Cet article est paru dans le dernier numéro de la revue Monde et Vie
« Ne nous soumets pas à la tentation ». Cette vieille traduction de la sixième demande du Notre Père deviendra caduque le 22 novembre prochain. Elle est remplacée par une traduction plus conforme au texte originel : « Ne nous laisse pas entrer en tentation ».
La nouvelle couvait sous le boisseau depuis des années. Et voilà que c’est officiel, les journaux, les radios, la télévision se sont fait l’écho de l’incroyable nouvelle : l’Eglise catholique change sa traduction du Notre Père. Pour que cette modification de quelques mots fasse autant de bruit, il faut que ce geste soit très important. Cette traduction, adoptée sous les auspices du cardinal Feltin durant la nuit pascale de 1966, est l’un des fruits du concile Vatican II. Elle représente une concession œcuménique des catholiques, qui décident unilatéralement d’adopter la formule en vigueur chez les réformés et de faire suivre la récitation du Pater de la closule : « Car c’est à toi qu’appartiennent le règne la Puissance et la gloire pour les siècles des siècles ». Elle avait été annoncée par un communiqué commun des catholiques, des protestants et des orthodoxes dès le 4 janvier précédent.
L’idée que toutes les confessions chrétiennes puissent réciter le Pater en français avec les mêmes paroles revêtait une signification spirituelle certaine. Mais, pour permettre cette avancée, on avait repris la version protestante, et, à propos de la sixième demande « Ne nous soumets pas à la tentation », cette reprise a très vite posé un problème à la conscience des catholiques : Dieu peut-il nous soumettre à la tentation, c’est-à-dire nous y faire succomber ? Lorsque l’on croit à la prédestination absolue, lorsque l’on dit comme Luther « Dieu nous damne », lorsque l’on précise comme Calvin qu’il existe une prédestination au bien mais aussi une prédestination au mal, alors on comprend bien que la traduction « N e nous soumets pas à la tentation » ne pose aucun problème de conscience. Mais si, comme les catholiques, on continue à croire dans le libre arbitre de l’être humain, alors cette traduction est spontanément inadmissible parce que trop unilatérale. C’est tout ce que l’on n’a pas voulu voir en 1966 dans l’enthousiasme œcuménique qui a suivi immédiatement le Concile.
Le fait qu’on le découvre aujourd’hui signifie-t-il que ce prurit œcuménique est passé. Il montre en tout cas que l’engagement œcuménique a changé de nature. Les «gestes forts», les abandons généreux qui étaient à la mode dans les années 60 (les drapeaux de Lépante rendus aux musulmans par Paul VI), les concessions symboliques (le même Paul VI demandant sa bénédiction au Patriarche orthodoxe Athénagoras, au mépris de sa propre primauté en tant que pape) étaient monnaie courante. Mais depuis l’intervention d’un certain cardinal Ratzinger l’œcuménisme est nettement plus doctrinal. En 1999, a été signée une déclaration commune aux luthériens et aux catholiques sur la justification par la foi (et donc sur la prédestination). Mais rien de tel n’a pu encore avoir lieu avec les réformés, qui n’ont pas bougé d’un pouce sur leur doctrine traditionnelle, tout en mettant en cause, pour les plus libéraux d’entre eux, jusqu’à… l’existence de Dieu. Bref l’œcuménisme avec les réformés, si important soit-il, est dans une impasse dont on n’est pas près de sortir. L’enjeu œcuménique de la traduction de la 6ème demande est donc moins important aujourd’hui.
Mais encore fallait-il que l’Eglise qui est en France accepte de mettre en cause publiquement son « infaillibilité sur le terrain » et reconnaisse que l’on a fait réciter aux fidèles un texte erroné, en rendant obligatoire une traduction qui n’était pas catholique…. Ce deuxième volet de la querelle n’est pas encore passé. J’en veux pour preuve les mises au point ecclésiastiques qui se multiplient, précisant qu’il n’y aurait aucun changement dans la liturgie avant des années et que c’est uniquement une nouvelle traduction liturgique de la Bible qui sera proposée à la traditionnelle Conférence des évêques à Lourdes au début du mois de novembre prochain. Parmi d’autres, le plus autorisé, le porte parole des évêques, Mgr Bernard Podvin précise : « Rien ne change actuellement pour la prière du Notre Père, y compris à la Messe. Un changement pourra intervenir dans quelques années lorsqu’entrera en vigueur la nouvelle traduction du Missel Romain, qui est encore en chantier».
Où l’on voit qu’au-delà de ce qui est vrai et de ce qui est faux, la pilule a tout de même du mal à passer !
Les raisons du changement
Il faut remonter aux travaux très précis de l’exégète Jean Carmignac, avec ses Recherches sur le Notre Père (1969) pour comprendre la volte face de l’épiscopat français à propos de la traduction du Et ne nos inducas in tentationem…Si l’on se contente du latin (et du grec) on a : « Et ne nous induisez pas en tentation… ». Le « Ne nous soumettez pas à la tentation » aggrave un peu les choses, en laissant entendre qu’un Dieu peut nous soumettre à la tentation c’est-à-dire nous prédestiner au mal. Mais le principe est le même. Le Père Carmignac soutient lui que l’original de cette prière ne peut être que dans la langue liturgique de l’époque : l’hébreu. Et en hébreu, dit-il, cela correspond à un mode factitif ou causatif : « Faites que nous n’entrions pas en tentation ». On rejoint ainsi d’une certaine manière l’ancienne traduction française : « Ne nous laissez pas succomber à la tentation».
Le problème de cette ancienne traduction, c’est qu’elle prend en compte avant tout l’issue de la tentation, alors que manifestement, d’après le sens du inducere latin et de son équivalent grec, il s’agit d’entrer ou de ne pas entrer dans cette zone dangereuse qu’est la tentation. Mais cette nuance est minime et ne met pas en cause l’orthodoxie de celui qui demande que Dieu « ne le laisse pas succomber» à la tentation.
La traduction actuelle, tenant compte de cette nuance, paraît bien a plus exacte : « Ne nous laisse pas entrer en tentation… » On aurait pu dire aussi : « Ne nous soumettez pas à l’épreuve…»