
Jean Borella revient à ses sources. Dans un livre passionné et passionnant, qui vient de paraître chez L'Harmattan, et qu'il a intitulé Aux sources bibliques de la métaphysique, il commence son livre en confrontant la tradition biblique avec la métaphysique schuonienne de l'unité transcendantale des religions. Il le fait avec beaucoup d'humilité dans un profond désir d'orthodoxie. Et il propose, face à l'unité transcendante des religions défendue par Schuon, dont il critique le "péché d'orgueil" une unité qu'il nomme analogique... Grand lecteur des néo-thomistes, Borella a reçu les travaux du Père Geiger ou de mons. Fabro, qui font la partie belle à une analogie d'attribution dite intrinsèque, d'origine "platonicienne" mais d'invention récente, dont le fonctionnement exact est assez difficile à comprendre. Il s'agit de penser la différence ontologique non pas en termes d'équivocité [le Dieu tout autre et les étants créés mais essentiellement "non-Dieu"] mais plutôt d'envisager que nous soyons tous plus ou moins l'Absolu, selon un schéma qui se revendique de la participation platonicienne. L'auteur d'Amour et Connaissance, qui a consacré un livre à l'analogie [Penser l'analogie, rééd. 2012 chez L'Harmattan], même s'il critique la théorie du Roi du monde, cette sorte d'Hyperthéos au dessus des formes religieuses humaines, semble considérer que toutes les religions sont surnaturelles, selon le plus et le moins, qu'il y a un premier analogué qui est le christianisme et des analogués seconds qui sont moins vrais mais qui ont la même origine que le christianisme. Pour moi, il est victime de ce mauvais instrument qu'est l'analogie d'attribution "platonisée", qui lui fait envisager dans toutes les religions un dosage de vérité comme il y aurait un "dosage d'être" dans tout étant Mais sa position est intéressante et elle fera date, me semble-t-il, parce qu'elle me semble assez proche de l'interprétation de Vatican II dominante aujourd'hui, au nom de laquelle par exemple on refuse de convertir les musulmans en leur demandant seulement d'être de bons musulmans et les juifs, en leur expliquant qu'il suffit, le judaïsme étant surnaturel, qu'ils embrassent la religion juive avec conviction. On pourra dire la même chose du bouddhisme et de l'hindouisme. Il y a dans le christianisme certes, au nom du Christ, une plénitude de vérité, mais dans les autres religions une participation à cette plénitude selon des différenciation socio-culturelles plus encore que spirituelles.
On peut effectivement remonter à la formule de Pascal qui d'une manière si juste explique qu'il y a plus de différence entre un chrétien spirituel et un chrétien médiocre qu'entre un chrétien spirituel et un juif spirituel. C'est une vérité d'expérience qu'un homme qui est profondément croyant, quelle que soit sa religion, parvient à s'entendre avec un autre croyant. Autre chose est la foi et autre chose la religion. Je ne suis pas de ceux qui, avec Karl Barth, tente de réduire le christianisme à une pure foi, à une foi sans religion. La foi sans religion, la foi sans relation vitalement organisée avec Dieu n'existe pas. Il ne faut pas prendre Luther ( le Luther de la liberté chrétienne) au pied de la lettre ; il ne faut pas transcrire l'intellectualisme de Calvin en une suppression mortifère de tous les rites. Subsistent toujours ensemble foi et religion, même chez ceux qui prétendent les opposer et choisir l'un plutôt que l'autre.
Mais cette dualité entre la foi personnelle et la religion collective, entre la foi intérieure et la religion extérieure peut donner idée de construire une autre analogie que cette analogie d'attribution intrinsèque qui n'est qu'un cache sexe de l'univocité ( ou d'une unité générique des religions, qui, nous faisant postuler qu'elles sont toutes de même nature - au dosage près - nous laisse inférer qu'elles ont toutes vraies, ou toutes fausses. La figure logique et le modèle métaphysique qui se construisent sur une dualité surmontable à l'Infini ont été aperçus par Aristote (Métaphysique Lambda 5 : "autre dans les choses autres"). C'est ce que l'on appelle l'analogie de proportionnalité propre (l'analogie de proportionnalité impropre correspond à la métaphore : "Le lion est le roi des animaux ou le lion est aux animaux ce que le roi est aux hommes).
On pourrait penser qu'il y a une analogie de proportionnalité entre les diverses religions qui est fondée sur la dualité entre foi et religion. Si on propose une théologie chrétienne des religions, on obtiendrait, selon la figure de l'analogie de proportionnalité propre, le fait que toutes les religions sont comparables dans la mesure où en chacune d'elles, ont peut distinguer la foi et la religion.
On constate que la foi a toujours quelque chose d'universel (de "catholique") : "Sans la foi il est impossible de plaire à Dieu" dit l'épître aux Hébreux. Or tout homme peut plaire à Dieu (c'est... de foi). Donc en tout homme, il y a une foi surnaturelle, qui est comme la première grâce. Où trouve-t-on cela dans les textes ? Une fois de plus dans le prologue de Saint Jean : "Il était la vraie lumière, qui éclaire tout homme venant dans le monde". Vatican II a repris à saint Justin l'idée de semences du Verbe présentes en tout homme. En tout homme il y a une foi en Dieu, un désir gratuit du bien (ou, ce qui revient au même le refus de cette foi, le refus de ce bien : l'homme est essentiellement libre vis à vis de Dieu). L'athéisme est une foi : il y a un pari athée dit Nietzsche (Gai savoir 124) comme il y a un pari chrétien. Et si l'athéisme est une foi, les religions séculières, les idéologies sont aussi des formes de la foi, formes dégradées, formes impossibles, illusoires. Et puis, la République est une foi (n'est-ce pas M. Valls ? M. Bartolone ?). Elle est une loi aussi d'ailleurs et donc une religion qui a ses dévôts.
