samedi 16 janvier 2010

Pie XII vénérable - Les significations d’un geste inattendu

Texte paru dans Monde&Vie du 9 janvier 2010

Est-ce l’effet répétitif des gros titres, sans le moindre texte, avec toujours les mêmes photos ? Est-ce le message que l’on retrouve, identique, au mot près, ici et là ? La campagne anti-Pie XII s’essouffle. On peut penser que c’est pour cela qu’après officiellement deux ans de tergiversations, Benoît XVI, prenant à contre-pied tous les experts, reconnaît l’héroïcité des vertus d’Eugenio Pacelli, pape de 1939 à 1958.

Dans cette affaire, il ne faut pas se tromper, l’actuel souverain pontife n’est pas la blanche colombe victime des médias, c’est Benoît XVI qui attaque la bien-pensance. De façon délibérée. Réfléchie. En choisissant l’heure et la manière.

On ne peut pas dire, pourtant, que Josef Ratzinger nourrisse une admiration personnelle pour le pape qui a fait planer un soupçon durable sur les représentants de l’Ecole théologique dont il est lui-même issu. Nul doute qu’à titre personnel, il préfère les développements du Drame de l’humanisme athée du Père Henri de Lubac (paru en 1944) aux condamnations très enveloppées que contient l’encyclique Humani generis, synthèse antimoderne, publiée par Pie XII en 1950. Quels sont les mobiles de Benoît XVI ? Pourquoi s’engage-t-il ainsi envers «le Pasteur angélique» ? Il me semble que l’on peut donner trois raisons importantes à son attitude.

La première et la plus importante pour cet intellectuel exigeant, c’est tout simplement la vérité. Lorsque le 8 mai 2007, la Congrégation pour la cause des saints, unanime, concluant un dossier ouvert par Paul VI en 1967, recommande la béatification de Pie XII, c’est un tollé. Les esprits ne sont pas préparés à un tel coup de théâtre. Benoît XVI réagit en intellectuel qu’il est. Il confie à une personnalité dont il est sûr, Andrea Tornielli, la mission de faire toute la lumière sur Pie XII pendant la Deuxième Guerre mondiale en ouvrant les archives que le défunt Père Blet avait déjà largement exploitées. Le livre d’Andrea Tornielli est paru au début de l’année et il a été immédiatement traduit de l’italien en français par les éditions Tempora. Deuxième réaction : le pape souhaite organiser un colloque universitaire, réunissant juifs et chrétiens à Yad Vashem, le sanctuaire de la mémoire juive de la Shoah, pour évaluer le rôle de Pie XII pendant la guerre. Ce colloque a lieu en marge du voyage du pape en Israël les 8 et 9 mars 2009. A l’époque, presque seul dans la presse catholique, Monde et Vie avait rendu compte de ce Colloque, en précisant qu’Avner Shalev, président du Comité de direction du Mémorial, avait alors parlé de changer la légende de la photo de Pie XII exposée à Yad Vashem. Notons au passage que le même Avner Shalev avait déjà promis ce changement en 2007 et qu’il n’a toujours pas eu lieu à ce jour.

Entre temps, le 19 juin 2009, c’est une déclaration maladroite de Peter Gumpel, le postulateur officiel de la cause de Pie XII qui a rassuré le monde médiatique, en expliquant à l’Agence de presse Ansa que le pape ne souhaitait pas «se mettre mal» avec la Communauté juive en béatifiant Pie XII. Gumpel a été officiellement rappelé à l’ordre par le Père Lombardi, responsable de la Salle de presse et jésuite comme lui, qui a rappelé qu’«il appartenait au pape seul de prendre une telle décision». Mais ce rappel à l’ordre a été mal évalué à l’époque et chacun était resté sur l’idée que Benoît XVI ne ferait rien.

Ceux qui connaissent un peu le pape savent pourtant qu’il fonctionne, en pur mental, à rebours de tout calcul des risques à court terme. La vérité sur Pie XII se manifeste de plus en plus. Des voix autorisées dans la communauté juive le reconnaissent, Avner Shalev mais aussi l’Américain David Dallin dont le livre a fait grand bruit, toujours dans le sens de la défense de Pie XII. Que reste-t-il à l’attaque ? Du côté des historiens, il y a bien un pamphlétaire, le Britannique John Cornwell, qui dans un pamphlet dont la traduction française est parue en 1999 chez Albin Michel, déclarait : «Eugenio Pacelli est le pape idéal pour la solution finale des nazis». Mais dix ans après la publication en fanfare de son livre Le pape de Hitler, il finit par se trouver très seul.

