Nous avons étudié le péché originel en tant qu'il s'est transmis à toute l'humanité, en tant qu'il marque encore actuellement tous et chacun d'entre nous. Reste à se demander comment comprendre dans ce récit imagé le péché d'Adam et d'Eve. Quel est-il ?
On a voulu y voir un péché sexuel, tant la tentation est grande, pour certains, de réduire tout péché à la sexualité. Nous avons vu dans le post précédent qu'après le péché, Adam et Eve perdent le don de justice originel, ce prodigieux équilibre dont Dieu leur avait fait cadeau et qui disparaît avec la méfiance qu'ils manifestent envers Lui, Eve préférant, nous allons le voir, le discours du Serpent à l'avertissement divin. Dans le récit, la pudeur (le fait qu'ils tentent de se vêtir de feuilles de figuier) est une conséquence du péché et de la perte du don de justice originelle, elle n'a rien à voir avec le premier péché tel qu'il est commis, les théologiens s'entendent tous sur ce point.
Beaucoup de scolastique - dont Cajétan avec lequel cette fois je serais en désaccord - ont estimé que l'arbre de la connaissance du bien et du mal était une simple image, l'image de la désobéissance à Dieu. Adam et Eve pouvaient tout faire dans le Jardin, sauf désobéir à Dieu et l'image de la désobéissance est ce fruit de l'arbre de la connaissance du bien et du mal. Personnellement je ne vois pas le Dieu infiniment bon tester ainsi l'obéissance de ses serviteur, sans qu'il y ait quelque chose de grave derrière cette interdiction. J'avoue que j'ai beaucoup cherché sans trouver. Qu'y avait-il de mal à manger du fruit de cet arbre de la connaissance du bien et du mal ?
Léon Chestov (dans La nuit de Gethsémani, essai sur la philosophie de Pascal) propose une thèse qui est séduisante. Il s'agit simplement de prendre au sérieux le nom de l'arbre, "arbre de la connaissance du bien et du mal". Comme l'arbre de vie désigne le choix par grâce de la vie éternelle, de même l'arbre de la connaissance du bien et du mal propose de mêler la Raison avec une majuscule à l'intuition morale. Je ne parle pas de la méditation morale, qui est nécessaire et nous occupe forcément tous et chacun, pour peu que nous soyons préoccupés de notre dignité personnelle. Je parle de la raison calculante, celle qui compte pour savoir où est le mal et où est le bien, quitte à faire du bien un objectif que l'on ne peut atteindre que par ce calcul rationnel, qui élimine les risques, calcule les chances et supprime ainsi méthodiquement tout élément de foi, refusant tout pari à cause des risques que cela suppose (voir le moderne principe de précaution, qui cherche à éliminer tout risque, à rapprocher du principe impossible Zéro Covid).
Nous n'arrivons pas au bien par un calcul mais par un acte de foi. Et la foi, au plus intime d'elle-même, c'est le risque : Kalos ho kindunos, c'est un beau risque déclare Socrate dans le Phédon, en expliquant qu'il croit en l'immortalité de l'âme, après avoir refusé la proposition d'évasion que ses disciples lui proposaient. Il ne veut pas désobéir aux lois de la Cité (c'est-à-dire faire le mal) et il croit que ce choix du bien qu'il fait en acceptant de boire la cigüe recevra sa récompense de l'autre côté du voile.
Cette perspective n'est pas seulement chrétienne, elle est grecque, elle est antique, elle est païenne, elle est humaine. Voici ce que dit Socrate à propos de l'enseignement de la morale et donc de sa rationalité, dans le Ménon : "Etranger, voici que je passe à tes yeux pour un homme favorisé du Ciel : tu crois que je sais si l'on peut enseigner la vertu, ou par quels moyens elle s'acquiert. Pour moi, bien loin de savoir si elle s'enseigne ou si elle ne s'enseigne pas, je m'ai même pas la moindre idée de ce que peut être la vertu". Ce n'est pas le discours constant de Socrate qui dit dans la République que la vertu s'enseigne (et cela crée le premier projet communiste totalitaire dans l'histoire de l'humanité). Mais c'est la thèse toute socratique d'Aristote au dernier chapitre de son Ethique à Nicomaque : la vertu ne s'enseigne pas, elle n'est pas rationnelle.
Pour agir bien, il ne suffit pas de calculer, il faut croire au bien et cette croyance est donnée. C'est justement ce que refuse Eve qui veut comprendre l'interdiction que pourtant elle ressent au fond d'elle-même, mais sans parvenir à l'objectiver : "Si vous mangez du fruit de l'arbre de la connaissance vous mourrez" avait dit Yahvé Dieu. - Pas du tout vous serez comme Dieu, connaissant le bien et le mal. C'est vous qui fixerez le bien et le mal grâce à la connaissance que vous allez en acquérir. Les arguments du Serpent ont tenté Eve : définir le bien et le mal par sa propre raison, qu'est-ce que cela peut être moderne ! Eve se laisse tenter, Adam ne se pose même pas le problème;; il se contente de manger, parce qu'Eve est trop convaincue de ce qu'elle fait et que quand elle est convaincue comme cela, il est impossible de la faire changer d'avis.
Ce rationalisme moral n'est pas seulement celui d'Eve. Lorsque l'on refuse de respecter l'humanité de l'embryon par exemple, on peut tirer de ce refus toutes sortes de raisonnements, rationnels par rapport à ce premier principe (l'embryon n'est pas un homme), mais qui sont criminels par les conséquences que l'on tire de ce principe faux, en poussant chaque année le bouchon un peu plus loin. C'est que l'on ne veut plus voir que le nouveau principe que l'on a adopté sans ciller va contre la piété élémentaire envers le prochain le plus faible, le petit d'homme comme dirait Kipling.
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