vendredi 2 août 2013

Jean Madiran à la dentelle du rempart

Je me pose cette question, qui est celle de la piété filiale, depuis que nous avons appris son départ vers le Royaume de Dieu le 31 juillet dernier : qu'est-ce que je dois à Jean Madiran?

Et je me revois adolescent, 16 ans ou peut-être 17. Je n'avais pas encore mon baccalauréat. Je venais de rencontrer le MJCF, en la personne d'un certain Pascal (il se reconnaîtra peut-être) qui, au collège rueillois de Passy-Buzenval, se baladait, Sacré Coeur chouan à la boutonnière. Au MJCF évidemment, tout de suite j'avais été voir les livres... J'avais besoin de livres. J'avais besoin de comprendre l'éducation catholique que j'avais reçu. Et je suis tombé sur un petit livre, un pamphlet publié par la revue Itinéraires et signé Jean Madiran. Cela s'intitulait La religion du cardinal. François Marty, archevêque de Paris, y passait un sale quart d'heure... Et moi... je jubilais devant ces analyses implacables. Cette logique parfaite était profondément respectueuse de l'adversaire : elle se contentait souvent de le prendre au mot et de lui faire porter sa propre condamnation. Quoi de plus satisfaisant pour l'esprit ? Ce texte me paraissait résumer toute la force d'une intelligence entrée en résistance à une date indéterminée (je ne connaissais pas l'histoire intellectuelle de Jean Madiran en ce temps-là) et qui semblait capable de défier le monde entier avec les seules armes de la vérité bien assénée. Je me souviens encore de la joie que j'éprouvais à lire et à relire ce texte (que je n'ai d'ailleurs pas relu depuis). A Jean Madiran, je dois ma très jeune assurance de résistant intellectuel. Il m'a fait comprendre que l'on peut défier le monde entier du moment que l'on sait raisonner. Il m'a donné aussi le culte de la clarté, le désir de ne jamais compliquer un problème quand cela n'est pas nécessaire, le respect de la suprématie des idées lorsqu'elles ont été bien distinguées et correctement exposées - une sorte de cartésianisme pratique, si vous voulez, dont je comprendrai plus tard que Madiran (qui aurait sans douté récusé cette filiation) la devait malgré lui à un certain Charles Maurras.

Je prends un exemple - La discussion de Madiran avec le Père Yves Marie-Joseph Congar relève de cette profonde confiance en la raison (depuis Benoît XVI on peut dire : de cette foi dans le logos). Le Père Congar était un érudit qui avait à sa disposition mille arguments pour illustrer son propos. Jean Madiran, en face, simple cavalier français et non théologien à bonnet carré, partit d'un si bon pas frappant d'estoc et de taille, que le bon Père dut déclarer forfait dans le duel à la loyale sur le concile Vatican II qui lui fut proposé. Le savant fit long feu face au bretteur, non pas par je ne sais quel extrémisme du bretteur, mais à cause de sa manière de toujours préférer un argument à une convenance. Leur débat a été publié. C'est un témoignage important sur une époque incompréhensible.

J'ai essayé plusieurs fois de dire à Jean Madiran cette dette que je me sentais lui devoir. Je lui parlai de La religion du cardinal, texte auquel il ne sembla pas attacher grande importance. Il prenait ma protestation pour une sorte de politesse, avec une humilité, qui me paraît être l'un des charmes cachés (et trop peu aperçus) du personnage, qui par ailleurs bien sûr ne manquait pas d'orgueil... ou plutôt de fierté.

Outre ce cartésianisme pratique qui fit la grandeur du polémiste, Jean Madiran posséda éminemment une autre qualité : celle de stratège. Il savait exactement ce qui allait se passer (le pire) et ce qu'il pouvait faire. Il l'a su très vite, et très vite a compris qu'il ne pouvait pas grand chose de plus que d'être un témoin. Son obsession ? Montrer que "face au triomphe du Pire et des pires" dont parle Charles Maurras dans sa célèbre Lettre à Pierre Boutang, il reste une arche à bâtir, un combat à mener, un public qu'il faut convaincre d'avoir à le mener, qu'il faut réunir ("pas d'ennemis à droite"). Pour cela, autour de la revue Itinéraires, il a voulu réunir une Ecole de pensée. Et à cette Ecole, faite de tempéraments et d'itinéraires très divers, il a cherché à assigner des objectifs pratiques. C'est lui, avant Mgr Lefebvre, qui a convaincu quelques catholiques de mener le combat contre "la nouvelle messe". C'est lui qui a mis la plume dans la main de Louis Salleron, en publiant son livre sur La nouvelle messe dans la collection Itinéraires. Il a tout fait pour montrer que ce combat, qu'il percevait comme nécessaire à l'Eglise, était possible. Et il a convaincu quelques ecclésiastiques, alors souvent en rupture de ban et démobilisés voire désespérés, de rallier le panache blanc de la revue Itinéraires.

