vendredi 19 février 2010

Ce soir, j'ai vu Agnès...

Retour de Rome, après un voyage un peu éprouvant (dans l'avion nous avons été secoués comme des pruniers), j'avais promis à Agnès Zborowska-Cance de venir l'écouter à la Sorbonne. Un programme somptueux... Un timbre et un jeu de "soprano dramatique" (c'est ainsi qu'elle se catégorise). On est aux confins de la musique et du théâtre, dans un autre monde. Dostoievski disait que la beauté sauvera le monde: quand on entend Berlioz, Saint Saëns ou Chopin (dans un polonais admirablement prononcé), on est bien obligé d'y croire. Je vois Agnès après le concert, qui avait lieu dans l'amphi Richelieu de la vieille Sorbonne, elle n'était plus tout à fait avec nous... Et nous ? Dans un ailleurs qui est forcément celui du salut, car Dieu ne se répète pas...

L'artiste avait été rappelée, le public, conquis par cette voix chaude et pleine de gravité, par cette puissance dramatique d'une musique au-delà de la musique, ne lui avait pas fait grâce. Elle s'est concertée trente seconde avec son pianiste, le si précis et si sensible Georges Beriachvili... Et voici l'air de Carmen. "l'amour est enfant de Bohême, il n'a jamais jamais connu de loi". Agnès est espiègle et grave tout à la fois, un cocktail très réussi, un dosage admirable de justesse et pour tout dire... de naturel... "Si tu ne m'aimes pas je t'aime": le ton passe parfaitement la rampe, l'assistance est sidérée par l'aisance d'Agnès. Et puis brusquement, la gravité prend le dessus et se termine sur une menace qui est palpable : "Et si je t'aime prends garde à toi".

Merveilleuse appropriation de paroles dont on aurait presque oublié le sens, aujourd'hui, à l'heure du speed dating, des sites de rencontre et des amours faciles. J'aime ce rappel tragique de la gravité de l'amour. On a tout fait pour oublier que l'amour était tragique et que les amoureuses, à un moment ou à un autre, s'appellent toutes Phèdre ou Andromaque (je ne parle pas des hommes qui aujourd'hui dans le meilleur des cas n'y comprennent plus rien). A force de vouloir démythifier l'amour, à force de souhaiter le rendre accessible, à force de le voir partout, à force de répéter avec un mépris tout célinien que c'est l'infini, oui, mais à la portée des caniches... on l'a détruit.

Mais il suffit d'une vraie interprétation de l'air célèbre de Bizet (notre webmestre nous mettra peut être en appendice à ce post la Callas - à défaut d'Agnès) pour que l'amour rappelle à notre bon (ou à notre mauvais) souvenir son étrange pouvoir. Platon disait qu'il est le fils de Poros et de Pénia, d'abondance et de pauvreté. Bizet dit dans le même sens qu'il est enfant de Bohême et hors la loi : un voyou malicieux et terrible...

Tout l'Évangile n'est pas de trop pour arracher l'amour à son lieu naturel : la tragédie.

Merci Agnès! Pour un chrétien, voir l'amour tel qu'il est humainement (un infini qui écrase les caniches), c'est une grâce. Grâce... à vous ce soir, nous qui étions présents, public hétéroclite, nous avons eu un moment de grâce (de vérité, d'immédiateté)... Et, ironie de ce soir, nous l'avons vécu à la Sorbonne, ce moment. Nous étions dans le Royaume des érudits, ces gens qui savent le tout... de rien, qui connaissent toutes les éditions du Zadig de Voltaire au XVIIIème siècle ou qui savent la généalogie des manuscrits de la Cité de Dieu d'Augustin, mais qui n'atteignent jamais au lyrisme que produit le vrai savoir, lyrisme qui fut aussi celui d'Agnès ce soir.

Oh ! Je ne dis pas que l'esprit du lieu n'était pas propice au génie de Bizet et à l'éloquence de son interprète. Dans l'amphithéâtre Richelieu, pour entendre Chopin, Berlioz ou Richard Strauss, nous avions une belle composition de lieu, œuvre somptueuse de Puvis de Chavanne et, en dessous, une formule lapidaire, qui proclame en latin à l'attention de ceux qui ne sont pas trop distraits : Pacem summa tenent.

Ce sont les murs de la Sorbonne qui ont raison, même lorsque ils semblent démentir la tyrannie des érudits, ces insectes du savoir: les choses élevées (summa) maintiennent la paix ! C'est tout le paradoxe de cette "soprano dramatique": elle a mis tout le monde en paix ce soir.



1 commentaire:

  1. MERCI Monsieur l'Abbé pour cet admirable texte sur l'amour, non, sur l'Amour, le vrai, le grand, celui de Carmen, de Phèdre (la malheureuse!), d'Andromaque,...etc, etc, rien à voir avec le faux-semblant des caniches que l'on nous impose aujourd'hui dans des filmettes pour ados nubiles genre "Twilight" ou autres niaiseries XXL sur le net pour ces messieurs immatures.

    Puisque l'image a remplacé la grande littérature, en effet la musique (Chopin, Bizet,...bref, tous les géants) peut aujourd'hui nous transporter et nous élever à des hauteurs dignes de ces passions puissantes, souvent si tragiques, qui illustrent si bien le parcours de l'homme ici-bas.

    RépondreSupprimer