Alors que la cote de popularité du président Hollande est tombé à 15 % et qu'il faudra sans doute inventer une mesure pour des sondages qui tomberaient en dessous du niveau de la mer - quelque chose comme une cote d'impopularité une fois qu'on a constaté que toutes les cotes de popularité sont mal taillées - il me paraît opportun de réfléchir à la vieille question de la désobéissance civile, telle que le Catéchisme de l'Eglise catholique l'envisage.
Question difficile et qui, dans notre République, semble aujourd'hui purement théorique.On lit par exemple dans le CEC : "On est moralement tenu de résister aux ordres qui commandent un génocide" (n°2313). Je pense qu'aucun de mes lecteurs (absolument aucun) ne peut contester que l'ordre de génocide doit être refusé et combattu. - En France me dira-t-on, cela ne risque pas d'arriver... - Il ne faut jamais dire jamais... La question de l'identité est aujourd'hui au coeur des débats. Demain son traitement peut devenir agressif, éruptif, meurtrier... Il faut se tenir prêt, comme chrétien, à refuser un ordre ouvertement immoral et violent. L'obéissance n'est pas toujours une vertu.
Je pense irrésistiblement à tel passage du Procès Eichmann à Jérusalem. L'un des derniers nazis, arrêté par l'Irgoun en 1961, allait être jugé en 1962. Hannah Arendt avait été envoyé par The New Yorker, un gros magazine branché de la Côte Est, pour couvrir l'événement. En méditant sur le procès de l’Obersturmbahnführer (lieutenant-colonel) Eichmann, responsable des infrastructures ferroviaires de la déportation des juifs, elle est surprise de l’insignifiance de ce bourreau. Le procès avait lieu à Jérusalem. Il fut précédé de très longs interrogatoires, auxquels Eichmann se plia de bonne grâce, comme pour se faire valoir auprès de ceux qui avaient la charge de le faire parler. Elle a dépouillés minutieusement toutes les pièces. C’est ainsi qu’elle cite ce compte-rendu des paroles d’Eichmann au moment de sa première condamnation en 1961. L’accusé proteste : « Le tribunal ne l’avait pas cru, quoi qu’il eût toujours fait de son mieux pour dire la vérité. Le tribunal ne le comprenait pas : il n’avait jamais haï les juifs, il n’avait jamais voulu que des êtres humains fussent assassinés. Il était coupable parce qu’il avait obéi, et pourtant l’obéissance était considérée comme une vertu. Les dirigeants nazis avaient abusé de sa vertu » (éd. Folio pp. 399-400).
Ce qui frappe dans cette déposition étrange, de la part de quelqu'un qui a loyalement organisé le convoyage de centaines de milliers d'individus vers des Camps d'extermination, c’est le type de conscience qui accompagne "l’aveu", ou plus exactement la gangue d’inconscience qui l’entoure. Eichmann ne se reproche rien à lui-même. Il se réduit volontiers lui-même à une pure fonction de rouage dans une machinerie. Parce que ces crimes ont été commis dans le cadre d’un système légal, il se trouve exonéré non seulement d’en payer le prix mais d’en ressentir la moindre responsabilité personnelle. Il serait plutôt satisfait d’avoir accompli un travail important, au service de ceux qui lui ont fait confiance. Faut-il dire qu’il est victime d’une idéologie mortifère ? Sans doute, mais en précisant bien qu’Eichmann n’a rien du fanatique endoctriné, de l’idéologue bétonné ni non plus du menteur cynique. Il est même involontairement comique à cause de la naïveté ou de la fatuité de ses réponses.