Ces qualités de "stratègos", de chef expliquent sa profonde - et paradoxale - modération, le fait qu'il n'ait jamais voulu suivre un homme jusqu'au bout (ni Mgr Lefebvre en religion ni Jean-Marie Le Pen en politique), qu'il ait toujours laissé leur chance aux institutions plutôt qu'aux hommes, sans confondre le moyen (parti, école, presse) et la fin c'est-à-dire le bien commun, dont on ne comprend l'étrange prégnance qu'à travers ce qu'il appelait "le principe de totalité". Le fait du stratège n'est pas seulement de savoir défendre sa crèmerie (cela, Madiran s'en souciait peu au fond, habitué qu'il était aux apocalypses historiques et aux bouleversements de crèmerie en tous genres) ; c'est plutôt justement de garder toujours un oeil sur le tout. Toujours ouvert, je veux dire l'oeil et aussi le bonhomme, même si cela ne paraissait pas forcément pour qui ne l'avait pas rencontré.

Madiran aimait trop la vie pour s'enfermer dans quoi que ce soit. Il saisissait telle certitude supérieure et s'y tenait, mais cela ne suffisait pas à faire de lui un dogmatique ou un flic de sacristie, car ces certitudes étaient très peu nombreuses. Son dernier livre publié s'intitule Dialogue du Pavillon bleu. C'est le livre d'un homme de 90 ans, sûr des évidences qu'il avait pu saisir au cours de sa longue vie, mais toujours en quête de nouvelles certitudes greffées sur le vieil arbre de ses convictions de jeunesse. C'est ce dialogue continu qui explique son affection pour la jeunesse, sa confiance en elle et aussi sa propre jeunesse d'esprit : étonnante. Son enthousiasme : intact. Sa fidélité : en acier trempé. Qui l'entendait (en conférence ou à la radio) avait l'impression d'un mental. Qui déjeunait avec lui découvrait immédiatement l'émotionnel, avec son immense appétit de vivre... Il était conscient de cette ambivalence de son personnage et il en jouait. Il m'a raconté comment, alors qu'il s'était beaucoup rapproché de Marcel Clément (physique imposant et austère) un cardinal qui les recevait ensemble à Rome, s'était trompé sur l'identité de ses deux interlocuteurs, les prenant sans cesse l'un pour l'autre dans la conversation : l'austère qui enseigne ? Ce ne pouvait être que l'intégriste (Madiran). Le vif argent au regard de feu ? Ca devait être le très ouvert Marcel Clément, spécialiste de l'apostolat des jeunes. "Et c'était exactement le contraire" me dit Madiran, en souriant quarante ans plus tard de ce quiproquo qui était une bonne farce faite au sérieux (ou aux drames) du destin. Comme on fait la nique à une vieille dame emperlousée, quand elle a tendance à se prendre pour quelqu'un.

Jean Madiran éprouvait une véritable passion pour Charles Maurras, qui lui écrivit de fort belles lettres et qui rédigea une superbe préface pour son premier livre (signé Jean-Louis Lagor) sur la politique de saint Thomas d'Aquin. Mais il s'est voulu lucide jusqu'à une sorte de cruauté dans son livre consacré au Maître de Martigues, où il refuse un peu vite d'ailleurs le Politique d'abord. Jean Madiran, qui fut le grand ami de Dom Gérard Calvet fondateur du monastère du Barroux, était essentiellement un spirituel, en cela plus proche de Péguy et de sa patrie charnelle que de Maurras et d'un projet purement politique. L'un de mes amis me disait à propos de Madiran : "J'ai encore déjeuné avec lui il y a quinze jours. Il était encore en excellente forme [hélas à 93 ans tout peut aller très vite], mais, tu te rends compte, il m'a encore parlé de la Révolution nationale". Ce journaliste politique, qui est l'un des meilleurs analyste du PAF, trouvait manifestement qu'il était sans doute temps pour Jean Madiran de remettre sa montre à l'heure. Mais que fut la Révolution nationale, pour ce jeune catholique à l'écriture toujours fougueuse qui signait tantôt Jean Madiran, tantôt Jean-Louis Lagor, tantôt Jean-Baptiste Castétis ? Si l'on passe sur le statut des juifs, évidemment inacceptable, et une ou deux autres choses tout aussi déplorables, imposées par la dureté des temps et la botte du vainqueur, c'était avant tout le projet péguyste visant à rendre son âme à "la République notre beau royaume de France". Madiran était amoureux de cette âme de la France, c'est elle toujours, ce sont ses chances de vie et de rayonnement dans les coeurs qu'il a voulu défendre, en première ligne jusqu'au bout : à la dentelle du rempart.

Dentelle? Sa rhétorique de précision était pour qui savait s'y laisser prendre, une véritable dentelle, arrachant quelques minutes de beauté ou de vérité à nos années de plomb.

2 commentaires:

  1. Voilà un bien beau portraît de votre ami, Monsieur l'abbé. Vous éclairez ses belles qualités intellectuelles et morales, d'une façon remarquable et très émouvante. Vous parlez d'un "bretteur": le mot "hussard" m'est également venu à l'esprît, et lui conviendrait aussi, je crois, s'il n'était déjà pris, par d'autres, qui ne lui ressemblaient guère!

    J'ai bien souvent écouté Jean Madiran, grâce à Radio Courtoisie. Sa droiture et son intelligence, vous atteîgnaient immédiatement. Un très grand Français, à peîne connu hors des cercles habituels, ce qui - en soi - en dit long sur le déracinement que subit notre pays. Pour ne pas le considérer irréversible, il faut la vertu d'espérance.

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  2. Olivier Demeocq3 août 2013 à 12:45

    Merci l'Abbé, une fois encore.

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