samedi 22 octobre 2011

Pascal pour répondre à une lectrice

Je me permets de livrer à la réflexion de ceux qui ne consultent pas les interventions de nos liseurs ce très beau texte anonyme d'une lectrice, qui, ayant attentivement lu "Prends ton grabat", nous fait part de sa tristesse... avec beaucoup de retenue et de lucidité...
"Et comment après être née dans le monde, après avoir été configurée à être le centre du monde, après avoir eu la révélation de son état de créature en même temps que la beauté du Créateur, après avoir demandé, patienté, mendié, oui, mendié la Grâce comment alors qu'aucune volonté ne se forme, qu'aucune force ne se manifeste, comment continuer ?
Comment continuer quand les habitudes, les sales habitudes restent souveraines dans votre coeur, malgré tout le vouloir, qu'elles vous maintiennent entravée dans le péché, dans la misère du Monde ?
Comment continuer quand la Foi se résume à voir la Lumière au loin sans vraiment s'en approcher et que finalement elle rend encore plus palpables, plus réelles les ténèbres dans lesquelles on souffre ?
Et puis comment agir avec virilité lorsqu'on est avant tout une femme, une mère?"
Merci, chère madame, d'avoir consigné ici, pour notre instruction, le cri de votre coeur. Je sais, je sens que ce cri est vrai. Je ne peux pas vous répondre d'expérience personnelle, parce qu'il me semble que le peu de volonté qui est en moi provient de la foi qui me garde. Vous dites : "Après avoir demandé, patienté, mendié, aucune volonté ne se forme". Et, ce disant, vous me faites penser au texte somptueux que l'on appelle indûment le Pari de Pascal. C'est exactement votre cas qu'il a en tête.

Reprenons-le ensemble. Concluant la seconde partie, qui établit que le Pari pour Dieu est toujours gagnant pour l'homme (contrairement aux autres paris qui sont toujours aléatoires), Pascal écrit : "Cela est démonstratif et si les hommes sont capables de quelque vérité, celle-là l'est".

Cette démonstration sur l'utilité et même la nécessité du Pari ne suffit pas à l'interlocuteur de Pascal : "Oui, mais j'ai les mains liés et la bouche muette. (...) Et je suis fait d'une telle sorte que je ne puis croire". Il faut entendre ici ce mot "croire" au sens fort, au sens actif du terme, au sens où la foi engendre en nous une volonté, bref au sens... qui vous manque, dites-vous.

"Il est vrai" répond d'abord Pascal, en Socrate chrétien qu'il est. La situation que vous décrivez existe vraiment. Elle est réelle.

"Mais apprenez au moins votre impuissance à croire, puisque la raison vous y porte et que néanmoins vous ne le pouvez". Ce qui pourrait se traduire en français courant : "Sachez au moins regarder les choses en face et vous voir tel que vous êtes". Chère madame, c'est ce que vous venez de faire en écrivant ce texte.

"Travaillez donc, non pas à vous convaincre par l'argumentation des preuves de Dieu [vous n'en avez pas besoin, vous avez compris l'essentiel, vous le considérez même comme vous ayant été "révélé" dites-vous], mais par la diminution de vos passions". Le cher Père Marziac, prédicateur ignacien, cite très souvent cette phrase du fragment "Infini-rien". Il indique ainsi le rapport profond qui existe entre les Exercices de Saint Ignace et le Pari. Est-ce la clé ? Pour Marziac, semble-t-il, oui. Mais lui, c'est une volonté de fer. "Diminuer ses passions", pour lui, il suffit de le vouloir... Comme il suffit de vouloir faire des exercices physiques chaque matin. Pour nous... C'est parfois plus complexe. Il y a souvent loin de la coupe aux lèvres ! Vous le dites de façon admirablement juste. Rassurez-vous, malgré ce que semble insinuer le Psaume, ce n'est pas une question de testostérone... Parfois même la testostérone constituerait un obstacle supplémentaire ! En tant que "femme et mère", vous seriez presque avantagée dans ce domaine !

