jeudi 29 mai 2008

Rome et la chair : traits du génie romain

Question brûlante parce qu'elle est mal traitée. Parce que la chair a été mal traitée dans des sociétés où la productivité et l'argent étaient supérieurs à l'émotion ou à la beauté.

Quand on veut bien regarder la Tradition de près, il faut constater que le christianisme a un génie étonnamment charnel. Un génie rétif à l'idéalisation. L'idée pure, cette "vapeur" (Cajétan) n'intéresse pas un chrétien, qui n'y voit qu'une sorte de déperdition de substance. L'utopie (l'idée politique érigée en norme de l'avenir) ne joue aucun rôle dans l'histoire du christianisme orthodoxe.

L'idée, c'est bon pour les philosophes, qui, eux, vont parfois, dans leur passion pour elle, jusqu'au mépris du corps. Pensons au grand Plotin, sorte de miracle de l'idée pure, qui n'écrivait rien lui-même et ne parlait, les yeux fixés sur un horizon imaginaire, que pour répondre à ses disciples. Porphyre, son disciple, nous apprend qu'il est littéralement mort de crasse., dans la puanteur épouvantable d'une gangrène mal soignée. Autre trait de son mépris personnel pour la chair. On dut se cacher et faire semblant d'assister à ses cours pour réaliser son portrait : "N'est-ce pas assez de porter cette image dont la nature nous a revêtu ? Faut-il encore permettre qu'il reste de cette image une autre image plus durable, comme si elle valait qu'on la regarde ?" s'était écrié le philosophe. On reconnaît là la sévère condamnation de l'image qu'avait portée, plusieurs siècles auparavant Platon lui-même au Livre X de la République. Le platonisme est une sorte d'iconoclasme avant la lettre.

Plus proches encore des chrétiens apparemment, mais plus loin d'eux en réalité sont les gnostiques. Le mépris pour la chair, l'horreur de la matière, c'est eux. Je citerais l'Evangile de Marie (Marie madeleine) dans le Codex de Berlin : Le Sauveur dit : toutes les natures, toutes les créatures et toutes les productions sont imbriquées et unies entre elles, mais elles seront dissoutes dans leurs racines propres, car la nature de la matière est dissoute dans ce qui constitue sa nature unique. Qui a des oreilles pour entendre, qu'il entende ". Cette destruction, dans ses racines propres du monde matériel a quelque chose d'hallucinatoire...

A la même époque toute autre est la doctrine du christianisme orthodoxe. Tertullien souligne dans son Traité de la Résurrection de la chair : "Puisque partout le mépris pour la chair est le bélier que l'on fait jouer contre nous chrétiens, il est nécessaire à notre tour de défendre la chair. Repoussons le blâme par l'éloge". Suit un magnifique et très rhétorique éloge de la chair, éloge inattendu chez Tertullien dont les tendances super-ascétiques (jusqu'à adhérer à l'hérésie montaniste) sont bien connues. Mais saint Paul déjà voyait dans le corps de chaque homme le temple nouveau de l'Esprit nouveau. Temple à entretenir, à restaurer peut-être, à protéger de tous les égarements. Qui dira par exemple ce que la folie du sexe contient de mépris paradoxal pour le corps. Michel Houellebecq l'a bien montré sans le vouloir dans les Particules élémentaires.

On peut dire que l'art renaissant et baroque, en particulier à Rome, saura dire la gloire du corps, jusqu'à effrayer les bien pensants. On sait qu'un pape avait entrepris d'habiller les personnages de Michel Ange dans le Jugement dernier de la Chapelle Sixtine. Aussi étonnant que cela puisse paraître à certains, manifestant la gloire de la résurrection de la chair, c'était Michel Ange, c'était Jules II qui étaient dans la Tradition : tradition d'une beauté charnelle qui constitue en elle-même un appel à la vie spirituelle. Dans toutes les églises de Rome (je veux parler des églises historiques pas des affreuses paroisses années 30 ou 50), il y a ce message d'une chair transfiguée parce qu'elle a été revêtue par le Verbe de Dieu, d'une image qui porte une proximité humaine et en même temps, qui recèle une émotion et, si on sait la regarder en face, sans détourner les yeux à cause de la profusion du spectacle, qui laisse s'accomplir cette émotion dans une sorte de frisson d'éternité.

