Comment comprendre la présence réelle du Seigneur dans l'eucharistie ? Plusieurs d'entre vous ont posé cette question, à propos du texte Le sacré corps. Je voulais répondre bien sûr. J'hésitais à répondre à une question si difficile sans ma bibliothèque. Je suis actuellement près de Rennes et sans beaucoup de moyen de vérifier les intuitions qui peuvent survenir. il m'a paru, tout à l'heure, en célébrant l'eucharistie dans le four à pains transformé en chapelle par mes parents, que je pourrais ne pas différer d'avantage de répondre à tel d'entre vous qui attend depuis plus de 50 ans des éclaircissements à ce sujet. Je ne prétends pas être infaillible. Je dirais seulement que j'ai travaillé la question avec Cajétan - lui même organisant une réponse à Zwingli, le réformateur suisse, adepte d'une présence purement symbolique.
Pour comprendre la présence eucharistique, il faut remonter au mystère de l'incarnation.
De la même façon que Dieu est présent en cet homme Jésus de Nazareth, de la même façon le Christ ressuscité et glorieux est présent sous l'apparence du pain et du vin (on dit aussi : sous les espèces du pain et du vin). Il s'y trouve en vertu de sa parole au moment de l'Institution de ce sacrement : "Ceci est mon corps, ceci est mon sang". Et il a ajouté alors : "Vous ferez cela en mémoire de moi". C'est ce que je viens de faire... On sait avec quelle circonspection saint Paul a reçu ce mystère : "Je vous ai transmis ce que j'ai moi même reçu" (I Co. 11). Il promet à ceux qui ne sont pas capables de discerner, sous ces apparences, "le corps et le sang du Seigneur" qu'ils risquent alors d'être "accusés par ce corps et ce sang". Quelle responsabilité il fait peser sur des épaules humaines ! Responsabilité qui n'est pas mémorielle mais actuelle. C'est la responsabilité des contemporains de Jésus, qui devaient croire en lui et discerner en lui le Fils de Dieu (ou le Fils de l'Homme, personnage divin annoncé par Ezéchiel et Daniel). C'est aujourd'hui notre responsabilité, devant Dieu, et nous sommes jugés sur notre foi en l'eucharistie. Les premiers chrétiens ont été accusés de cannibalisme. Parce qu'il prenaient avec eux l'hostie sainte et se communiaient avant les repas, ils étaient parfois dénoncés par leurs esclaves... Jamais les chrétiens ne sont restés loin de l'eucharistie, véritable mémorial du Christ sacrifié, Christ avec nous, Christ qui n'est pas seulement dans notre mémoire comme une intention que l'on s'efforcerait de rendre vivante, mais qui se fait mémorial pour nous rappeler lui-même sa présence.
L'expression "présence réelle" doit être bien comprise. Je préfèrerais d'ailleurs parler de "réelle présence" (Georges Steiner a utilisé ce vocable ainsi interverti, mais de manière purement esthétisante). L'adjectif est au moins aussi important que le nom. Réelle renvoie à res, la chose, la réalité. La présence dont il est question n'est pas une impression psychologique, une certaine intensité mémorielle. Je dirais : au contraire ! Trop souvent, devant l'eucharistie, nous restons froid. Et c'est... naturel ! Dieu n'est pas accessible à nos sens. Jean-Luc Marion a tenté de parler à ce sujet de manière purement phénoménologique en évoquant "l'icône" ou "le phénomène saturé". Mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit ! Le Christ présent ne sollicite pas je ne sais quelle expérience sensible en nous. Il n'est pas accessible à nos sens : Visus tactus gustus in te fallitur écrit Thomas d'Aquin dans l'Adoro te. Comment percevons-nous cette présence ? Non pas par une émotion sensible, mais par la foi : "Sed auditu solo, tuto creditur". C'est l'oreille (auditus) qui nous permet de croire (creditur) en sécurité. La foi, en effet vient de ce que l'on entend (fides ex auditu) comme dit saint Paul. Nous entendons la Parole : "Ceci est mon corps" et nous croyons comme autrefois les juifs croyaient que l'homme Jésus était le Fils de Dieu en s'appuyant non sur je ne sais quelle voix intérieure qui le leur aurait chuchoté, mais sur la foi en sa propre Parole.