Diminuer ses passions, est-ce la clé ? Pour Marziac oui. Pour Pascal... non. Car le texte continue. "Vous voulez aller à la foi [il s'agit de la foi vivante, c'est-à-dire de la volonté qui naît de la foi] et vous n'en savez pas le chemin ; vous voulez vous guérir de l'infidélité et vous en demandez le remède". Le chemin, le remède ne sont pas de pures négations : "ne pas faire ceci ou cela...". Et puis, l'on ne devient maître de ses passions que par la grâce et c'est cette grâce que l'on cherche. Alors ?

Ecoutons encore Pascal : "Apprenez de ceux qui ont été liés comme vous ["J'ai les mains liées et la bouche miuette"] et qui parient maintenant tout leur bien (...) Suivez la manière par où ils ont commencé. C'est en faisant tout comme si ils croyaient, en prenant de l'eau bénite, en faisant dire des messes etc." En faisant tout comme si !

Vous savez que ce conseil de Pascal a déclanché les foudres des "savants". Victor Cousin par exemple, philosophe de son état. Il s'en étoufferait presque : "Quel langage ! Est-ce donc le dernier mot de la sagesse humaine ?". Les thomistes orthodoxes, souvent appelés néothomistes, ne sont pas loin d'éprouver le même scandale que Victor Cousin. C'est qu'ils ont la même conception étroite (et rationaliste en son fond) de la raison. Ils refusent, les uns et les autres, de considérer que la raison, outre son aptitude à démontrer, est faite de mille réflexes plus ou moins conditionnés, de mille inférences préprogrammées par l'éducation, par l'expérience (parfois cuisante), par la culture dominante etc. "Quelle petite chose à la srface de nous-mêmes" disait barrès de la raison au sens restreint. Pour rendre à l'intelligence - et à l'intelligence croyante - son principat sur notre existence... nous ne pouvons pas détricoter toutes les embrouilles ou déminer nous-mêmes tous les pièges qui se présentent à nous.

Reste un point d'acquis, pour vous et pour l'interlocuteur de Pascal dans ce texte : vous savez où vous voulez aller, même si vous ne connaissez pas le chemin. Ce grand esprit qu'est Pascal nous donne une terrible leçon d'humilité : "Abêtissez-vous". Plus exactement ici, après avoir demandé à son interlocuteur de faire dire des messes et de se signer de l'eau bénite, il ajoute : "Naturellement même cela vpous fera croire et vous abêtira". Etienne Gilson, dans une très belle étude, a bien montré le sens éminemment chrétien, de cette formule provocatrice. Si c'est la bête qui ne veut pas marcher en nous, si ce sont des réflexes conditionnés qui nous empêchent d'avoir la foi, eh bien ! Travaillons sur ces réflexes. Mettons nous au niveau d ela bête pour ôter cet obstacle, provenant de notre nature charnelle et de ce que, chère madame, vous appelez vous même "ses mauvaises habitudes".

Il n'y a dans l'apostrophe pascalienne aucun mépris pour la raison, nous avons compris cela dès le début de notre commentaire. Mais il faut tenir compte de l'argile dont nous sommes pétris. Prendre les bonnes habitudes qui se substitueront lentement aux mauvaises. Quelles habitudes ? Des habitudes de prière, car l'amélioration de notre nature ne vient pas de nous mais de Dieu. Pascal vous dit : offrez des messes, signez-vous avec de l'eau bénite. Il évolue dans une société où tout le monde va à la messe. Pour nous qui n'y allons plus, c'est peut-être la première bonne habitude à retrouver. Derrière un pilier si nécessaire (j'ai choisi le local du Centre Saint Paul à cause de ses cinq piliers). Et au début peut-être sans conviction. En laissant du temps au temps. Avec beaucoup de patience, envers soi-même et envers Dieu. Pour détruire lentement les mauvaises habitudes. Et pour expérimenter la force de la foi, qui nous prend, comme malgré nous, quand nous nous offrons.

Et si ce n'est pas le cas ? - Il suffit d'attendre, de se tolérer soi-même sans céder ni à l'"aquoibonisme" ni non plus au perfectionnisme avec sa mise en demeure sur le mode du tout ou rien. Dieu exauce toujours notre attente. Dieu satisfait toujours notre désir de lui, lorsqu'il se formule, comme le dit Pascal : modestement, mais de façon persévérante. Et le temps qu'il met à nous répondre ne fait qu'aiguiser notre désir de lui.