Le catholicisme, religion sacramentelle, est dans la distance toujours respectée, une religion de l'émotion ou il n'est pas. Tel est l'enseignement des liturgies que la tradition nous a léguées.

Telle est aussi sans doute l'explication du malaise créé depuis quarante ans, alors que d'un côté les liturgies s'intellectualisent et cèdent souvent à la tentation minimaliste et que de l'autre côté l'enseignement moral de l'Eglise connaît une inflation quantitative étonnante.

Rome n'a jamais été un agent moral. Elle est jusque dans le sublime anagramme de son nom (roma-amor) un foyer d'émotion, dont le coeur historique est la recherche de la beauté et, mais cela revient sans doute au même sur un autre plan, le respect fervent de la vérité qui s'est faite chair.

Quant à cette vérité du dogme dont il est le gardien en titre, il n'est pas anecdotique de souligner que le magistère romain l'a confiée non à des idées ou à des idéologues, mais au ciseau et au pinceau des plus grands artistes et aussi à la chair des mots latins qui la portent aux fidèles.

Comme le disait déjà Tertullien, dans le De carne Christi, en s'opposant très consciemment à l'idéalisme des gnostiques, "la propriété des noms est le salut des substances". Telle est l'autre face -complémentaire - du génie romain : la matérialité des mots, transmis en toute propriété, contient le salut que l'idée, sans doute parce qu'elle est trop purement humaine, ne sait pas retenir...

Abbé G. de Tanoüarn

12 commentaires:

  1. Bonjour M. l'abbé,

    ce message a-t-il un lien avec le livre récent de F. Hadjaj, qui a visiblement généré de bien curieux débats (notamment sur le site des épées) ? Avez-vous lu ce livre et auriez-vous un commentaire à son sujet ?

    Bravo pour votre blog !

    JPR

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  2. Merci pour cette analyse fine. En résumé, on peut dire que le catholicisme est la religion de l'Incarnation ! et c'est bien parce qu'e le Verbe s'est fait chair que nous sommes sauvés. Merci aussi pour cette citation de NSJC qui montre que le franchissement de la barrière des espèces par les OGM n'est pas un drame en soi. Ce qui est grave, c'est l'utilisation contre nature qui peut en être faite...

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  3. Cher JPR,
    Je crois que vos initiales ne me trompent pas. Merci de votre attention si ancienne !
    Je n'ai pas lu le livre de Fabrice Hadjaj, la profondeur des sexes, mais je connaîs son brio.
    J'ai juste mis sur ce blog un petit condensé d'une intervention récente durant un Colloque de chirurgie esthétique. Pour moi, c'est cela qui a constitué l'occasion et fait le larron.
    Mais le thème, la chair, le sexe, l'émotion est d'une importance capitale, et qui dépasse les quelques mots jetés ici.
    J'ai essayé simplement de montrer que le christianisme est une religion ancrée dans le monde sensible et qui utilise l'émotion comme principale véhicule de l'élévation vers Dieu. Le dialogue entre Jésus ressuscité et Marie Madeleine dans saint Jean : "Mon petit maître - Ne me touche pas" est d'une importance capitale, car Marie Madeleine est le modèle de la dévotion chrétienne dans toute l'histoire de l'art chrétien.
    Je suis obligé d'arrêter là pour ce soir. A très bientôt en tout cas.
    Je salue Caroline.
    GT

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  4. Cher Antoine,
    Rentrant tard, je trouve votre message. Je ne le comprends pas. Mais peut-être n'y a-t-il rien à comprendre ?
    Sans rancune
    GT

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  5. Bonjour Monsieur l'abbé,

    Dans le sens de l'évidence de l'Incarnation, puis-je vous citer ces points :

    - Sain et saint sont de même.
    Se soigner est simple politesse pour ce que l'Esprit et la Parole de Dieu nous donne à palper, manier, entretenir, notre chair (physique et psychique) incluse.

    - Bien dans sa peau continue en bien dans sa tête, bien dans son coeur, etc... aussi loin qu'on veut aller vers la fine pointe de l'âme, celle où notre intellect voit l'idée pure, vivante, crée, insufflée à notre ressenti incarné. Ce n'est qu'ainsi qu'on peut soigner, aider son frère à guérir lui-même.

