[par Joël Prieur] Soljenitsyne a été expulsé d’URSS en février 1974, sous Brejnev. Il a été expulsé de nos cerveaux, et banni de la scène intellectuel en 1990, sous la pression des nouveaux Maîtres censeurs. Retour sur deux exils, sur une vie et sur une œuvre.
Soljénitsyne est un géant. Non seulement par son physique , où passe tout l’esprit de la sainte Russie, comme put le constater Bernard Pivot lors d’une célèbre émission d’Apostrophe qui le fit connaître en France. Non seulement par son message que bien peu se sont donnés la peine de déchiffrer. Mais d’abord par son œuvre, par son travail d’écrivain inspiré. Comme le notait naguère son traducteur, Georges Nivat, « Soljénitsyne est d’abord le réformateur de la langue russe, à l’égal de ce que fut Dante pour l’italien ou Luther pour l’allemand ». C’est sans doute dans les Miniatures recueillies sous le titre Zacharie l’Escarcelle que quelqu’un, comme vous et moi, qui ne parlerait pas cette langue peut vraiment mesurer ce travail. Soljénitsyne ne fut pas seulement le peintre à fresque de la Révolution russe, avec son fameux cycle La roue rouge (voir les milliers de pages des trois nœuds, Août 14 Octobre 16, Mars 17), mais aussi un orfèvre précis, privilégiant le choix du mot juste, mettant chaque mot à sa place et ainsi sa langue maternelle à son rang parmi les grandes langues littéraires du monde.
En affirmant cela d’emblée, je ne cherche pas à jouer au spécialiste ou à me cantonner dans le rôle parfaitement vain du littéraire impénitent. Il faut essayer de comprendre cette grande voix qui vient de s’éteindre. Chez lui, l’amour de la langue est la forme élémentaire que prend son amour de la terre russe et du peuple russe.
On a tenté de faire de Soljénitsyne un humaniste, pratiquants avec beaucoup d’autres la religion antiidentitaire de la Liberté majusculaire. C’est encore ainsi que le présentait, lundi matin, juste après sa mort, André Glucksman sur France inter. Mais Soljénitsyne n’a rien d’un libertaire. Dans Le Premier Cercle et plus encore dans Le Pavillon des cancéreux, il apparaît comme infiniment plus proche du chrétien slavophile Dostoïevski que de l’humaniste Tolstoï. S’il est resté si longtemps aux Etats unis, dans sa vaste propriété de Vermont, après la chute du Rideau de fer, je crois que c’est un peu comme un amoureux qui a peur de retrouver sa belle après une longue absence et de ne pas la reconnaître. Du reste, aussitôt rentré, alors que les lampions de la réception nationale qui lui était faite ne s’étaient pas encore éteints, il publia un livre qui le fit désormais bannir des cénacles occidentaux et autres pensoirs à la mode de chez nous. Cela s’intitulait : Comment réaménager notre Russie. C’était en 1990. Gorbatchev avait jeté le gant. Eltsine le remplaça, sans que l’on sache trop à quel type de régime on avait à faire.
Soljénitsyne, resté dans la ligne de ses Discours de Harvard et des petits opuscules qui suivirent sur le Déclin du courage dans le monde libre, eut pour première préoccupation d’éviter une imitation compulsive de l’Occident matérialiste. Sur les 84 pages que comporte ce petit ouvrage, qui pèsera si lourd dans le nouvel exil, dans l’exil intellectuel qui frappa Soljenitsyne au cours des années 90, 24 pages traitent de manière radicale du problème des nationalités dans l’empire russe. Soljénitsyne voulait que l’on se débarrasse du « gros ventre de l’empire ». Il a été entendu. Dans les 57 autres pages, il cherche à définir un régime viable pour la Russie nouvelle, un véritable réaménagement intérieur. Il a en vue une démocratie, mais pas cette démocratie qui s’affirme comme principe universel de l’existence humaine et presque comme objet de culte ». il cherche un régime « qui n’oublie pas les chemins de jadis » (Soljénitsyne, soulignons-le, fut aussi un grand historien, fervent admirateur de l’œuvre réformatrice de Petr Stolypine, premier ministre de Nicolas II, assassiné en 1911). Pour lui, la démocratie est la meilleure solution pour gérer les intérêts locaux. Mais elle ne saurait devenir partisane sans se renier : « Le pouvoir, affirme-t-il en 1990, est une chose sacrée, il consiste à servir et ne saurait être l’objet de la concurrence des partis ». Et il enchaîne : « Aucune décision radicale concernant la destinée de l’Etat n’est du ressort des partis et ne peut leur être confiée ». Mais alors direz-vous comment faire ? Interdire les partis ? Non : « Un candidat élu doit pour toute la durée de son mandat, quitter le parti auquel il appartient et agir sous sa seule responsabilité ». Pourquoi une telle sévérité ? Tout simplement pour « ne pas donner aux hommes politiques professionnels la possibilité de substituer leurs personnes à la voix du pays ». A tout prix, il souhaite éviter la tyrannie d’ « un clan de quelques milliers de politiquants sur des millions de politiqués passifs ». En termes français, il fait tout pour éviter la dictature du pays légal sur le pays réel.
