mercredi 2 avril 2014

Jacques Le Goff, le riz et les jardins de la chrétienté

Jacques Le Goff est mort le 1er avril à l'âge de 90 ans, sans avoir cessé d'écrire. C'était un grand historien. Sa carrure impressionnante faisait un effet gargantuesque. On peut dire qu'il a habité sa discipline et qu'il en a infléchi le cours. Il avait choisi le Moyen âge, on l'appelait parfois, avec une affectueuse ironie "le pape du Moyen-âge". Il faisait partie, j'allais dire évidemment, de l'équipe des Annales ESC et, dans son domaine, rivalisait avec Georges Duby. Mais alors que Duby, dans Guerriers et paysans ou dans L'imaginaire du féodalisme, faisait la part belle à la société, au sociétal et en particulier à la lutte des classes, en renvoyant le reste à l'imaginaire (ce qui ne l'empêcha pas en fin de carrière d'écrire un beau livre sur Saint Bernard), Jacques Le Goff lui a résolument choisi d'illustrer la Civilisation médiévale. C'est l'esprit qui l'intéresse. Du reste, il écrit son premier livre sur "Les intellectuels au Moyen âge", un titre provocateur, quand on sait qu'en France, on fait régulièrement remonter la naissance des intellectuel au "Parti intellectuel" et à l'Affaire Dreyfus. Qui étaient ces premiers intellectuels européens ? Des gens d'Eglise évidemment. Cela n'a pas suffi à dégoûter Jacques Le Goff, dont le père était libre penseur et la mère résolument catholique, mais alors de gauche.

Encore dans Le Monde du 23 janvier dernier, interrogé sur ce qui distingue une civilisation d'une culture, il répond sans hésiter : "La civilisation repose sur la recherche et l’expression d’une valeur supérieure, contrairement à la culture qui se résume à un ensemble de coutumes et de comportements. La culture est terrestre quand la civilisation est transcendante. La beauté, la justice, l’ordre... Voilà sur quoi sont bâties les civilisations. Prenez le travail de la terre, la culture va produire de l’utile, du riz, là où la civilisation engendrera de la beauté, en créant des jardins".

C'est la civilisation chrétienne qui intéresse Jacques Le Goff. Lorsqu'on lui demandait : "Est-il vrai que l'Europe remonte au Moyen-âge ?" il disait : "Je réponds oui, et c'est une bonne nouvelle". La civilisation européenne n'a pas 30 000 ans comme le pensait Dominique Venner, elle commence à prendre conscience d'elle-même avec Charles Martel, victorieux des Arabes à Poitiers (Le Goff découvrit la première occurrence connue du terme "Européens" à propos de cette victoire), elle s'épanouit en Charlemagne : la Renaissance carolingienne, est ce moment au cours duquel, face à l'Empire d'Orient, un Empire d'Occident s'affirme comme un protecteur ébloui.

Ce qui est très touchant chez Le Goff, c'est que c'était incontestablement un homme de gauche dans ses réflexes. Mais en même temps, c'était un chantre de la civilisation européenne et chrétienne dans son discours construit ou conscient. Sa biographie de saint Louis (1000 pages) est un modèle historique, qui n'exclut pas une sorte de dévotion de l'historien pour son objet d'étude :
"Parce qu’il a échoué et que ses croisades ont été presque anachroniques, saint Louis a connu, comme croisé, la captivité et la mort. Ces échecs — dans une société où le modèle du Christ offre la Passion comme une victoire suprême sur le monde — lui ont conféré une auréole plus pure que celle d’une victoire".
Pour Jacques Le Goff, saint Louis est comme "le double laïc de saint François d'Assise" (auquel d'ailleurs l'historien consacrera un autre livre).

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