"Je ne fais pas le bien que j'aime et je fais le mal que je déteste" disait saint Paul aux Romains (7), pointant par là comme un déséquilibre fondamental dans la nature humaine.
"Le bien est ce que toutes choses désirent" disait de son côté, comme en contre-pied, Aristote : quel optimisme !
Mais il se trouve, pour donner raison à saint Paul, que le mal, c'est de suivre sa pente. Simplement. Et que cette facilité du mal, cette puissance du mal sur nos destinées, on aurait eu du... mal à dire que c'était couru d'avance. Comment un Dieu bon a-t-il pu créer un univers si fragile, si accessible au mal ?
En même temps, il y a en chacun d'entre nous un désir du bien, "la loi écrite sur les tablettes de notre coeur" disait aussi saint Paul (Rom. 2, 15). On ne comprend rien à l'homme si l'on écarte cet attrait gratuit pour le bien, qui est aussi en lui.
En substance, le dilemme apparent entre intention de bien et réalisation du mal n'en est pas un : les deux branches du dilemme sont vrais dans l'homme : il est capable de choisir le bien en allant contre ses propres intérêts, parce que c'est profondément son désir. Il est capable par exemple de souffrir pour celle qu'il a décidé d'aimer. Et en même temps, il peut se rendre coupable, envers elle, de tous les laisser aller, des infidélités les plus crasses : le mal est tellement facile pour lui.
C'est dans ces termes que se pose la question du péché originel, c'est cette contradiction au sein de la nature que ce concept entend décrire. Pascal a très bien dit que c'était la question la plus difficile du monde et en même temps la plus essentielle d'une certaine façon, celle qui porte sur la réalité de notre condition. Voici, sur ce sujet, un fragment célèbre des Pensées : "Le péché originel est folie devant les hommes, mais on le donne pour tel. Vous ne me devez donc pas reprocher le défaut de raison en cette doctrine, puisque je la donne pour être sans raison ; Mais cette folie est plus sage que toute la sagesse des hommes. Car sans cela que dira-t-on qu'est l'homme ? Tout son état dépend de ce point imperceptible. Et comment s'en fût-il aperçu par sa raison puisque c'est une chose contre sa raison, et que la raison, bien loin de l'inventer par ses voies, s'en détourne quand on la lui présente ?"
Point imperceptible ? dit Pascal, et il me semble en un double sens : le péché originel ne correspond à aucun savoir inné mais à une révélation divine. C'est dans les premiers chapitres de la Genèse (le troisième en particulier) que cette doctrine se découvre, et elle se découvre sous une forme symbolique. Il est clair qu'aucun témoin n'a assisté à cette scène qui est une recomposition imagée de ce que l'on pourrait appeler la scène primitive de l'humanité, celle que nous cache depuis toujours ce que les philosophes nomment le voile d'ignorance. La discussion entre Eve et le serpent est toute symbolique ; comme disait Cajétan au XVIème siècle dans son Commentaire de la Genèse : On n'a jamais vu un serpent parler. Attention : ce n'est pas parce que c'est symbolique que c'est enfantin. Il s'agit de rien moins que de l'origine du mal.
Aussi ce "point imperceptible" dans l'histoire que constitue le péché originel, "tout l'état de l'homme en dépend". Il est facile à chacun d'identifier la difficulté de sa condition, facile de saisir que des contradictions le traversent. La doctrine du péché originelle est l'unique explication que l'on puisse donner à cette contradiction, sans la supprimer, sans rationaliser la contradiction, sans se saisir d'une partie de la vérité parce que l'on a voulu oublier l'autre. Cet oubli volontaire de la contradiction où s'établit la nature humaine peut nous mener loin, jusque dans l'horreur...
