilles de Rais (même si l'élite germanopratine trouve toujours très excitantes ses imaginations - voir l'exposition il y a quelques années au Musée d'Orsay).

Il faut bien distinguer - et l'anthropologie chrétienne nous y pousse - ce que Pascal appelle l'état de l'humanité et ce que nous avons ici nommé la nature. Il y a dans la nature humaine un pari formidable du Dieu créateur : sanctifier la matière. Diviniser l'être sensible et intelligent qu'est l'homme. Mais la nature humaine connaît différents états. Elle peut être laissée à elle-même, en état de sauvagerie pour revenir à la nature animal comme l'enfant sauvage. Elle peut prévenir la puissance de l'agressivité et les déchirements violents, lorsqu'elle se civilise, comme l'a bien indiqué René Girard. Alors apparaît une échelle de valeurs partagée, une morale, plus ou moins perfectionnée au fur et à mesure que l'animal humain prend conscience de lui-même au contact de son semblable. Dans la Genèse, Caïn, qui tue son frère Abel, fait appel à Dieu pour qu'il le protège de la vindicte des autres hommes indignés de son fratricide. Il a expérimenté plus que d'autre la violence qui est en lui. Est-ce pour cela que le texte sacré en fait "le premier constructeur de ville". La ville porte désormais les espoirs de la civilisation humaine. Elle protège l'homme du mal qui est en lui. 

Je citerai un poète grand connaisseur en humanité pour une première conclusion, car il voit dans le péché originel l'origine des dysfonctionnements de l'humanité : Charles Baudelaire écrivait dans Mon cœur mis à nu : "Théorie de la vrai civilisation. Elle n’est pas dans le gaz, ni dans la vapeur, ni dans les tables tournantes. Elle est dans la diminution des traces du péché originel". La constatation me semble encore valable aujourd'hui.

Mais avant qu'on en soit arrivé si loin dans l'histoire humaine, revenons à l'origine, revenons à la scène primitive : Dieu avait d'abord voulu choisir un couple, qui n'avait en lui-même rien d'extraordinaire : Adam, c'est le poussiéreux car il est fait de la poussière du sol. Eve, c'est la vivante, car elle est la chance d'Adam, comme nous l'avons expliqué dans une méditation précédente, et aussi bien sûr, parce qu'elle est la mère de tous les vivants. Adam et Eve devait démontrer la liberté humaine, accepter sans aucune contrainte mais avec joie le don de Dieu, être capable de sortir d'eux-mêmes, pour cueillir le fruit de l'arbre de vie et obtenir ainsi le salut. Dieu leur avait fait un vrai paradis, un jardin (c'est le sens de paradeisson) agréable, en leur donnant quatre qualités qui n'étaient pas dans leur nature mais devaient les aider à équilibrer cette nature à la fois rationnelle et sensible, tenant de la poussière du sol et du souffle de Dieu, de ce Dieu qui mystérieusement les a créés tous deux à son image mais à partir du limon de la terre. 

Ces quatre dons divins, qui ne concernent qu'Adam et Eve, se déduisent de la lecture du chapitre 3 du livre de la Genèse. Il s'agit de l'immortalité (la mort n'est pas un problème tragique), de l'impassibilité (Adam et Eve ne souffraient pas de leur corps) de la science infuse (dans le récit Adam nomme les animaux) et de la justice originelle (le pouvoir de la raison sur les passions est un pouvoir despotique chez Adam et Eve. Aujourd'hui, après le péché originel, dit joliment la scolastique, notre pouvoir sur nos passions est un pouvoir seulement diplomatique et non plus despotique) .

Dans le texte sacré, le don de justice originelle se déduit du fait qu'alors qu'Adam et Eve étaient nus, ils ne rougissaient pas l'un de l'autre. La pudeur n'était pas encore une vertu ! Le drôle d'animal qu'était l'être humain connaissait tous les plaisirs de la vie mais il demeurait maître de lui-même, exerçant un pouvoir despotique sur ses passions.

