mercredi 3 juin 2015

Eléments pour l'éloge de Mgr Lefebvre en notre temps

Les vrais amis sont ceux qui ne vous ménagent pas. A propos du texte sur Pierre Nora et Vatican II, un ami qui ne me ménage pas - un vrai - m'a fait savoir qu'il trouvait mon paragraphe sur Jean-Paul II lacunaire. J'ai écrit sur cette Eglise que j'aime, "cette Eglise qui fut sauvé des abîmes de la recherche par un vrai et saint leader à partir de 1978. Il faudra du temps et un travail colossal au pape polonais pour sortir les esprits de ce vertige du doute qui avait saisi jusqu'aux meilleurs. Parfois on avait l'impression (comme au Parc des Princes en 1980) que Jean Paul II était le seul à y croire encore. Il lui faudra presque trente ans, le plus long "pontificat de transition" de toute l'histoire de l'Eglise. Mais sa foi fut communicative. Nous en vivons aujourd'hui, même ceux qui ne veulent pas le savoir ou s'en souvenir". Et je m'attire un mail : "Et Mgr Lefebvre dans tout ça ?"

N'était-il pas, lui aussi, "un vrai et saint leader" ? N'avait-il pas sauvé l'Eglise d'une sorte de nihilisme historique, d'une véritable révolution culturelle, en montrant au monde, dès 1975, qu'il était possible de "continuer". "Je ne suis qu'un évêque qui continue" : je garde dans l'oreille ces expressions, ces formules, proférées dans un aigu toujours un peu assourdi, mais qui montait, avec l'exaspération intérieure de cet homme essentiellement paisible et qui était littéralement la proie de l'évidence qu'il avait mystérieusement été chargé de porter au monde. "notre avenir, c'est notre passé". "Il n'y a pas d'autre Dieu au Ciel que Notre Seigneur Jésus-Christ". Et aussi cette phrase qui concluait le sermon de son Jubilé sacerdotal, Porte de Versailles : "Il n'y a pas de raison que la messe dont j'ai vu les effets en Afrique ne produise les mêmes fruits, ici dans nos pays". Ces formules sont contestables ? Sans doute par un bout ou par un autre, mais elles ont chacune leur évidence, leur poids de vie, elles sont l'expression d'une foi simple, qui déjoue toutes les manières trop humaines, trop diplomatiques de s'exprimer et qui nous ramènent  à l'Eglise primitive, celle des martyrs et des saints.

Ces mots de Mgr Lefebvre (il y en avait d'autres) sont ceux qui m'ont marqué alors que j'étais encore laïc, recevant le catéchisme dont j'ai décrit les responsables (souvent eux mêmes des victimes) dans le post précédent. Ces mots ont réveillé ma foi. A cette époque, au tournant des années 80, il n'y avait que lui pour s'exprimer avec une telle absence d'affèterie, allant droit au but, en des formules qui faisaient mouche, parce qu'elle ne nécessitait aucune culture théologique particulière. Simplement l'expression d'une foi intransigeante dans une époque d'infinie transigeance.

Je vous parle de ce que doit ma jeunesse à ce grand Prélat, à son écoute. Mais je crois que l'Eglise du pape François lui doit beaucoup, même si c'est souvent de manière indirecte. Il faut se résumer ? Il faut s'avancer ? Il faut dire les choses et pas seulement les penser ? Disons-les.

Je vois deux choses du point de vue de la doctrine : d'abord l'importance capitale de la liturgie dans la crise de l'Eglise (liturgie à cette époque souvent négligée dans tous les sens du terme et dont Paul VI lui-même au fond se souciait comme d'une guigne. Il faudra attendre Benoît XVI pour que soit réhabilitée la liturgie dans sa Puissance de communication spirituelle). Mgr Lefebvre citait souvent en latin cette parole qu'il avait apprise au Séminaire français où il était cérémoniaire : "La loi de la prière est la loi de la foi". Dans cette perspective, alors qu'à cette époque depuis 20 ou 30 ans déjà la liturgie part en capilotade, alors que le Concile lui-même a théorisé la notion d'expérience liturgique (dans Sacrosanctum concilium), Mgr Lefebvre cherche à retrouver la Tradition liturgique, celle qui est féconde. Il avait lui-même accepté les changements de rubrique jusqu'en 1967 ; il revient à 1962 et il transmet, seul ou presque seul avec quelques vieux prêtres, ce qu'il appelle "la messe de toujours". Elle est aujourd'hui bien vivante grâce à lui. Elle pourrait être plus présente, elle devrait être plus demandée par les fidèles. Il y a peu de demandes. Ces demandes ont souvent été mal accueillies, les générations passent, le jeunes voient moins l'importance de la liturgie traditionnelle (tout en la découvrant volontiers)...