On peut admettre par exemple que la nature est bonne et prendre totalement au sérieux la formule de Montaigne : "Nature est pour moi doux guide". A force de suivre ses impulsions, on en augmente la force. Ses désirs ne viennent-ils pas de la nature ? Alors tout est bon. C'est le marquis de Sade qui a poussé le plus loin le mépris pour la petite voix de sa conscience, en adoptant l'attitude perverse d'un désir en liberté comme "venant de la nature" et donc bon par hypothèse. Il est devenu ce grand seigneur méchant homme qui fait penser parfois à un Gilles de Rais (même si l'élite germanopratine trouve toujours très excitantes ses imaginations - voir l'exposition il y a quelques années au Musée d'Orsay).
Il faut bien distinguer - et l'anthropologie chrétienne nous y pousse - ce que Pascal appelle l'état de l'humanité et ce que nous avons ici nommé la nature. Il y a dans la nature humaine un pari formidable du Dieu créateur : sanctifier la matière. Diviniser l'être sensible et intelligent qu'est l'homme. Mais la nature humaine connaît différents états. Elle peut être laissée à elle-même, en état de sauvagerie pour revenir à la nature animal comme l'enfant sauvage. Elle peut prévenir la puissance de l'agressivité et les déchirements violents, lorsqu'elle se civilise, comme l'a bien indiqué René Girard. Alors apparaît une échelle de valeurs partagée, une morale, plus ou moins perfectionnée au fur et à mesure que l'animal humain prend conscience de lui-même au contact de son semblable. Dans la Genèse, Caïn, qui tue son frère Abel, fait appel à Dieu pour qu'il le protège de la vindicte des autres hommes indignés de son fratricide. Il a expérimenté plus que d'autre la violence qui est en lui. Est-ce pour cela que le texte sacré en fait "le premier constructeur de ville". La ville porte désormais les espoirs de la civilisation humaine. Elle protège l'homme du mal qui est en lui.
Je citerai un poète grand connaisseur en humanité pour une première conclusion, car il voit dans le péché originel l'origine des dysfonctionnements de l'humanité : Charles Baudelaire écrivait dans Mon cœur mis à nu : "Théorie de la vrai civilisation. Elle n’est pas dans le gaz, ni dans la vapeur, ni dans les tables tournantes. Elle est dans la diminution des traces du péché originel". La constatation me semble encore valable aujourd'hui.
Mais avant qu'on en soit arrivé si loin dans l'histoire humaine, revenons à l'origine, revenons à la scène primitive : Dieu avait d'abord voulu choisir un couple, qui n'avait en lui-même rien d'extraordinaire : Adam, c'est le poussiéreux car il est fait de la poussière du sol. Eve, c'est la vivante, car elle est la chance d'Adam, comme nous l'avons expliqué dans une méditation précédente, et aussi bien sûr, parce qu'elle est la mère de tous les vivants. Adam et Eve devait démontrer la liberté humaine, accepter sans aucune contrainte mais avec joie le don de Dieu, être capable de sortir d'eux-mêmes, pour cueillir le fruit de l'arbre de vie et obtenir ainsi le salut. Dieu leur avait fait un vrai paradis, un jardin (c'est le sens de paradeisson) agréable, en leur donnant quatre qualités qui n'étaient pas dans leur nature mais devaient les aider à équilibrer cette nature à la fois rationnelle et sensible, tenant de la poussière du sol et du souffle de Dieu, de ce Dieu qui mystérieusement les a créés tous deux à son image mais à partir du limon de la terre.
Ces quatre dons divins, qui ne concernent qu'Adam et Eve, se déduisent de la lecture du chapitre 3 du livre de la Genèse. Il s'agit de l'immortalité (la mort n'est pas un problème tragique), de l'impassibilité (Adam et Eve ne souffraient pas de leur corps) de la science infuse (dans le récit Adam nomme les animaux) et de la justice originelle (le pouvoir de la raison sur les passions est un pouvoir despotique chez Adam et Eve. Aujourd'hui, après le péché originel, dit joliment la scolastique, notre pouvoir sur nos passions est un pouvoir seulement diplomatique et non plus despotique) .