    - Une procession, longue, chantante, suivie avec zèle pour bénir la mer en souvenir des départs des "islandais" qui pêchaient de longs mois loin de chez eux. Le prêtre y dit entre autres "Habillez vos petites filles, aidez-vos jeunes filles, les vêtir et les parer, c'est servir Dieu, et les élever vers Lui. Ainsi est la robe, ainsi l'âme est tirée à être aussi belle, bonne souriante, agréable à voir, et donnant envie de parler et penser à Dieu. Non, vous ne pourrirez pas votre petite, elle sera magnétisée de l'intérieur, comme de l'extérieur à comprendre la pureté de la beauté vraie."Souvenir jamais perdu, j'avais 12 ans...
    Depuis, j'ai vu que c'était pratique habituelle des parents Martin. Ma petite princesse aimée" disait son père.

    - Catholique ? C'est la seule des traditions où Dieu s'incarna, en sa Conception présente depuis toujours en sa Trinité divine.

    J'ai perdu l'autre point qui m'était venu à l'esprit. N'importe, c'est juste pour remercier de votre texte clair. On l'entend peu dire ainsi. Du moins, je l'entend peu, et la bouffée d'air fait du bien.

    En vous demandant de prier pour nous, je vous assure de ma petite prière aujourd'hui pour l'apostolat de remontée des traditions vraies.

    Glycéra
    (nom de clavier, sur le Forum Catholique)

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  6. Merci pour cette note très claire

    Enfin ! A lire et à méditer par tous les "célibataires vertueux" hommes ou femmes qui gravitent autour de la Tradition - et Dieu sait qu'ils sont....légion

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  7. Chère Glycéra
    Je ne vous connais pas, mais je suis heureux de voir que les applications de mon propos ne manquent pas.
    Merci de mettre un peu de féminité spontanée dans mon développement austère
    GT

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  8. Tout à fait d'accord avec Anonyme sur les célibataires vertueux, qui, avec l'idée du mariage, fuient la responsabilité et fuient l'aventure. ils se croient traditionnels ou traditionlistes. Ils sont un pur produit de la modernité qui produit des célibataires à la chaîne (50% des Parisiens paraît-il)
    GT

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  9. Oh oui 50% de celibataires, et avec une vie privee absolument sordide. Houellebecq en fait un excellent portrait dans "Extension du domaine de la lutte". Solitude, vertu forcee, stupre minable, aventures sans ame ni lendemain pour la plupart, yaka lire les petites annonces de Libe ou jeter un coup d'oeil sur meetic: Moche et triste en general.

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  10. Votre petit message sur la chair est bien gentil l'abbé, mais vraiment extrêmement limite sur le plan théologique, pour ne pas dire singulièrement absurde, naïf et dangereux. Auriez-vous oublié, dans votre surprenant exercice d'admiration à l'égard de la chair et des peintures baroques ("aussi étonnant que cela puisse paraître à certains,écrivez-vous incroyablement, manifestant la gloire de la résurrection de la chair, c'était Michel Ange, c'était Jules II qui étaient dans la Tradition : tradition d'une beauté charnelle qui constitue en elle-même un appel à la vie spirituelle"), que le corps que nous avons, s'il fut bien créé par Dieu effectivement, l'a été cependant en rançon du péché !

    Adam et Eve avaient certes un corps avant la faute originelle, mais un corps non corruptible, non mortel, bien différent de celui, misérable et soumis à la mort (Romains 7, 24) que nous connaissons, ce qui poussera Joseph de Maistre à écrire dans ses célèbres "Soirées" : "l'état de nature est une contre nature" (J. de Maistre, Œuvres Complètes, t. VII, Librairie Emmanuel Vitte, 1854, p. 526.)

    Ainsi, telle est la triste réalité que beaucoup ne souhaitent plus du tout entendre actuellement, à savoir que c’est en punition de la désobéissance et pour notre honte que nous reçûmes des « vêtements de peau » (Genèse 3, 21) dont nos premiers parents furent couverts, entraînant, en conséquence tragique de la tentation et de la chute d’Adam et Eve, le fait que le péché ait atteint ensuite l'ensemble de la famille humaine - et ce entièrement.

