
Pour ceux qui ne veulent toujours pas revenir sur cette
réforme mais qui reconnaissent que dans l’esprit quelque chose n’allait pas, au
moment où elle a été instaurée, reste la question des traductions du latin dans
les langues vernaculaires, et pour nous en l’occurrence, reste les problèmes que
pose la traduction française. Mgr Aubertin, évêque de Tours, avait promis que
la nouvelle traduction serait prête pour le premier dimanche de Carême de
l’année… 2017. Pour l’instant, on ne nous parle plus de cette entreprise
titanesque. Mais on nous promet (c’est un vote de la Conférence épiscopale dans
son assemblée de printemps qui nous le garantit) une nouvelle traduction du
Notre Père pour le 3 décembre 2017. Au premier dimanche de l’Avent, on ne dira
plus « Ne nous soumets pas à la tentation » mais « Ne nous
laisse pas entrer en tentation ».
Vous me traiterez peut-être de traditionaliste grincheux,
mais, tout comme Mgr Aubertin d’ailleurs, qui s’est exprimé sur la question, je
ne crois pas à l’exactitude de cette nouvelle traduction. Cette fois il s’agit
de métaphysique. Ce qui est en cause, encore et toujours, c’est le problème du
mal. « Dieu est fidèle, dit saint Paul, et il ne permettra pas que vous
soyez tentés au-dessus de vos forces » (Rom. 8). Dieu permet que nous
soyons tentés. La tentation est le révélateur de l’amour. La tentation est la
matrice de nos libertés réelles. Simplement Dieu ne permet pas que nous soyons
tentés au-dessus de nos forces. C’est ainsi que nous prions Dieu, non pas pour
que nous n’entrions pas en tentation : nous ne sommes pas dans le monde
des bisounours métaphysiques. Le salut est une lutte ! Il faut engager
cette lutte sous peine de ne jamais savoir à quoi elle nous mène, sous peine de
ne pas connaître ce salut « qui transformera nos corps de misère en corps
de gloire ».
Dieu permet que nous soyons tentés, mais « Dieu ne tente personne » dit l’apôtre saint
Jacques (Jacques 1, 14), parce qu’il n’y a pas en Lui une once de mal. Chacun
est tenté ou « amorcé » (c’est le mot de saint Jacques) par sa propre
convoitise. Mais en même temps, il faut bien reconnaître que Dieu permet la
tentation, même s’il n’en est pas la cause. Autant donc la formule « Ne
nous soumets pas à la tentation » est fausse, parce qu’elle laisse penser
que Dieu nous obligerait à subir la tentation. Nous devons lui opposer le mot de
saint Jacques : Dieu ne tente personne. Autant il est métaphysiquement
impossible de ne pas admettre que Dieu, ayant créé le monde esclave de la
vanité (Rom. 8, 21), n’ait métaphysiquement pris le risque que sa créature soit
exposée à la tentation.
Nous prions Dieu (c’est la version latine) pour qu’il ne
nous laisse pas pénétrer (inducere) dans la tentation, pour qu’il ne nous
abandonne pas alors que nous consommons la tentation, pour qu’il ne nous laisse
pas succomber à la tentation. Cette dernière version (qui est aussi la plus
ancienne en français) est une traduction légèrement périphrastique :
pénétrer dans la tentation signifie en bon français y succomber, mais, c’est
vrai, l’idée de « succomber » n’est pas indiquée explicitement dans
le verbe « entrer dans » ou « pénétrer » qui est utilisé
tant en latin que dans l’original grec. Succomber ? Le mot serait-il trop
théâtral ? Pas sûr, vu ce qui est en jeu : le péché ou la grâce, la mort ou
la vie. "Ne nous laisse pas succomber à la tentation", cela demeure, en tout cas, la traduction la plus exacte. Personnellement en tout cas,
je déteste cette idée que l’on puisse demander à Dieu qu’il ne nous fasse même
pas entrer… oui qu’il revoie tout son dispositif, pour ne pas nous faire
« entrer » en tentation. Comme si nous étions parfaits, avant même
d’avoir essayé de l’être !
Mais il n'y a pas que la métaphysique du mal, il y a la religion, notre relation, notre rapport avec Dieu. J’ai une dernière objection contre la nouvelle traduction du
Notre Père (déjà actée d’ailleurs dans la nouvelle Bible liturgique de 2013).
Qui de nous est au-dessus de la tentation ? Qui de nous peut se targuer de
n’être jamais entré en tentation ? Même le Christ a été tenté au
Désert ! C’est le genre de prière, prise à la lettre, que Dieu n’exaucera
jamais. Comment lui demander quelque chose qui va contre l’économie de sa
Création ? Et pourquoi s’étonner si nous ne sommes pas exaucés ?
Quand on multiplie ce genre de demandes absurdes par le nombre de fidèles et
par le nombre de fois qu’ils vont réciter cette prière, cela donne légèrement
le vertige…. Il y aurait eu « entrer dans la tentation », cela pourrait signifier : "Ne nous laisse pas moisir dans la tentation". on aurait
pu se dire que la prière est simplement ambigüe : cela arrive souvent.
Mais « entrer en tentation » ne laisse aucune chance à l’équivoque et
nous fait retomber du mauvais côté, dans une métaphysique « sans
mal », une métaphysique qui n’existe pas. Il me semble qu’il fallait le
dire.
Cet article est paru dans le n°938 du magazine Monde et vie, voici presque un an. Il redevient d'une actualité brûlante...