Juste un dernier mot : nous ne nous sauvons pas nous-mêmes. C'est Dieu qui nous sauve. Nous ne trouvons pas en nous-mêmes de quoi assurer notre salut. C'est Dieu qui, "au temps opportun", nous envoie ce qu'il nous faut, pour que, comme les oiseaux du ciel, nous puissions, selon l'ordre de sa Providence, picorer un peu de sa Gloire.

Picorer ? Pour certains, est-ce seulement, comme vous dites, "voir sa Lumière de loin" et se rassasier non de sa présence sentie mais de son image ? Je répondrai avec l'evangile : "Marchez tant que vous avez [un peu de] lumière, afin de devenir des enfants de lumières". Nous sommes tous des mammifères supérieurs enceints de l'enfant de lumière que nous avons à devenir. Parfois l'accouchement est rude... Quoi de plus... attendu. Relisez non seulement Pascal mais saint Paul aux Romains (8, 18-25).

6 commentaires:

  1. Tout simplement remarquable et s'adressant à tant de nous-même!

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  2. Vous - et Pascal...- touchez juste.Je n'ai rien d'autre à dire. Bravo.
    Willy

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  3. Merci beaucoup pour ce texte...

    Salutations de Justin.

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  4. Merci M.l'abbé d'avoir repris cette question anonyme et d'y répondre si bellement...
    Voici les quelques vers que cela m'a inspiré
    Amicalement.
    Semetipsum

    NOTRE TUNNEL

    Nous sommes, c’est certain, tirés de ce limon
    Où nous devons sans cesse creuser notre tunnel.
    A coups d’ongles, de poings, nous cherchons l'Eternel
    Qui semble souvent sourd aux coups que nous donnons.

    Comment nous en sortir ? Nous voyons bien, au loin,
    Une faible lueur qui guide notre quête.
    Parfois elle irradie notre recherche inquiète,
    Mais s’éloigne aussitôt pour n’être plus qu’un point.

    Il nous faudrait alors le courage et l’audace,
    Pour renier ensemble, nos passions, notre race
    Déchue dès l’origine. Nous élever, enfin,
    Au dessus de l’abime et nous offrir… sans fin.

    Qu’avons-nous à offrir, hormis notre misère ;
    Nos simples lâchetés, nos vouloirs éphémères ;
    Et si la volonté nous vient de la foi sûre ;
    Avons-nous cette foi ? Avons-nous cette armure ?

    Ce don inaliénable est le fruit du baptême
    Et s’il nous fut donné, par une grâce extrême,
    Nous pouvons l’abimer si ne l’entretenons
    Par les Saints Sacrements de notre Religion.

    La Messe, la prière, le jeune et puis l’aumône;
    Le service, toujours, à ceux qui nous supplient,
    A ceux qui nous demandent, à ceux qui nous ordonnent ;
    Ce petit peu qui manque à la passion du Christ. ( ?)

    Dimanche 23 octobre 2011

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  5. Merci Monsieur l'Abbé,
    J'avais posté ce message comme on jette une bouteille à la mer, et vos paroles résonnent comme un écho bienveillant.
    Je n'avais pas prié depuis quinze jours, toute empêtrée que j'étais dans mes perceptions, dans mes réflexions, aujourd'hui il a suffi de la légèreté d'une intention pour tomber à genoux. Merci

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  6. Je pense que Dieu ne nous doit rien ,même pas une petite consolation,et que Dieu n'exauce pas nos attentes,car ce serait un Dieu à la mesure de l'homme,alors que c'est l'homme qui doit être à la mesure de Dieu.Prions Dieu pour faire sa volonté et non pas la mienne,comme disait Jean Tauler" travaillons dans la nuit jusqu'à tomber dans les ténèbres ,dans le désespoir,et si Dieu voulait nous maintenir dans cet abandon si réel ,nous serions prêt de bon coeur à nous y tenir".voilà ce qu'est,faire la volonté de Dieu,aimer Dieu jusqu'à la mort incluse,sans intérêt .

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