    Il importe donc surtout de ne pas de se faire les louangeurs du corps sous prétexte de l'Incarnation (dont le but fut bien de délivrer les hommes du péché et non les encourager à brûler des encens à la gloire de leur chair), piège extrêmement puissant qui se dresse devant les chrétiens depuis des siècles, car c'est là, positivement, célébrer une racine de corruption antagoniste et ennemie de l'ordre supérieur de l'Esprit : « Car nous savons que toute la création ensemble soupire et est en travail jusqu’à maintenant ; et non seulement elle, mais nous–mêmes aussi qui avons les prémices de l’Esprit, nous aussi , nous soupirons en nous–mêmes, attendant l’adoption, la délivrance de notre corps. » (Romains 8, 22-23).

    La chute qui a considérablement altéré notre essence primitive, modifié notre relation à Dieu, nous a fait perdre notre innocence et notre sainteté - c'est donc une aberrante position que d'inférer une "dignité" et une noblesse à l'homme, et à sa chair une vocation à l'immortalité - Saint Thomas le rappelle fortement contre toute tentation panthéiste : "La création n'est ni consubstantielle à Dieu ni co-éternelle à Dieu " (De Genesi ad lit.) - "animam autem hominis non divinam esse substantiam, aut Dei partem, sed creaturam" ( l'âme de l'homme n'est pas une substance divine, ni une partie de Dieu, mais elle est créature) [ES., 20].
    L'apôtre des Gentils ne se faisant pas faute d'insister sur le fait qu'en permanence « la chair convoite contre l'Esprit et l'Esprit contre la chair ; et ces choses sont opposées l'une à l'autre... » (Galates 5, 17). Méditons ainsi de préférence, pour vous aider dans votre vie chrétienne, en évitant les pièges grossiers d'un discours naïf qu'une littérature facile distille avec une ridicule légèreté et un irréalisme inconséquent, cette pensée de Pascal :

    - « L'âme est jetée dans le corps pour y faire un séjour de peu de durée. Elle sait que ce n'est qu'un passage à un voyage éternel, et qu'elle n'a que le peu de temps que dure la vie pour s'y préparer. Les nécessités de la nature lui en ravissent une très grande partie. Il ne lui en reste [donc] que très peu dont elle puisse disposer. » [192]. Réflexion qui n'est pas sans être très proche de celle de Bossuet : "Le corps rabat la sublimité de nos pensées, et nous attache à la terre, nous qui ne devrions respirer que le ciel : ce poids nous accable ; « et c'est là cet empêchement qui a été créé pour tous les hommes » après le péché, « et le joug pesant qui a été mis sur tous les enfants d'Adam, depuis le jour qu'ils sont sortis du sein de leur mère, jusqu'à celui où ils rentrent par la sépulture à la mère commune qui est la terre (Eccli., XL, 1). » Ainsi l'amour des plaisirs des sens, qui nous attache au corps, qui par sa mortalité est devenu le joug le plus accablant que l’âme puisse porter, est la cause la plus manifeste de sa servitude et de ses faiblesses." (Traité de la concupiscence).


    Et si Pascal ou Bossuet semblent à certains manquer d'une autorité que l'on ne doit accorder uniquement qu'aux saintes Ecritures, alors écoutons directement saint Jean :

    - « N'aimez pas le monde, ni ce qui est dans le monde. Celui qui aime le monde, l'amour du Père n'est pas en lui, parce que tout ce qui est dans le monde est concupiscence de la chair, et concupiscence des yeux, et orgueil de la vie : laquelle concupiscence n'est pas du Père, mais elle est du monde. Or le monde passe, et la concupiscence du monde passe avec lui : mais celui qui fait la volonté de Dieu demeure éternellement." (I Jean, II, 15-17).

    Ou encore, et une nouvelle fois, saint Paul :

    "Qui sème dans la chair, récoltera de sa chair la corruption ;
    Qui sème dans l’Esprit, récoltera de l’Esprit la vie éternelle. »
    (Galates 6, 7-8).

    « Je suis par la chair esclave du péché. »
    (Romains 7, 25).