Il y avait cette conviction pastorale chez Mgr Lefebvre que la pédagogie spirituelle de la foi est aussi importante que la foi, car elle y reconduit... La pédagogie de la foi a moins d'importance aujourd'hui (comme la transmission des savoirs a moins d'importance pour l'Education nationale), et l'on se satisfait volontiers de pédagogies foncièrement approximatives (l'enseignement des laïcs par des laïcs eux-mêmes peu formés, les parcours alpha, les témoignages de vie etc.) et je crois que c'est dommage... Mais qui vivra verra.

L'importance de cette pédagogie spirituelle de la foi renvoie à des enseignements précis, appuyés sur le dogme que l'Eglise a élaboré d'un millénaire à l'autre. Nous ne sommes pas libre face à ces formulations ecclésiastiques de la foi pérenne. Nous sommes libres par les dogmes, nous ne sommes pas libres des dogmes. La critique de cette liberté de conscience, revendiquée par les chrétiens et inscrite en toutes lettres au n°3 de la déclaration conciliaire Dignitatis humanae sur la liberté religieuse est très tôt au coeur du diagnostic que porte Mgr Lefebvre. Il a compris quelque chose de fondamental, il l'a compris avant tout le monde, intuitivement, au Concile déjà, où il tente d'animer contre le texte de Dignitatis humanae tout le Coetus internationalis Patrum dont il est déjà une figure de proue...

Succès limité sur le coup, malgré quatre versions différentes de Dignitatis humanae, qui montrent que les critiques de l'aile traditionnelle ont porté malgré tout. Mais les traditionalistes, conduits par Mgr Lefebvre, n'ont pu qu'émettre des critiques en marge du texte. Ils ne l'ont pas emporté et Mgr Lefebvre a voté contre la version définitive, avec seulement 70 cardinaux (dont certains ont dû voter contre le texte pour des raison opposées aux siennes). La grande majorité a voté pour : comment peut-on être contre la liberté ? Mais deux grands théologiens ont compris la position de Mgr Lefebvre et les enjeux profonds de sa résistance : le cardinal Yves Congar, qui, dans son Journal du Concile explique que Dignitatis humanae "fera perdre trois siècles à l'Eglise" (sic) mais que "cette déclaration est nécessaire" (re-sic). Et puis, deuxième théologien, un certain cardinal Ratzinger, qui le confie dans une conférence qu'il a donnée à Santiago du Chili, quelques jours après les sacres illégaux de 1988. Le Père Congar fera un petit livre sur Mgr Lefebvre et la crise de l'Eglise, qui n'est pas entièrement hostile au Prélat indocile, tant s'en faut. Quant au cardinal Ratzinger, on sait tout ce qu'il voudra faire, reprenant d'abord à son compte cette réflexion fondamentale sur la liberté de croire face à la vérité et puis cherchant par tous les moyens à tendre des perches à la FSSPX, en levant l'excommunication des quatre évêques, malgré les folies certainement mal intentionnées de Mgr Williamson.

Mais revenons à Mgr Lefebvre pour en finir. Il ne s'est pas contenté de parler. Il a agi. Si l'on regarde le long terme, il faut remarquer, non sans ironie, que la Fraternité Internationale Saint Pie X, créée en 1969 est l'une des toutes premières parmi ce que l'on va appeler sous Jean-Paul II les communautés nouvelles. Mieux : intentionnellement (combien de fois nous l'a-t-il expliqué) Mgr Lefebvre s'est détourné du vieux schéma de la communauté religieuse, astreinte aux trois voeux de pauvreté, chasteté et obéissance comme les moines. Et il a préféré un schéma plus souple celui d'une société de Vie Apostolique (SVA), société de simples prêtres et non de religieux, une novation post-conciliaire qui fera florès jusqu'aujourd'hui, et dont il a été un des précurseurs.