Il y a deux écoles théologiques, concernant l'effet du péché originel, la vieille et la nouvelle. La vieille école va de Pierre Lombard à Guillaume d'Occam et de Gabriel Biel à Luther et plus encore à Calvin. Pour eux le péché originel détruit la nature. L'homme dès sa naissance est un animal dénaturé. Il n'y a pas de bonne nature.La nature laissée à elle-même est toujours mauvaise, au point conclut Calvin, le plus pessimiste de tous, que Dieu a créé les hommes pour les damner et éventuellement pour les sauver. Sa formule "Dieu nous damne" a horrifié les catholiques de l'époque.

Saint Thomas hésite à recevoir cette doctrine de Pierre Lombard. C'est un optimiste, il croit que la nature créée par Dieu, est faite pour le bien et il estime, selon la distinction que nous proposions tout à l'heure,, que c'est l'état de la nature qui est mauvais, non pas la nature en elle-même. Dieu a condamné le péché d'Adam et Eve (dont nous traiterons dans le prochain post) et il leur a retiré les quatre dons préternaturels que nous venons d'évoquer : immortalité, impassibilité, science infuse et justice originelle). Par la perte du don de justice originelle, l'homme et la femme perdent l'équilibre exceptionnel dans lequel Dieu les avait créés. La nature créée bonne par Dieu demeure, mais le drôle d'animal qu'est l'homme ne parvient plus à être maître de lui-même, sinon par un pouvoir diplomatique, relatif, pas absolu. 

Et voilà le péché originel dans ses conséquences : après le péché d'Adam, l'homme n'est pas devenu mauvais : mais il est sorti du plan divin au terme duquel il devenait participant de la nature divine. Il a donc perdu l'état de grâce dans lequel il avait été créé. Et par ailleurs, privé des quatre dons préternaturels, il devient fragile, accessible à toutes les tentations, tout en gardant le sens du bien dans lequel sa nature avait été créée. Voilà le champ dans lequel germent toutes les philosophies de l'absurde. L'expérience du paradis terrestre est terminée mais l'humanité n'est pas détruite. Elle garde une dernière chance, c'est ce que signifie, en Genèse 3, 15 les trois versets que l'on appelle protévangile. Le premier Evangile se lit juste après le péché d'Adam et Eve. Celle que l'on désigne dès le Livre de l'Apocalypse comme la nouvelle Eve (Apoc. 12) la Vierge Marie et celui que saint Paul reconnaît comme le nouvel Adam, Jésus Christ, (I Co. 15, 45) sont attendus. Cette attente (cette espérance) arrache l'humanité à l'absurde. Il y a une alternative à l'absurde d'une condition humaine qui reste comme découronnée. Cette alternative, c'est une nouvelle Eve et un nouvel Adam, un nouveau commencement pour une humanité qui aura retrouver le sens.

Mors per Evam ; vita per Mariam, la mort par Eve, la vie par Marie, dit saint Jérôme au IVème siècle, exprimant une sublime priorité de Marie en cette affaire du salut de l'homme, une priorité que Dieu reconnaît quand il dit au Serpent antique : Je mettrai une inimitié entre toi Serpent diabolique et la femme, une inimitié entre ta descendances de petits démons et sa descendance de saints et de héros. Marie porte haut le signe de la femme, qui est le premier signe du salut du monde. Cela a commencé à Nazareth, neuf mois avant la naissance de Jésus. Les tout premiers théologiens chrétiens - saint Irénée à la fin du IIème siècle - voient Marie ainsi : l'Eve nouvelle aux portes du Jardin.

vendredi 5 novembre 2021

Significations du récit de la création de la femme

"Homme et femme il les créa" dit la Genèse. On ne peut pas se poser validement la question :Qu'est-ce que l'homme ?, comme on le voit dans le psaume 8,  si l'on ne se pose en même temps la question : Qu'est-ce que la femme ? Pourquoi de telles différences entre les deux sexes ? Pourquoi une telle attirance ?  Et enfin pourquoi cela marche si difficilement ? Pourquoi l'amour est-il à, la fois et sans contradiction apparente, une évidence et un petit miracle ?