Cajétan ose souligner que la présence réelle est une présence spirituelle, dans son petit opuscule contre Zwingli : si elle n'est pas accessible aux sens, elle est accessible, par l'oreille, organe de la foi, au coeur intelligent qui est en chacun d'entre nous. Il fait une grande différence entre présence spirituelle et présence symbolique. La présence du Christ dans l'eucharistie est accessible à l'esprit qui croit. Ce n'est pas, pour autant qu'elle soit un symbole, une représentation ou une impression mentale. Elle est un fait qui échappe aux sens et se donne à la foi. Elle est une réalité intrinsèquement surnaturelle : Praestet fides supplementum sensuum defectui. Alors que les sens défaillent, que la foi fournisse le supplément (le supplément d'âme) qui nous permette de percevoir la présence réelle et d'être, de manière divine, au rendez-vous que Dieu nous donne.
Dans l'extraordinaire rite que je célèbre, soulignons que l'eucharistie est elle-même le mystère de la foi (formule de la consécration du sang du Seigneur). Elle n'est pas seulement un rappel des autres mystères, de la mort, de la résurrection et de l'ascension du Seigneur, elle EST ces mystères, elle les résume et elle nous les manifeste comme mystères. Elle est la provocation actuelle de notre foi. Elle n'est rien d'autre que la réelle présence de ces mystères, dans la profondeur surnaturelle que comporte, dans sa puissance obédientielle, la réalité la plus ténue.
Depuis le XIIIème siècle, Guillaume d'Auvergne et les théologiens aristotéliciens, parmi lesquels saint Thomas d'Aquin, parlent pour désigner ce mystère de transsubstantiation. Le terme est magnifique. Rappelons que la substance, au livre Z de la Métaphysique d'Aristote (en particulier en Z,17), c'est la forme de chaque réalité, quelque chose qui ressemble à l'idée platonicienne, mais qui ne siège pas dans je ne sais quel arrière monde, qui est l'essence "dans" la chose. Aristote utilise le grec ousia qu'Etienne Gilson traduit assez bien par "étance". L'étance qui est "sous" l'apparence de la chose : sub-stance.
Les philosophes grecs, éblouis comme Antigone par la lumière du soleil, ont conscience que l'intelligence a besoin du contre-jour voire de la demi obscurité (la chouette est l'oiseau d'Athéna, déesse de la sagesse). Le Psalmiste le dit aussi : "La nuit est ma lumière". Ainsi, au delà des apparences, se cache la vérité de chaque chose, sa substance. Malheureusement, dans le français courant aujourd'hui (est-ce depuis Rabelais et sa "substantifique moëlle" ? Est-ce parce qu'en latin substantia signifie aussi richesse, argent ?), en tout cas le terme de substance résonne de manière très matérielle. Plus rien à voir avec l'ousia d'Aristote. Rien non plus avec la mystérieuse et totale transsubstantiation, qui désigne un changement d'être au-delà de toutes apparences.
Reste encore une question, si je lis attentivement vos messages : comment Dieu, qui est présent partout, peut-il être présent en un point particulier ? La question est la même pour l'incarnation du Verbe de Dieu en Jésus-Christ. Et je crois que la réponse n'est pas très éloignée de celle que l'on donne à propos de cette incarnation. Disons-le : parce que Dieu est tout, il est présent partout. Les états multiples de l'être sont Dieu d'une certaine façon. Ils ne sont que par lui et en lui. Mais lui n'est pas eux.
Je suis conscient que l'on commence peut-être à manquer d'air.
Un exemple : la fourmi est Dieu, non pas dans son essence de fourmi, mais dans son existence (c'est la part de vérité de Malebranche : toute existence est infinie car incommensurable aux mesures de son essence). Dieu seul existe d'une certaine façon et il donne toute existence, comme de Lui. Mais, pour autant, quoi qu'en pensent les bonzes, il n'existe pas comme une fourmi avec des pattes des yeux etc. C'est ce que Cajétan appelle la présence "immediate suppositaliter" de Dieu dans sa création. Dieu est le sujet de sa création, car il est l'existence de toutes les créatures. Toutes ses créatures sont... Dieu. Mais en même temps, bien évidemment, Dieu, infini, n'est aucune d'entre elles, puisque par essence, elles sont toutes limitées.
