vendredi 5 décembre 2008

Emil Nolde, vous connaissez ?

Moi j'avoue que je ne connaissais pas. Mais l'exposition du Grand Palais vaut le détour. Difficile de caractériser ou de classer ce peintre. Expressionniste ? C'est trop tôt. Marqué par Van Gogh, né sur la frontière danoise et qui s'identifie à sa terre natale (Heimat) au point qu'il prend le nom du village où il est né (à l'état civil Emil s'appelle Janssen), cet Allemand est un "homme libre", resté à l'écart des écoles. Sa grande période de création et de combat esthétique s'étend sur les vingt premières années du Vingtième siècle.
Mais il meurt en 1956, bien après la Guerre, après l'expérience nazie à laquelle il n'est pas resté insensible, encensant Hitler "le génial homme d'action", alors même que son art était poursuivi, que son œuvre était traitée d'"art dégénéré". Le Régime finit d'ailleurs tout simplement par... lui interdire de peindre. Dans ces provinces du nord de l'Allemagne, en 1933, 1934, le Chancelier à moustaches a obtenu jusqu'à 75 % des voix...
Mystère de l'âme allemande, horreur de ce bellicisme que l'on peut bien qualifier de revanchard après 1918, et qui caractérise non seulement les résultats obtenus au Suffrage universel mais la vie culturelle elle-même, Outre Rhin. Il suffit d'évoquer l'oeuvre d'un Ernst Jünger à la même époque... dans La guerre, notre mère ou dans Le travailleur. Cette infernale exaltation de l'énergie brute ("Faire une débauche de nos forces, les gaspiller, faire jaillir tout le feu d'artifice en cent soleils et roues enflammées, brûler la force amassée avant le passage dans le désert de glace" écrit Jünger), voilà qui est typique de l'Allemagne de Weimar. On sait où cela va mener l'Europe et le monde. Nolde n'en est certainement pas là. La force qui l'habite est toute picturale. Mais, alors qu'il apparaît comme "gentiment de gauche" au début du siècle, après 1918 et le funeste Traité de Versailles, il évolue vers un nationalisme... forcément militaire, adhérant en septembre 1934 au NSDAP du Schleswig du Nord.
L'art de Nolde apparaît largement comme une sublimation picturale de ce culte de la force, si commun à son époque. Alors que les impressionistes français avaient quelque chose de presque féminin, lui, après Van Gogh et Gaughin, retrouve le culte de la violence picturale. La lumière chez lui n'a rien à voir avec les reflets dans l'eau que cherchait à capter la génération précédente. Elle a quelque chose de violent. De palpable. La peinture devient une sorte de vision maximale du réel, l'expression, pourquoi ne pas le dire, d'une sorte d'ardeur païenne à saisir la vie en même temps que d'une fougue chrétienne, qui pousse ce descendant de piétistes protestants, à se trouver, avec une sorte de passion rentrée, en dehors de ses toiles, dans la position de l'observateur qui scrute un au-delà du visible. le monde de la nuit l'a fasciné. Il sort beaucoup après la Grande Guerre. Non que comme les artistes de Montparnasse, à la même époque, il se croit obliger de sacrifier aux rites plus ou moins orgiaques du noctambule. Avec sa femme, Ada, il sort la nuit pour peindre. Juste pour peindre. Que peint-il ? Il peint... la nuit, dans une débauche de couleur, qui a quelque chose de repoussant et qui doit littéralement lui interdire, lui le peintre, de communier à ce qu'il représente.
C'est trop compliqué ? Faisons plus simple et allons droit au but (au but de ma visite, je veux dire). Nolde est un peintre religieux de premier ordre. On peut dire que sa peinture religieuse est même sans doute la partie la plus originale et la plus inspirée de son oeuvre. La plus violemment créatrice. Voyez son grand rétable de la Crucifixion. Rétable ? Il emploie le terme, car c'est un passionné du Moyen âge. Ce que l'on peut dire en tout cas c'est que l'ensemble de son oeuvre (même les toiles un peu répétitives ou "à la manière de" dans lesquelles il semble parfois se pasticher lui-même) se caractérise par l'intensité et la brutalité de la lumière. Mais dans son oeuvre religieuse, non pas d'ailleurs chaque fois mais souvent, il y a un mouvement des personnages que l'on ne trouve pas ailleurs chez lui. C'est un signe. Autre signe : il n'a jamais voulu se séparer de certaines grandes toiles religieuses, pour lesquelles on lui proposait pourtant des sommes coquettes. On a l'impression que là est son coeur caché, son élan secret.
Ces toiles, il faut bien le reconnaître, ont quelque chose d'halluciné. Mais elles touchent à une vérité profonde de la geste évangélique : Jésus et Judas. Le Christ et la pécheresse. Son invraisemblable et si douloureuse Pieta. On sent, cette fois, que Nolde n'est pas extérieur aux scènes qu'il voit. Il est ou il voudrait être dedans. Alors que, par ailleurs, ses personnages donnent trop souvent l'impression de sortir d'un film muet, avec des comportement saccadés et outrés de pantins désarticulés, alors que c'est la violence de la lumière venant battre leur visage qui compense souvent leur incapacité à se mouvoir naturellement (on est loin de l'art baroque!), alors que ses paysages ont parfois quelque chose d'écrasant à force d'être lumineux, dans les grandes toiles religieuses, il n'en va pas de même. Le mouvement vient du plus profond. Et le regard de l'amateur retrouve sa liberté.