Hannah Arendt, après avoir patiemment présenté ce dossier dans tous ses détails, conclut elle-même : "Nous sommes bien obligés de noter qu’Eichmann a agi précisément selon le sens inné de la justice que l’on pouvait attendre de lui. Il a agi selon la règle, il a examiné l’ordre qui lui était donné du point de vue de sa légalité manifeste, c’est-à-dire de sa régularité". Victime du système ? Il est en tout cas purement légaliste. Il a de bonnes raisons de penser qu'il est couvert par la loi. La loi civile se substitue pour lui à la loi morale. "Selon lui, observe finement Hannah Arendt rentrant dans la peau du criminel, il n’avait pas besoin de s’en remettre à sa conscience puisqu’il n’était pas de ceux qui ignorent les lois en vigueur dans leur pays". Pas besoin de sa conscience ! La loi civile pourvoit à tout. Le drame d’Eichmann, au fond, c’est qu’il ne pense pas. Il applique la règle. Il est régulier, discipliné, obéissant et cela lui suffit. Le terme familier de “lobotomisé” semble lui convenir.Il est lobotomisé de la conscience.
Pour une fois la reductio ad Hitlerum fonctionne bien ici : elle permet de comprendre qu'il existe un problème d'obéissance ou de désobéissance civile et que ceux qui ne le voient pas, qui ne l'imaginent même pas comme Eichmann, peuvent être gravement coupables, selon le domaine d'obéissance qui est le leur et dans lequel ils se sont réfugiés. Actuellement les questions de respect de la vie humaine de la conception à la mort naturelle et de respect de l'ordre naturel [il faut un homme et une femme pour faire et pour élever un enfant] sont des questions sur lesquelles la conscience doit parler avant l'obéissance à la loi civile.
Mais le CEC nous fournit aussi un paragraphe de Gaudium et spes, la Constitution de Vatican II sur l'Eglise dans le monde de ce temps, qui élargit notablement la perspective et multiplie les cas dans lesquels on est susceptible de se résoudre à la désobéissance civile : "Si l'autorité publique, débordant sa compétence, opprime les citoyens, que ceux-ci ne refusent pas ce qui est objectivement demandé par le bien commun. Il leur est cependant permis de défendre leurs droits et ceux de leurs concitoyens contre les abus de pouvoir, en respectant les limites tracées par la loi naturelle et la loi évangélique" (GS74 §5 cit. CEC n°2243). Dans le paragraphe suivant, il est expliqué dans quelles conditions il peut être légitime de recourir aux armes. Ces conditions sont restrictives, mais même cette résistance-là l'Eglise l'envisage éventuellement comme un devoir.
Certains esprits chagrins penseront que comme c'est Vatican II qui l'a dit, il faut se garder comme de la peste de cette doctrine "libertaire". En réalité, il s'agit bien de la doctrine de l'Eglise. Reste à travailler sur les applications concrètes. Je veux bien croire qu'elles sont fort peu nombreuses. Mais elles existent : à parler en général, disons qu'un pouvoir qui travaille habituellement pour le mal commun perd sa légitimité en démocratie. En République au contraire, il la garde, puisque ce pouvoir lui a été légalement conféré par le peuple. C'est la même chose dans une Monarchie de droit divin, mais dans ce dernier cas, le pouvoir a été conféré par le hasard de l'hérédité. Les Ligueurs catholiques qui, au XVIème siècle, refusaient que ce hasard de l'hérédité puisse conférer le pouvoir à Henri de Navarre, prince (plus ou moins) protestant... Ils étaient anti-monarchiques à tendance thomisto-démocrate : le bien commun d'une population majoritairement catholique passait avant le respect des lois de dévolution de l'autorité.
Aujourd'hui, notre Monarchie a accouché de la République. On retrouve le même absolutisme, et donc la même absence de souplesse, l'impossibilité de remettre en cause le verdict ancien du Suffrage universel, malgré les difficultés du Pouvoir et ses 15% actuels. Ce serait anti-républicain de contester l'autorité du gouvernement nommé par le Président. Antirépublicain, nous ne le serons pas.
Mais passerons-nous un jour, nous autres Français, de l'absolutisme républicain à la pratique démocratique ? Ce n'est pas sûr. Il faut déjà en parler et le moins que l'on puisse dire est que les circonstances sont favorables.
Au CSP, conférence de l'abbé G. de Tanoüarn, mardi 19 novembre à 20 H 15, sur La désobéissance civile (Thomas d'Aquin, Hannah Arendt et notre bel aujourd'hui).