Je me permets de me citer sur ce très difficile problème. C'est dans mon Cajétan p. 436, en conclusion d'un paragraphe intitulé "Une infinie présence de l'Etre absent" : "On pourrait dire que c'est la notion physique de contact qui fournit l'analogie la moins improbable pour évaluer cette présence absente de Dieu à sa création. En soi, le contact exclut l'un de l'autre les deux êtres qu'il rassemble. Etre en contact, c'est à la fois être soi, à l'exclusion de ce avec quoi l'on est en contact, et être dit présent à ce que l'on touche. Si l'on définit l'acte créateur comme un contact, on peut dire que cette présence de Dieu à sa créature repose sur une absence de Dieu dans sa créature. Dieu est présent dans sa création, il est absent dans sa créature, il n'est pas elle".
Quand on a correctement défini cette présence par contact comme une infinie présence absente, on peut aborder d'autres modes de présence.
"Lorsque deux ou trois sont rassemblés en mon nom, je suis au milieu d'eux", cette présence-là est une présence sentie, une expérience de la présence, qui ne se réalise qu'à plusieurs, parce qu'il n'y a qu'en additionnant nos finitudes dans l'imploration que nous nous configurons à l'Infini, dans un espace nouveau qui est l'espace sacré.
"Voici que je suis avec vous jusqu'à la fin du monde". Cette promesse du Christ à la fin de l'Evangile de saint Matthieu, marque une assistance providentielle particulière de Dieu à ses saints (à ses élus). Dieu aime particulièrement (avec une délicatesse singulière) ceux qui l'aiment. Ce mode de présence est différent du précédent.
Quant au Mémorial de la Passion de la résurrection et de l'Ascension dans le Ciel du Christ, quant à l'eucharistie, elle ne désigne aucune intensité mémorielle puisqu'elle est objectivement (et non subjectivement) le Mémorial.
L'eucharistie ne désigne pas non plus, en soi, une attention particulière de Dieu pour ceux qui l'aiment. Dieu n'a pas besoin de l'eucharistie pour être présent à ceux qui l'aiment.
L'eucharistie est la réalité du Christ portée jusqu'à nous selon un mode de signe (selon un mode sacramentel). Elle est le Christ, Dieu et homme, présentée d'une autre manière que durant sa vie terrestre. Elle est la divinisation de notre humanité et la vie éternelle commencée dans le Christ. Elle est l'objet de notre foi, inaccessible au sens et perceptible au coeur par l'enseignement (ex auditu). Elle est le Christ qui nous attend jusqu'à la fin de notre vie, le Christ là, le Christ à la merci des passants pour toi, pour toi, pour toi aussi... Le Christ rendant possible, pour celui qui croit, un singulier tête à tête.
L'eucharistie ne désigne pas non plus, en soi, une attention particulière de Dieu pour ceux qui l'aiment. Dieu n'a pas besoin de l'eucharistie pour être présent à ceux qui l'aiment.
L'eucharistie est la réalité du Christ portée jusqu'à nous selon un mode de signe (selon un mode sacramentel). Elle est le Christ, Dieu et homme, présentée d'une autre manière que durant sa vie terrestre. Elle est la divinisation de notre humanité et la vie éternelle commencée dans le Christ. Elle est l'objet de notre foi, inaccessible au sens et perceptible au coeur par l'enseignement (ex auditu). Elle est le Christ qui nous attend jusqu'à la fin de notre vie, le Christ là, le Christ à la merci des passants pour toi, pour toi, pour toi aussi... Le Christ rendant possible, pour celui qui croit, un singulier tête à tête.
Vous voulez comprendre l'eucharistie ? Oubliez la traduction française. Dominus vobiscum, ce n'est pas un voeu pieux ou une expérience subjective. C'est une réalité surnaturelle : le Seigneur est avec vous.