On peut ne pas aimer l'art de Nolde. Mais on ne peut pas ne pas reconnaître qu'il nous fait voir des choses que nous n'aurions pas vues sans l'acuité de son regard et sans la brutalité incisive de son pinceau. On peut ne pas apprécier l'art chrétien de Nolde et penser, comme ses contemporains, que ce genre d'oeuvre n'a pas sa place dans une église. Mais on ne peut pas nier que pour lui, à un certain degré d'intensité, l'art et la religion s'identifie dans le service d'une même vérité, du côté de la lumière.

3 commentaires:

  1. Cher Monsieur l'abbé, vous avez écrit quelque chose de profondément vrai et dont les Catholiques, les traditionnalistes en particulier, dont je suis, devraient s'inspirer pour considérer l'art moderne (qui n'est pas l'art contemporain) sous un nouveau jour. Il faut se défaire du préjugé qui enferme souvent la Tradition telle qu'elle est vécue par un grand nombre de fidèles dans une adulation souvent feinte et hypocrite d'un art qui s'arrête au XIXe siècle. Dans la "nouvelle économie des images" qu'inaugure le Christianisme, la contemplation doit tenir la place principale, bien avant le discursif. En ceci, l'art moderne des Nolde, des Kandinsky, des Beckman est tout entier centré, notamment au niveau des tableaux représentant des scènes religieuses, sur l'acte même de contempler. Cet acte est le plus puissant canal de la grâce qui soit. Au risque de choquer, je pourrais même dire que l'art moderne est très chrétien, très "liturgique" et rejoint quant à une attitude de perpétuel émerveillement, l'éternelle présence réelle dont la messe traditionnelle sert d'écrin. En ce sens aussi, la messe traditionnelle est très "moderne". L'élévation des Saintes Espèces est à elle seule un tableau d'une expression et d'une explosion qu'à juste titre Benoît XVI, parlant de l'eucharistie dans son ensemble, qualifie de "fission nucléaire". Cette élévation est pure adoration et au-delà de l'instant temporel, elle se grave dans le coeur, la mémoire, le vécu intérieur, comme un instant intemporel de contemplation.
    Les tableaux représentant la crucifixion, celui de Nolde en l'espèce, nous ramènent invariablement et insensiblement à cette élévation lors de la messe si bien que dans sa propre "élévation" l'âme n'a pas à les séparer. Ce sont deux images de la même réalité. Sous les espèces de la toile et de l'enduis, se cache la Présence réelle de ce Dieu qui est toujours à l'oeuvre et qui ne nous laissera jamais orphelin.
    C'est pourquoi votre dernier paragraphe est un condensé puissant d'une réalité que le Chrétien devrait essayer de percevoir avec moins de préjugés uniquement esthétiques : l'art et la religion sont au service d'une même vérité, du côté de la lumière.
    En ce sens, et en ce sens seulement Nietzsche avait raison en disant que "l'Art vaut plus que la vérité".

    UDP

    TF

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  2. Merci de la beauté de ce texte
    GT

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  3. Oui, ne nous enfermons pas dans le XIX et antes. Nolde, superbe, mais regardez aussi le tableau "Le Cri" de Munch, en le regardant, on ENTEND la douleur et le désespoir de toute l'humanité de la profondeur des temps, un vrai De Profundis....

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