En tout homme, il y a aussi une religion, c'est-à-dire un culte. Toutes les religions ne sont pas bonnes, tous le cultes ne sont pas bons. "L'heure vient où quiconque vous tuera croira rendre un culte à Dieu" nous disait Jésus dans l'Evangile de dimanche dernier. Le culte, c'est l'offrande. L'homme a d'abord voulu offrir l'autre à sa place (pas fou !). Au fond c'est l'histoire de Caïn avec Abel. D'où les sacrifices humains et les sacrifices d'animaux : sacrifices de l'autre. Sang de l'autre. Le culte en esprit et en vérité (Jean 4) est l'offrande de soi, à l'image du Christ s'offrant lui-même sur l'autel de la Croix. Joseph de Maistre dans ses Eclaircissements sur le sacrifice, avait bien vu qu'il existe une analogie universelle des sacrifices : une offrande est plus ou moins agréable à Dieu... Qu'est-ce qui fait qu'elle lui est vraiment agréable ? Le caractère absolument désintéressé de l'offrande que l'on trouve réalisé à la perfection dans la Croix du Christ, qui est "le sacrifice pur et saint, le sacrifice parfait", réactualisé à chaque messe, selon la volonté exprimée par Jésus avant même que commence son supplice : "Vous ferez cela en mémoire de moi". Le Christ, scellant l'alliance nouvelle en son propre sang est ici le Religieux de Dieu, comme dit M. Olier, naguère curé de Saint-Sulpice. Refuser la Religion chrétienne, pour ne recevoir que la foi chrétienne, c'est se préparer, comme on le voit d'ailleurs ici ou là, un christianisme sans Christ, dont les valeurs sont toutes laïcisées).
Pourquoi le christianisme est-il la religion vraie dans l'analogie universelle des religions ? Si nous prenons ce schéma duel de l'analogie de proportionnalité, nous savons que cette dualité (ici entre foi et religion) doit finalement se réaliser dans le premier analogué, où la dualité se surmonte dans l'Un. Ainsi dans l'analogie métaphysique de l'être, l'essence et l'existence (qui sont les deux termes de l'analogie universelle) se surmontent en Dieu, "dont l'essence est d'exister" affirment aussi bien Thomas d'Aquin (chapitre 6 du De ente et essentia) que Descartes, Malebranche ou Spinoza dans son Ethique. Eh bien ! Dans l'analogie universelle des religions, la dualité entre foi et religion se surmonte, lorsque le Christ, objet de la foi devient en même temps le sujet de la religion. Et en Christ la croyance devient foi parfaite puisque, amour parfait, elle se réalise, comme acte pur, dans l'Offrande de la Croix et dans toute offrande qui est issue du Testament nouveau et éternel.
Quel est l'objet de la foi parfaite ? L'amour non pas utopique ou idéalisé mais réalisé dans le Christ. Et nos credidimus caritati. Cette formule de l'Epître de Jean était la devise épiscopale d'un certain Marcel Lefebvre : et nous, nous avons cru à la charité...
Quel est l'objet de la religion parfaite ? aimer au point de s'offrir soi même comme le Christ l'a fait une fois pour toutes.
Ainsi dans le Christ on trouve en même temps la source de l'élan de la foi ("un homme nommé salut" comme dit Jacqueline Genot Bismuth, qui nous fait être ou nous sauve par la foi) et qui est en même temps le sujet absolu du culte que nous pouvons rendre à Dieu qui nous a donné la foi.
Dans toutes les autres religions, dans les religions séculières, dans l'athéisme, il a une foi ou le refus "fidéique" de la foi. Et il y a aussi une religion, c'est-à-dire la mise en oeuvre d'un certain nombres de moyens pour faire advenir la foi : mais aucun de ces cultes ne consiste dans le culte chrétien qui est l'offrande de soi. Les religions sont mauvaises - René Girard nous l'a bien fait comprendre - à proportion qu'elle refusent cette offrande de soi et qu'elles aspirent à la glorification du Moi, qui, comme le Roi de Tyr dans Ezéchiel (28) finit par se prendre pour Dieu. Les religions sont mauvaises, comme les systèmes athéistes du XXème siècle, quand elles exigent du sang : le sang des autres, comme le dieu Moloch. A cet égard, les religions les plus fausses, les plus illusoires, sont les religions politiques, qui, au moins depuis la Révolution française, sont fondées sur le fait de verser "le sang impur", le sang de l'autre "qui abreuvera nos sillons".
Merci à Jean Borella et à ce livre magnifique, Aux sources bibliques de la Métaphysique, qui me donne l'occasion de cette échappée conceptuelle... Il faut lire cette dialectique puissante et remercier le philosophe qui est si clair...