On connaît tous la remarque du livre de la Genèse selon lequel Eve est tirée de la côte d'Adam, alors qu'Adam est tiré de la poussière du sol. Ceci comme pour montrer qu'Eve est essentiellement humaine, qu'elle ne peut naître comme femme que dans une nature humanisée. C'est peut-être après tout ce qu'entendait Simone de Beauvoir pastichant le théologien Tertullien : "On ne naît pas femme, on le devient". Ce devenir-là, c'est en même temps l'humanisation de l'homme. Au fond, c'est la femme qui a rêvé la première à la civilisation, voilà pourquoi Eve est essentiellement humaine. J'aime bien dire que c'est la première femme qui a dit non à un homme qui a inventé la civilisation. Mais il faut ajouter contre les ultra-féministes : sans les femmes non seulement les hommes n'ont pas d'avenir, mais ce que l'on appelle la civilisation n'existe pas.

Maintenant me direz-vous, pourquoi Eve a-t-elle été créée de la côte d'Adam ? D'après les spécialistes de l'hébreu, dont je ne suis pas (Daniel Lys), on pourrait traduire : Eve a été créé non pas de la côte mais du côté d'Adam, comme pour indiquer qu'il manquera toujours à l'homme un côté qu'il ne trouve que dans la femme, et que la femme est unilatérale (c'est son charme) dans son origine même. Ce disant, on retrouverait dans la Bible le mythe platonicien de l'androgyne où l'homme et la femme ne font plus qu'une seul chair, un seul être (cf. Gen. 2, 23-24 et Matth. 19, Mc 10, 8)... 

Dans la Genèse, c'est Adam qui est le plus éloquent à propos d'Eve son épouse. Alors que Dieu le plonge dans une sorte de sommeil extatique, pour lui prendre une côte ou un côté, à partir duquel il allait créer Eve, il reprend conscience. Eve est là, rayonnante. Aussitôt, parce que l'amour commence toujours avec des mots, parce qu'aimer c'est d'abord parler, il en fait l'éloge, avec une éloquence qu'on ne lui connaissait pas jusque là et qu'on ne lui trouvera plus guère. Comme s'il n'avait pas su entretenir la flamme, il ne saura plus, après avoir eu ce beau morceau d'éloquence, qu'accuser sa compagne pour mieux se protéger de ce qu'il croit être la colère de Dieu après le premier péché. Adam n'est pas un héros, mais son premier regard sur sa femme était le bon : un véritable coup de foudre, qui autorise tous les autres jusqu'à la fin du monde. 

Tel fut en effet son discours, lorsque "le Seigneur lui amena Eve" : "Voici l'os de mes os et la chair de ma chair. Celle-ci s'appellera femme (icha) parce qu'elle a été tirée d'un homme (ich). C'est pour elle que l'homme quittera son père et sa mère. Il s'attachera à sa femme et tous deux ne feront qu'une seule chair" (Gen. 2, 23-24). Le Christ, citant ce passage, ajoute : "Donc ils ne sont plus deux mais une seule chair. Que l'homme ne sépare donc pas ce que Dieu a uni" (Matth. 19).

Ainsi le lien amoureux devient le lien matrimonial. Cela certes ne va pas de soi mais l'échange de leur consentement dans un rituel social et sacré devient le point fixe qui permet aux couples de soulever le monde, comme disait Archimède, de faire mentir le temps en lui arrachant des poussières d'éternité, et de pro-créer, prenant la place de Dieu, des petits humains auxquels ils auront donné une véritable éducation, une civilisation..