Le risque aujourd’hui pour la communauté juive est au contraire de paraître cultiver, avec une sorte de délectation morose, une ingratitude envers le pape qui a activement et efficacement protégé tant de juifs, en les sauvant de la mort. C’est ce que perçoit bien une personnalité comme Serge Klarsfeld, lorsqu’il déclare qu’une telle «reconnaissance des vertus héroïques» du pape est «une affaire interne à l’Eglise catholique». Il faut se souvenir par exemple, que le Grand rabbin de Rome Israel Zoller, qui s’est converti au catholicisme, déclarait dans ses Mémoires publiées en 1954 : «La rayonnante charité du pape, penché sur toutes les misères engendrées par la guerre, sa bonté pour mes coreligionnaires traqués, furent pour moi l’ouragan qui balaya mes scrupules à me faire catholique ».

Je ne peux pas m’empêcher de penser que le deuxième mobile du pape Benoît XVI, vénérabilisant Pie XII, est un motif de politique ecclésiastique bien entendue. On est bien obligé de constater qu’il existe un décalage entre l’avis des scientifiques, qui n’hésitent pas aujourd’hui, quelle que soit leur origine, à reconnaître l’efficacité de l’action de Pie XII pendant la Deuxième Guerre mondiale et le psittacisme de la classe médiatique, qui s’en tient à la légende noire. Même le journal La Croix, le 21 décembre dernier a encore titré sur «Pie XII, pape controversé». L’adjectif est très commode, comme le remarquait le webmestre du «metablog» de l’abbé de Tanoüarn. Il évite de se prononcer sur le fond. On se contente de constater la controverse… et l’on s’éloigne avec horreur. Le webmestre note que «controversé» est l’adjectif fétiche des dernières polémiques. L’Alsace, Le Point, Le Monde, L’Express, Le Parisien, tous ils ont employé ce même terme de «controversé». «On connaît les «self fulfilling prophecies», écrit-il, ces prophéties auto-réalisantes : il suffit qu’un certain nombre de gens pensent que le sucre va manquer pour qu’ils se précipitent en acheter, créant ainsi la pénurie qui donnera raison à leur crainte. Eh bien le terme « controversé » tient du «self fulfilling reproach», c’est un reproche auto-réalisant ». Dans cette perspective, il était impossible au pape de garder le silence sur le silence de Pie XII. Il aurait collaboré à la légende noire en cours de construction et en auto-production s’il n’avait rien dit. Il aurait été le pape du silence sur le silence de Pie XII. Avec cette vénérabilisation au contraire, personne ne pourra soutenir que Benoît XVI n’a rien fait et n’a rien dit pour défendre l’institution pontificale injustement attaquée. Et on peut penser que cet acte officiel représente même un coup d’arrêt dans le développement de la légende noire car personne ne peut plus ignorer la position officielle et étayée du Souverain Pontife, qui ne pratique pas la repentance (c’est le moins que l’on puisse dire) sur ce sujet.

Une affaire interne à l'Eglise catholique

Dans le numéro que Marianne vient de consacrer à cet événement, le recul des intellectuels est significatif. Jean Louis Schlegel, intellectuel patenté puisqu’il est membre du Comité de rédaction de la revue Esprit, explique dans son article que «la question morale de l’attitude de Pie XII ne peut être tranchée par l’histoire» (comprenez : l’histoire ne va pas dans le sens dans lequel je voudrais pouvoir trancher).