3 commentaires:

  1. Mgr m'a dit: "la liturgie n'est pas la foi, mais c'est par la Liturgie que la Foi s'en va"

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  2. "Les folies mal intentionnées de Mgr W". Il m'a fallu un certain temps pour l'admettre. D'autant que cela venait de Mgr Hippolyte Simon, lui-même pas très bien intentionné. Puis il y a eu les billets d'humeur de Mgr W, pieusement rapportés par Tradinews. Et pour finir, le happening grotesque de Nova Friburgo. Je l'ai dit aux gens d'Avrillé. Ils n'ont pas nié et m'ont simplement dit qu'il avait eu raison.

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  3. En somme, vous nous expliquez que mgr Lefebvre, "homme essentiellement paisible", était un grand enfant qui avait la foi du charbonnier, et dont je ne sais pas comment la voix douce a pu être celle d'un missionnaire qui subujuga l'Afrique et le Sénégal. Un grand enfant devenu par la suite un évêque en rupture de ban, assez peu fait pour l'oisiveté et qui fonda un séminaire.

    Vous écrivez qu'il a été compris par le Cal Ratzinger au lendemain des sacres. Ca ne m'étonne pas. Lors du voyage à Lourdes de Benoît XVI, j'ai pensé, ô sacrilège, que, succédant à Jean-Paul II, curé du monde qui était un grand mystique, et n'arrivant pas à trouver ses marques, Benoît XVI était comme le curé du village qui était très intelligent. Il m'évoquait un remplaçant de la paroisse d'Hindisheim où je vécus quelque temps, qui parlait de "matérialisme pratique" aux habitants d'un village plat comme l'ennui et qui étaient encore assis sur des bancs séparés entre hommes et femmes. Le curé du village qui était très intelligent, devenu successeur de Pierre, a compris le grand enfant rebelle qui avait la foi du charbonnier.

    Comment l'Eglise continue-elle de vivre sous le pape François de quelque chose de l'héritage de mgr Lefebvre? Le pape François aime la vie de ce prélat pour les choix qu'il a faits. Il faut également noter que ce qui a préservé mgr Lefebrre de cesser d'être un fils de l'Eglise et de fonder une secte, c'est qu'il s'appuyait ou revendiquait de s'appuyer sur une Tradition, en sorte que, si la tentation l'avait traversé d'être un gourou, il aurait été le gourou d'une tradition, et pas d'un vin nouveau répandu à outrance dans des outres nouvelles.

    Il y a certes une parenté entre mgr Lefebvre et l'émergence des communautés nouvelles. Cette connivence, inaperçue de beaucoup, est en train de s'affirmer dans ce que certains appellent déjà le tradichaarismatisme, ou la compatibilité de plus en plus perceptible entre la Tradition et le mouvement charismatique. Le tradicharismatisme était naguère couvé des yeux par Rome. Depuis l'avènement de François, on dit que c'est le catholicisme évangélique. Je crains que ce ne soit plutôt le pastoralisme catho-évangélique.

    Pour finir, il y a quelque chose qui me semble menacer grandement le combat de mgr Lefebvre, et quelque chose que vous, ses héritiers, ne semblez pas mesurer. Cette menace, c'est le consumérisme liturgique. La liturgie, selon vous et selon mgr Lefebvre, est faite pour l'homme et pour la perpétuation de la lex credendi à travers la lex orandi. Or si on croit vraiment en l'efficace de la liturgie, on convient que la liturgie est faite pour Dieu ou, s'Il n'en a pas besoin, pour le soutien de la Création, pour aider Dieu à la soutenir, à la supporter et pas seulement comme un "sacrifice de louange".

    Si vous pensez vraiment qu'il y a deux "services", que les deux formes du rite latin sont comme deux produits à offrir, si vous n'êtes pas dans un "mouvement liturgique" qui soit aussi un mouvement de foi, alors vous perdez la raison d'être du combat de mgr Lefebvre, et c'est certainement dommage pour l'Eglise

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