    Quant à Tertullien, que vous citez, s'il lutta il est vrai, et à juste titre, contre le manichéisme gnostique qui déclarait ce monde mauvais car provenant d'un principe négatif, il ne se trompa jamais sur ce qu'il convenait de penser de la prétendue "dignité" et la fallacieuse "gloire" de l'homme déchu depuis la faute d'Adam : « L’homme, condamné à mort dès l’origine, a entraîné dans son châtiment tout le genre humain contaminé par sa chair et son sang. » (Sermon de l’âme, 1 ; c. IV).

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  11. Cher Zacharie,
    Merci de l'abondance et de la précision de vos citations. Le traducianisme de Tertullien dans le texte du Traité de l'âme que vous citez n'est pas très orthodoxe : personne ne soutient aujourd'hui que le péché originel se transmet par l'acte charnel.
    Quant à la chair... elle est certainement la pire des choses : Houellebecq a lu saint Paul (il le dit d'ailleurs dans un entretien à la revue Perpendiculaire d'il y a 2ou 3 ans). La chair combat contre l'esprit. Qui sème dans la chair récolte de la chair la corruption. Nous avons perdu le don preternaturel de justice originelle, qui nous permettait de rester facilement maîtres de nos passions. Et ces passions, il est vrai, si nous les suivons, nous mènent à la mort qui est le salaire du péché.
    Mais en même temps, le corps est le temple du Saint Esprit (voir le texte somptueux en I Co 6). Il ne doit pas être mené à la prostitution, mais il est à la fois l'instrument et le champ de notre salut (ce qu'exprime le dogme de la résurrection de la chair et le chap. 15 de la Première aux Corinthiens). Nous nous devons de le respecter... et d'abord de l'entretenir. Nous n'avons pas le droit de nous en échapper car qui veut faire l'ange fait la bête. Nous n'avons pas le droit d'en refuser a priori les représentations (sauf indécence provocatrice), sinon nous tendons à nous solidariser avec l'iconoclasme, condamné au concile de Nicée II. Dans le Christ, que saint paul appelle, conformément à un usage de l'Eglise, le plus beau des enfants des hommes, habite corporellement la plénitude de la divinité (hebr.) Mais lisez les deux textes de Tertullien que je signale, De carne Christi et De resurrectione carnis, lisez aussi son Traité de l'âme et vous verrez combien, contre tous les gnostiques de son temps, tertullien, malgré son rigorisme, est loin de mépriser le corps !
    Enfin n'oublions pas que dans le mariage, l'oeuvre de chair, comme on dit joliment, est l'une des trois fins naturelles (intrinsèquement bonne donc, circonstantiellement mauvaise, si elle est désordonnée, c'est-à-dire obtenue au détriment des deux autres fins : la procréation et le soutien mutuel) et qu'elle figure l'union du Christ et de l'Eglise en une seule chair (Eph. V).
    Voici en vrac. Il y faudrait un traité !

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  12. Monsieur l’Abbé,

    Comme vous avez raison, « il faudrait un Traité » sur ces questions délicates et complexes, et je me félicite de vous voir participer, tout au moins dans la première partie de votre réponse, des analyses de saint Paul concernant la nécessaire distinction des ordres, opposés et antagonistes (Galates 5, 17), entre la « chair » et « l’Esprit » - le contraire m’eut, de votre part, vraiment étonné je dois dire, et me voilà donc, d’une certaine manière, parfaitement rassuré.