Il ajoute, au nom de ce que Max Weber appelait l’éthique de conviction : «Mais Pie XII a bien failli devant la seule décision juste possible : s’opposer, résister au prix de son sang et de sa vie. Le pape aurait dû être héroïque, mais il ne l’a pas été». Là on se trouve, soixante ans après, non pas dans l’histoire mais dans la fiction : le pape aurait dû… le pape aurait pu. Qu’est-ce qu’il aurait pu ou dû faire ? «résister au prix de son sang et de sa vie». Pas moins. Jean-Louis Schlegel ne se demande pas jusqu’où la folie de Hitler aurait repoussé les bornes des limites. Il ne se demande pas si le martyre du pape aurait été favorable au sort des populations juives et chrétiennes. Il se contente de dire : le pape aurait dû mourir martyr de la Shoah. Avec de tels arguments, il faut bien reconnaître que Pie XII n’a rien à craindre de la postérité. Mais cela n’empêche pas le journal de publier, en une, une photo de Pie XII dans l’ombre de Hitler. Le décalage est clair entre la rédaction, qui accuse toujours Pie XII, à travers cette photo, d’être le pape de Hitler et l’intellectuel de service, qui n’ose plus soutenir explicitement la thèse de Cornwell (Pie XII, pape de Hitler) et qui reproche simplement au pape… de n’être pas mort martyr !

Je crois qu’à travers ce recul emblématique de Jean-Louis Schlegel, on doit reconnaître l’efficacité de la politique de Benoît XVI, qui entend bien sortir officiellement la papauté de son silence sur le pseudo-silence de Pie XII. Loin d’obérer les relations entre juifs et chrétiens, une telle décision contribuera certainement à les rendre plus saines. On peut contester la politique de Pie XII et préférer un mode prophétique au mode diplomatique qui était celui d’Eugenio Pacelli par toute sa formation à l’école des nonces. Mais on ne peut pas nier l’efficacité de cette politique sur le terrain. Il faut souligner que c’est souvent sur un ordre personnel du pape (comme on vient d’en retrouver la trace écrite chez les Sœurs du Couvent des Quatre couronnés à Rome) que les communautés religieuses de la Ville ont ouvert leurs portes aux juifs persécutés dès la fin de 1943. Autant de gestes concrets et salvateurs, qui n’auraient pas pu avoir lieu si le pape était mort martyr ainsi que le souhaite Schlegel 60 ans après, et si l’Eglise avait dû subir la mainmise de Hitler sur ses infrastructures.

Joël Prieur

La dernière raison de Benoît XVI

En présentant, couplées, la vénérabilisation de Pie XII et celle de Jean Paul II, Benoît XVI ne cherche pas à faire passer l’une par l’autre, ainsi qu’on l’a souvent dit. Il aurait pu retirer un très grand bénéfice de popularité personnelle en déclarant uniquement les vertus héroïques de Jean Paul II et il renonce en quelque sorte à ce bénéfice pour Pie XII. Pourquoi ajoute-t-il Pie XII à Jean Paul II ? Parce que Pie XII est le dernier pape d’avant le Concile et Jean Paul II le pape le plus brillant de l’Après-concile. La pression populaire étant telle, Santo Subito ! on se souvient de ce cri qui n’avait pas forcément plu au collaborateur n°1 du «saint» en question, Benoît XVI ne voulait laisser à personne le soin de béatifier Jean Paul II, mais il ne tenait pas du tout à faire en sorte que cette béatification soit interprétée comme un satisfecit donné au Concile Vatican II dans sa dimension de rupture avec le passé. Depuis le 22 décembre 2005, date d’un célèbre discours à la Curie, le pape actuel fait tous ses efforts pour retisser les fils qui unissent le passé et le présent de l’Eglise. Quelle meilleure manière de montrer que l’on ne peut pas plus séparer l’avant et l’après-concile que de béatifier ensemble le symbole de l’Avant-concile Pie XII et le symbole de l’Après-concile Jean Paul II. Pour Henri Tincq, dans Marianne, c’est clair : «Cette campagne s’inscrit dans un ensemble d’initiatives qui visent à réduire l’influence du concile Vatican II». Il faut avoir été journaliste religieux au Monde depuis trente ans pour manifester une telle acuité. Attacher ensemble Pie XII et Jean Paul II, ce n’est pas seulement permettre à Pie XII de «passer la rampe», comme on le répète trop vite ici et là, c’est surtout donner une image de Jean Paul II, qui ressemblerait plus à Pie XII qu’au pape “Peace and Love” que les médias ont voulu encenser post mortem (ce qui ne les empêchait pas d’ailleurs de cracher sur lui et sur sa maladie de Parkinson lorsqu’il était encore de ce monde).

J.P.

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