En Europe, on s’étrangle lorsqu’on prend connaissance de ce plan de réaménagement de la Russie, que Vladimir Poutine a dû lire et relire. Dans Libération du 26 septembre 1990, Bernard Henry Lévy, toujours conscient d’exprimer le consensus des grandes consciences, prononce la formule du bannissement intellectuel : « Il n’est pas récupérable : Adieu Soljénitsyne ». Vous avez bien lu : il s’agit d’un adieu. Non seulement sans remords, mais définitif et irrévocable. En cause : ce petit opus de 84 pages : Comment réaménager notre Russie. En 1977, BHL avait trouvé le courage d’écrire un beau livre. Il l’avait vigoureusement intitulé : La barbarie à visage humain. Tout le monde était sous le coup de la publication fracassante en Occident de l’Archipel du Goulag. A l’époque, Soljenitsyne était un martyr, expulsé d’URSS en février 1974, parce que sa dénonciation du goulag lui avait valu le prix Nobel (qu’on l’empêcha d’ailleurs de recevoir). Ce saint laïque n’était plus rien. Motif : il avait osé s’en prendre aux élites politiques de l’Occident et les déclarer non représentatives. Il avait osé réfléchir à un autre régime pour sa patrie que les régime des partis, partout présenté comme le meilleur des régime, le seul capable d’apporter la liberté.
Le crime idéologique était énorme. L’ostracisme qui entoura désormais l’œuvre de Soljénitsyne fut à la mesure de son crime.
Il avait osé déchirer ce que le théoricien américain John Rawls appela lui-même le voile d’ignorance, nécessaire à l’épanouissement des démocraties à l’Occidentale. Il avait osé appeler un chat un chat, déclarer que le roi était nu, que la liberté occidentale était souvent un esclavage et toujours une destruction méthodique de ce que l’homme a de plus précieux : son âme. « La destruction de nos âmes par ces trois quarts de siècles, voilà ce qui est le plus effrayant » déclarait-il. Et il poursuivait : « Le rideau de fer a parfaitement protégé notre pays de tout ce que l’Occident possède de bon. Mais il ne descendait pas jusqu’en bas : du purin filtrait par dessous. Et ce ruisseau malpropre, notre télévision le répand avec empressement dans tout le pays ».
Les amateurs de purin n’ont pas apprécié ce langage cru, ce langage de zek. Sorti d’un camp de concentration où il avait découvert la liberté intérieure, Soljénitsyne s’est senti le devoir d’en enseigner les voies à un monde esclave des apparences et contraint à l’immédiateté. Cette leçon magistralement réactionnaire, cette leçon de vie face à la culture de mort, il faut bien reconnaître qu’elle n’est pas passée. C’est le privilège des grandes pensées et des grandes œuvres que d’arriver trop tôt. L’écologie spirituelle d’Alexandre Soljenitsyne n’est pas pour aujourd’hui. Il faudra bien qu’elle soit pour demain.
Joël Prieur
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Encadré : Soljenitsyne aggrave encore son cas
Le rapprochement entre la Révolution française et la Révolution russe a été établi récemment par Stéphane Courtois dans Le Livre noir de la Révolution française (éd. du Cerf 2008). Soljenitsyne avait déjà risqué ce parallèle franco-russe, par la bouche de Sologdine (en fait son ami Dimitri Panine), dans ce qui est sans doute le plus grand de ses romans : Le premier cercle. On pouvait lire : « Toute la grandeur de la France prend fin au XVIIIème siècle ! Qu’est-ce qu’il y a eu après l’émeute ? Une poignée d’hommes égarés ? Une complète dégénérescence de la nation, oui ! Les gouvernements jouant à saute-moutons pour la grande joie du monde entier ! L’impuissance ! L’aboulie ! La cendre ! La France ne se relèvera plus, si ce n’est grâce à l’Eglise romaine ». La dernière phrase ne reflète évidemment pas tout à fait la pensée du très orthodoxe Soljenitsyne. Son ami Sologdine-Panine, lui, s’est converti au catholicisme. Mais tout indique que l’auteur prend néanmoins très au sérieux ces paroles enfiévrées ! Et qu’il retient ce diagnostic en forme de rendez-vous avec l’avenir. Sa présence au Puy du Fou, aux côtés de Philippe de Villiers ne devait décidément rien au hasard.
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