L'actualité va tellement vite, un événement chassant l'autre, que vous avez peut-être oublié ce Rwandais anonyme, que la hiérarchie nantaise avait fait portier de la cathédrale de Nantes, en lui confiant les clés de la Maison de Dieu. Apprenant qu'il allait être mis en jugement comme clandestin et théoriquement ramené dans son pays, où les autorités l'attendaient le pied ferme, notre clandestin devint incendiaire. Il alluma tôt matin, se servant de la clé qui lui avait été confiée, trois foyers, l'un sous le buffet du grand orgue, l'autre sous le petit orgue et un autre encore sous le tableau électrique. Seul le premier feu a pris, heureusement pour la cathédrale : il ne reste rien du buffet du grand orgue, mais, quinze jours auparavant, on avait pris toutes les mesures de l'architecture du grand orgue. La ville de Nantes accueille une manufacture d'orgue : on peut entrevoir une restauration dans les années qui viennent, si l'Etat auquel appartiennent les cathédrales, y met du sien..
Mais notre Rwandais, Emmanuel Abayisenga, n'en est pas resté là. Après ce premier exploit, les autorités catholiques, contentes d'aider la Justice par ce petit geste, lui avaient trouvé un asile dans le diocèse voisin, à Saint Laurent sur Sèvre, la maison générale des Pères Montfortains. L'homme y était donc assigné à résidence avant sa mise en jugement. Las... Les locaux d'une congrégation ne sont pas faits pour accueillir des psychotiques. Les raisons d'Emmanuel sont encore mal élucidées : existent-elles seulement? En tout cas, l'homme s'est introduit nuitamment dans la chambre du Père Maire, le supérieur général, qu'il a tué de huit coups de poing, le laissant agoniser dans la pièce qu'il avait préalablement fermée à clé. Il se trouve que l'ecclésiastique avait donné un récital d'orgue dans la journée précédente qui précédait. Faut-il diagnostiquer une allergie à cet instrument, qui aurait (bi)polarisé l'esprit du meurtrier? En tout cas il attendit le lendemain pour aller se dénoncer à la gendarmerie de Mortagne-sur-Sèvre à une dizaine de kilomètres de son lieu d'hébergement, sans être autrement inquiété.
La question qui se pose est celle de la charité dont l'Eglise à travers le Père Maire, aura fait preuve en la circonstance. On parle beaucoup du Père Maire, mais ce n'est certainement pas de sa propre initiative qu'il a accueilli l'incendiaire, même s'il était content de le faire. Qui est le donneur d'ordre? On ne le sait pas encore avec certitude. "Le Père Maire aura été fidèle jusqu'à donner sa vie", "fidèle à sa congrégation religieuse et au fondateur de sa Congrégation", saint Louis-Marie Grignon de Montfort écrit l'évêque de Nantes dans un communiqué qui va au-delà de celui que l'on trouve sur le site de la Conférence épiscopale. Doit-on faire d'Olivier Maire un martyr de la charité?
Au-delà des écrits des uns et du silence gêné des autres, la question qui se pose est celle de la véritable nature de la charité. La charité nous met-elle vraiment en position de faiblesse, nous rendant semblables à des béni-oui-oui qui ne jugent de rien ni de personne et finalement sont là pour subir et pour mourir, en continuant à donner? La charité est elle la vertu des faibles? Sommes-nous toujours obligés de donner, même si la personne peut faire mauvais usage de ce don (ce mauvais usage est allé ici jusqu'à l'homicide à mains nues ; on peut imaginer que le mauvais usage soit un simple gaspillage).
Il y a effectivement dans tout acte de charité une prise de risque. Ce serait trop simple d'imaginer une charité au nom de laquelle à tous les coups on gagne. Trop simple de croire que qui donne avec charité donne de manière rationnelle, avec toujours un vrai succès à l'arrivée. A qui faut-il donner? Jésus répond : au prochain, c'est-à-dire au plus proche, à celui que l'on croise sur le chemin de la vie et qui se trouve en situation difficile, au point qu'il a besoin de ce don. Mais faut-il toujours donner? Ne risque-t-on pas de se retrouver avec toute la misère du monde à aider, au point que l'on en deviendrait totalement inefficace?
Il faut se souvenir du lien qui existe entre l'amour et la sagesse. Il y a l'amour de la sagesse que l'on appelle aussi "philosophie" ; et il y a une sagesse de l'amour qu'il ne faut pas sous-estimer. Autant la charité n'est pas rationnelle, parce qu'elle ne doit pas être issue d'un calcul. Autant elle devra toujours être empreinte de sagesse, parce qu'elle manifeste le bien. On ne peut pas séparer le bien de l'amour qu'il suscite, ni l'amour du bien qu'il fait. Faire de l'amour une qualité abstraite, qui n'a aucun rapport avec le bien, aimer pour aimer, c'est se tromper sur l'amour lui-même. Dante a très bien dit cela dans son Paradis : "Car le bien, en tant que bien, dès qu'on l'entend, imprime ainsi l'amour et d'autant plus qu'il comprend en soi plus de bonté" (Chant XXVI).
Tout amour est amour du bien, la charité ne fait pas exception, ce serait une folie de prétendre le contraire et d'imaginer une charité qui commande en dehors du bien. La question est donc : quel est le bien que nous aimons, quel est le bien que nous faisons quand nous agissons avec charité? A cette question, on ne peut répondre qu'avec une forme ou l'autre de la sagesse. Et on ne peut pas ne pas répondre. Comme dit sainte Catherine de Sienne au début de son Dialogue, "la charité sans la discrétion n'est rien". Sous sa plume, il faut entendre le mot discrétion au sens du choix des moyens en vue d'une fin, ce qui renvoie à la définition aristotélicienne de la prudence. On dira que pour la mystique Catherine de Sienne, il n'y a pas de charité sans l'appréciation du bien à faire. Aimer pour aimer, donner pour donner, accueillir pour accueillir, autant d'impératifs catégoriques, qui n'ont pas de sens et qui n'ont rien à voir avec le commandement de charité que le Christ nous a laissé Le Christ nous demande d'agir pour le bien ou de s'abstenir. Certes il n'utilise pas le mot abstrait "bien", qui vient de Platon. Mais il évoque les fruits : "C'est à leurs fruits que vous les connaîtrez", ce qui signifie bien qu'il faut juger du fruit avant d'agir La charité à elle toute seule ne suffit pas à déterminer l'acte bon. Elle repose sur un jugement qui lui-même repose sur la considération du bien ou des fruits escomptés à travers l'acte bon.
Ce qui a manqué, non pas au Père Maire qui était dans l'obéissance, mais à son commanditaire, c'est cette prudence sans laquelle la charité n'est rien, sans laquelle l'héroïsme le plus éclatant est immédiatement ridiculisé, parce qu'au lieu de viser des fruits, il devient l'héroïsme pour l'héroïsme : peanuts!
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