Dans le texte sacré, le don de justice originelle se déduit du fait qu'alors qu'Adam et Eve étaient nus, ils ne rougissaient pas l'un de l'autre. La pudeur n'était pas encore une vertu ! Le drôle d'animal qu'était l'être humain connaissait tous les plaisirs de la vie mais il demeurait maître de lui-même, exerçant un pouvoir despotique sur ses passions.
Il y a deux écoles théologiques, concernant l'effet du péché originel, la vieille et la nouvelle. La vieille école va de Pierre Lombard à Guillaume d'Occam et de Gabriel Biel à Luther et plus encore à Calvin. Pour eux le péché originel détruit la nature. L'homme dès sa naissance est un animal dénaturé. Il n'y a pas de bonne nature.La nature laissée à elle-même est toujours mauvaise, au point conclut Calvin, le plus pessimiste de tous, que Dieu a créé les hommes pour les damner et éventuellement pour les sauver. Sa formule "Dieu nous damne" a horrifié les catholiques de l'époque.
Saint Thomas hésite à recevoir cette doctrine de Pierre Lombard. C'est un optimiste, il croit que la nature créée par Dieu, est faite pour le bien et il estime, selon la distinction que nous proposions tout à l'heure,, que c'est l'état de la nature qui est mauvais, non pas la nature en elle-même. Dieu a condamné le péché d'Adam et Eve (dont nous traiterons dans le prochain post) et il leur a retiré les quatre dons préternaturels que nous venons d'évoquer : immortalité, impassibilité, science infuse et justice originelle). Par la perte du don de justice originelle, l'homme et la femme perdent l'équilibre exceptionnel dans lequel Dieu les avait créés. La nature créée bonne par Dieu demeure, mais le drôle d'animal qu'est l'homme ne parvient plus à être maître de lui-même, sinon par un pouvoir diplomatique, relatif, pas absolu.
Et voilà le péché originel dans ses conséquences : après le péché d'Adam, l'homme n'est pas devenu mauvais : mais il est sorti du plan divin au terme duquel il devenait participant de la nature divine. Il a donc perdu l'état de grâce dans lequel il avait été créé. Et par ailleurs, privé des quatre dons préternaturels, il devient fragile, accessible à toutes les tentations, tout en gardant le sens du bien dans lequel sa nature avait été créée. Voilà le champ dans lequel germent toutes les philosophies de l'absurde. L'expérience du paradis terrestre est terminée mais l'humanité n'est pas détruite. Elle garde une dernière chance, c'est ce que signifie, en Genèse 3, 15 les trois versets que l'on appelle protévangile. Le premier Evangile se lit juste après le péché d'Adam et Eve. Celle que l'on désigne dès le Livre de l'Apocalypse comme la nouvelle Eve (Apoc. 12) la Vierge Marie et celui que saint Paul reconnaît comme le nouvel Adam, Jésus Christ, (I Co. 15, 45) sont attendus. Cette attente (cette espérance) arrache l'humanité à l'absurde. Il y a une alternative à l'absurde d'une condition humaine qui reste comme découronnée. Cette alternative, c'est une nouvelle Eve et un nouvel Adam, un nouveau commencement pour une humanité qui aura retrouver le sens.
Mors per Evam ; vita per Mariam, la mort par Eve, la vie par Marie, dit saint Jérôme au IVème siècle, exprimant une sublime priorité de Marie en cette affaire du salut de l'homme, une priorité que Dieu reconnaît quand il dit au Serpent antique : Je mettrai une inimitié entre toi Serpent diabolique et la femme, une inimitié entre ta descendances de petits démons et sa descendance de saints et de héros. Marie porte haut le signe de la femme, qui est le premier signe du salut du monde. Cela a commencé à Nazareth, neuf mois avant la naissance de Jésus. Les tout premiers théologiens chrétiens - saint Irénée à la fin du IIème siècle - voient Marie ainsi : l'Eve nouvelle aux portes du Jardin.