    Par ailleurs, je connais parfaitement les textes de Tertullien que vous évoquez, et je n’en minimise ni la valeur ni l’importance, même si, pour vous le dire nettement, je considère saint Augustin comme autrement plus sûr en matière de théologie acétique et mystique, le montanisme tardif de Quintus Septimus Florens Tertullianus, et ce que Malebranche en dit au sujet de son imagination, qu’il qualifiera même à une occasion de « déréglée », ce qui n’est pas mince sous sa plume habituellement modérée et maîtrisée de l’oratorien philosophe qui publia un excellent « Traité de l'amour de Dieu » : «Tertullien possède plus de mémoire que de jugement, plus de pénétration et d'étendue d'imagination, que de pénétration et d'étendue d'esprit » (De la Recherche de la vérité, livre second, partie 3, ch. III), tout cela me le fait tout de même regarder avec une certaine réserve prudentielle, et vous ne m’en voudrez pas trop de ne point manifester un enthousiasme excessif à l’égard de certaines de ses affirmations, et ne pas me laisser entraîner à une admiration débordante lorsque la fièvre imaginative de notre auteur le conduit, pour faire pièce aux manichéens, à s’étendre sur des détails au réalisme discutable ce qui traduit de façon évidente, me semble-t-il, une difficulté à s’élancer vers une vision plus subtile, plus raffinée et finalement moins engluée, le voyant s’appliquer à nous convaincre que ce sera le « corps animal » qui ressuscitera (cf. LIII, « De la résurrection des morts »), allant même, pour ce faire, jusqu’à s’opposer à Paul (1 Corinthiens 15, 50) lorsqu’il soutient « la chair et le sang ne seront pas exclus de la résurrection » (L. Ibid.), bien que précisant, ce qui sauve sur le fil, mais in extremis, sa démonstration : « Ce n’est pas la résurrection qui est ouvertement refusé à la chair et au sang, mais le Royaume de Dieu, qui vient après la résurrection ». Ouf ! on respire.

    Toutefois sans vouloir m’étendre plus qu’il ne convient sur vos pages, ce qui pourrait apparaître comme une forme d’impolitesse alors que votre accueil est, il importe de le signaler, remarquable et je vous en remercie vivement, j’ai tendance, mais vous l’auriez perçu sans cette précision superfétatoire, à considérer avec l’évêque d’Hippone, que lorsque l’apôtre des Gentils nous invite à glorifier Dieu dans notre corps, il nous prévient de quel type de glorification il s’agit : « Je vous exhorte donc, frères au nom de la miséricorde de Dieu, à vous offrir vous-mêmes [littéralement : offrez vos corps] en sacrifice vivant, saint et agréable à Dieu : ce sera là votre culte spirituel. » Pourquoi ce conseil ? c’est parce que Dieu a cherché depuis l’origine du bon fruit chez l’homme mais, nous le savons pour notre honte et notre humilité, il n’en a point trouvé. Le Seigneur Jésus, pendant l’exercice de son ministère s’est toujours adressé à l’homme charnel comme responsable de son état. Nous l’entendons dire: «L’esprit est prompt, mais la chair est faible». Alors il se chargea du jugement que la chair méritait : il meurt sur la Croix, puis ressuscite d’entre les morts et communique sa propre vie de résurrection, comme don de Dieu, au pécheur qui croit et qui vit maintenant en Lui. Dieu s’était donc adressé au croyant, reconnaissant l’Esprit comme vie et comme réalisant la vie du Christ en lui, disant : «Vous n’êtes pas dans la chair, mais dans l’Esprit, si du moins l’Esprit de Dieu habite en vous» (Romains 8, 9).

    Or, cette nature nouvelle « selon l’Esprit » ne s’amalgame jamais avec la chair; chacune des deux natures a son caractère distinctif. « Ce qui est né de la chair est chair; et ce qui est né de l’Esprit est esprit », ce qui revient à dire que ce qui est né de l’Esprit tire sa nature de l’Esprit de Dieu qui vivifie ou donne la vie, mais que « la chair ne profite de rien » (Romains 7, 25).

    Voilà pourquoi saint Jean de la Croix est autorisé à délivrer à l’âme chrétienne, à celle qui souhaite progresser vers Dieu évidemment, un enseignement qui peut paraître aujourd’hui si exigeant, si dur, si inaccessible finalement en nos temps de mollesse spirituelle, expliquant la raison du nécessaire renoncement aux biens sensibles qui représentent un piège catégorique pour le cœur du croyant :

