Le chrétien a toujours deux vies, une vie biologique, celle des organes qui nous constituent comme êtres au monde, et une autre vie, spirituelle celle-là : la vie avec Dieu, la vie sans fin, la vie éternelle. La première; nous en prenons conscience facilement ; "On sent qu'on sent" comme disait Aristote. De la seconde, nous faisons l'expérience de temps à autres, lorsque nous parvenons à oublier le temps, ce Chronos de la mythologie grecque, qui dévore ses enfants.
Autrefois nous savions bien que cette durée intemporelle dont parle Bergson est quelque chose de rare et de précieux. Hélas, on a très vite cessé d'écouter Bergson. La modernité calculante se caractérise par un quiproquo à cet égard : on a cru que pour être moderne, il fallait savoir compter et que compter le temps, cela nous permettait d'y échapper. Le temps compté entrait en quelque sorte en notre pouvoir. Qui était maître des horloges croyait devenir maître de la vie elle-même. Ce raisonnement est rationnel mais il est trop simple : on ne peut calculer que le peu de temps qui statistiquement ne nous échappera pas, "le temps qui reste" dit saint Paul aux Romains, mais très vite dans une vie le temps revient à sa sauvagerie native et, pour parler en filant la métaphore des mythologues grecs, les infanticides de Chronos se multiplient, d'autant plus que le temps est compté. Rien n'échappe au calcul, sauf le temps, parce que c'est toujours le temps qui nous reste et que - c'est humiliant de le reconnaître, certains se sont donnés eux-mêmes la mort pour ne pas vivre cette humiliation - sauf si nous intervenons nous mêmes, nous ne pouvons pas dire le temps qui nous reste et finalement nous le laissons nous vaincre, comme son épée pour Damoclès..
C'est en sortant de l'obsession rationnelle du chronomètre que l'on peut espérer faire l'expérience de cet au-delà du temps qu'est la durée, "image mobile de l'immobile éternité", image mobile qui nous introduit à la vie éternelle. Il nous faut dit saint Augustin nous enfoncer sans peur dans les palais de la mémoire. "Ton souvenir en moi brille comme un ostensoire" s'écrie le Poète (Baudelaire Harmonies du soir). Il continue de briller et il brillera toujours, parce qu'il a rempli, parce qu'il a saturé tel instant de ta vie. Ainsi aussi sont les palais de la mémoire, séduisants jusqu'au bout. Tel est le genre d'événements que nous cherchons, au-delà du temps et qui participe d'une éternité, parce qu'ils ont à voir avec l'être lui-même, qu'ils l'ont construit et qu'il est indestructible dans la mesure exacte où il a construit la personne, où il est devenu quelque chose de sa conscience. "La durée réelle est ce que l'on a toujours appelé le temps, mais le temps perçu comme indivisible", celui qui, intense, se prolonge indéfiniment dans le souvenir et ne se coupe jamais sans que s'exerce une forme de violence extérieure à lui.
Dans le langage des Evangiles (repris par saint Paul), on appelle cela des fruits. Le Christ nous demande de porter du fruit : tout ce que l'intensité de l'existence peut arracher au temps qui coupe, qui tue et qui sépare, tout ce qui peut faire mûrir, tout ce qui peut percevoir le souffle de l'éternité, tout ce qui est parvenue à une heureuse maturité, bref tout ce que Bergson appelle la durée ou tout ce que Platon appelle la beauté (parce que c'est la beauté qui est un appel), tout cela au fond nous parle, dans le temps, de l'éternité. Il ne s'agit pas de nier le temps, mais de "racheter le temps" (Eph. 5, 16), de permettre au temps d'échapper à lui-même et à sa logique de mort, en portant de beaux fruits.
Je parlais de ce dernier article du Credo, et du commentaire que j'avais entrepris d'en faire ici, avec un camarade journaliste (un des meilleurs sur la place de Paris, qui est en même temps profondément chrétien). Il me disait, avec la sincérité de l'expérience vécue que l'Eglise n'avait jamais réussi à rendre appétissante cette perspective de la vie éternelle. "Moi par exemple, je n'ai aucun désir de la connaître", affirmait il pour mettre fin à ce sujet de conversation. Je n'ai pas rebondi, mais j'ai pensé en moi-même, que, sauf une curiosité dévorante pour ce qui va se passer dans l'éternité, je n'éprouve par moi même absolument pas ce fameux désir naturel de voir Dieu dont a tant parlé le cardinal de Lubac. Dieu fait peur ou Dieu se dérobe à notre regard. Comment pouvons nous l'aimer spontanément sans voir le gap qui existe entre lui et nous ? Le fait est que dans certaines expériences de vie, Dieu semble s'approcher de nous en nous donnant un avant goût de ciel. Je pense à certains qui ont reçu les derniers sacrements et qui jouissent comme par avance d'une joie et d'une sérénité inentamable.
C'est ce que j'ai essayé de montrer en évoquant trop vite Platon et Bergson. Pour se faire une idée de l'éternité - juste une idée - il faut reconnaître qu'il nous arrive de perdre la notion du temps, d'expérimenter la durée, et que c'est à ce moment-là que nous sommes sur terre au plus proche du Ciel. Telle est la vraie contribution de la philosophie à cette grande question de la vie éternelle et parce qu'elle est plutôt rassurante, j'ai cherché à l'explorer pour commencer, avant d'aborder les énigmes de la théologie, cette énigme en particulier du désir naturel de Dieu que nous aborderons la prochaine fois..
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