    - « Il est nécessaire que l'âme qui veut arriver à l'union divine passe par cette nuit obscure de la mortification de ses tendances et du renoncement à tous les plaisirs des biens sensibles. En voici la cause. Toutes les affections qu'elle porte aux créatures sont devant Dieu comme de pures ténèbres; tant qu'elle y est plongée, elle est incapable d'être pénétrée de la pure et simple lumière de Dieu. Elle doit donc tout d'abord les rejeter; car la lumière est incompatible avec les ténèbres. Saint Jean dit, en effet, que les ténèbres ne l'ont point reçue: Tenebrae eam non comprehenderunt (Jean, I, 5). La raison, c'est que, d'après l'enseignement de la philosophie, deux contraires ne peuvent être contenus dans un même sujet. Or, les ténèbres, c'est-à-dire l'affection que l'on porte aux créatures, et la lumière qui est Dieu, sont contraires et il n'y a entre elles ni ressemblance ni rapport, ainsi que l'enseigne saint Paul en s'adressant aux Corinthiens: Quae societas luci ad tenebras? « Quel rapport y a-t-il entre la lumière et les ténèbres? (II Cor., VI, 14) ». Il suit de là que la lumière de l'union divine ne peut pas s'établir dans une âme, si tout d'abord ses affections aux créatures n'en ont pas été chassées. » (La Montée du Carmel, ch. I).

    Enfin je ne résiste pas à convoquer de nouveau saint Augustin, tant ses analyses, pour sévères qu’elles soient, sont un profitable curatif contre les folles tendances d’une religiosité contemporaine excessivement complaisante vis-à-vis de nos devoirs spirituels en tant que chrétiens, oublieuse du combat auquel est invitée à livrer l’âme unie au Christ, ayant perdu, souvent par une « désertification » théologique, la conscience du sens de la vie « selon l’Esprit », en un monde désorienté, livré et abandonné à la puissance de l’ennemi (1 Jean 5, 19).

    Ecoutons ce puissant rappel :

    - « L’apôtre saint Paul a déclaré que nous avons une lutte à soutenir contre les princes des ténèbres, et les esprits du mal qui habitent dans l'air; nous avons montré que l'air même qui environne la terre, s'appelle ciel; il faut donc admettre que nous combattons contre Satan et ses satellites , qui mettent leur joie à nous tourmenter. Aussi le bienheureux Paul appelle, ailleurs, Satan le prince de la puissance de l'air (Eph. II, 2). Cependant le passage où il parle des esprits du mal habitant dans les cieux, pourrait s'interpréter encore autrement, ne pas désigner les anges prévaricateurs, mais s'adresser à nous-mêmes ; car ailleurs il est; dit à notre sujet: « Notre séjour est dans les cieux (Philip. III, 2.) ». En conséquence, comme si nous étions placés dans les hauteurs du ciel, c'est-à-dire, parce que nous suivons les préceptes spirituels de Dieu, nous devons résister aux esprits du mal, dont les efforts tendent à nous en écarter. Oui, cherchons plutôt comment il nous faut combattre et vaincre ces ennemis invisibles de cette manière ces gens d'un esprit si étroit ne pourront s'imaginer que nous avons à lutter contre l'air. »

    Comment nous faut-il combattre et vaincre l’ennemi invisible ? La réponse ne manque pas d’une vive clarté, de nature certes plutôt radicale aux oreilles contemporaines, mais cependant d’une souveraine lucidité car les exigences d’alors sont, comme il est normal, encore les mêmes, rien n’ayant changé du point de vue de l’accès à la vie surnaturelle de l’âme, ce qui est bien, positivement et concrètement, la magnifique vocation à laquelle est appelé chaque baptisé :

    - « L'Apôtre veut bien nous l'enseigner lui-même: « Je ne combats pas, dit-il, en donnant des coups en l'air; mais je châtie mon corps, je le réduis en servitude, de peur qu'après avoir prêché aux autres je ne sois réprouvé moi-même » (I Corinthiens IX, 26). Il dit encore : « Soyez mes imitateurs, comme je le suis à mon tour de Jésus-Christ » (2. Corinthiens XI, 1). Que signifient ces paroles, sinon que l'Apôtre avait triomphé des puissances de ce monde, comme il enseigne que l'avait fait d'abord le Seigneur ! dont il se déclare l'imitateur. Suivons donc son exemple, comme il nous y engage, châtions notre corps, et réduisons-le en servitude, si nous voulons vaincre le monde. Comme le monde exerce sur nous son empire par ses plaisirs charnels défendus, par ses pompes et par un esprit de curiosité funeste, c'est-à-dire, par tous ces biens séducteurs et dangereux qui enchaînent les amateurs des biens du siècle, et les forcent à servir Satan et ses complices; si nous résistons à toutes ces tentations, notre corps sera réduit en servitude. »

    (S. Augustin, Le Combat chrétien, Ch. VI).

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