Je reprends la déclaration de mon ami journaliste dans la méditation précédente, osant poser une question qui fâche : est-ce que vraiment nous avons envie de Dieu ? Est-ce que nous avons un désir naturel de voir Dieu en lui-même ? Mettre un point d'interrogation en titre, pour un texte qui entend participer d'un commentaire catholique du Credo, cela peut paraître fort de café. Il n'y a pas de points d'interrogation dans le Credo, mais je maintiens le point d'interrogation ici néanmoins parce qu'il s'agit d'aller au-delà de la foi dans la vie éternelle, en se demandant si la perspective de la lumière divine est vraiment attirante, ou plutôt à quelles conditions elle l'est, si elle suscite en nous le désir, ou plutôt à quelles conditions elle le suscite.
Certains trouveront sans doute que Dieu est toujours l'Infiniment attirant. C'est vrai dans l'épisode de la transfiguration du Seigneur (Lc 9). Pierre Jacques et Jean sont immédiatement fascinés par ce Christ qui se montre à eux dans un halos de lumière. Et Pierre va jusqu'à articuler une énormité, qui montre seulement qu'il est sous le charme : "Seigneur il nous est bon d'être ici. Si tu veux, faisons ici trois tentes, une pour toi une pour Moïse et une pour Elie". Cette scène inaugure une nouvelle relation entre Dieu et les hommes, une relation qui bannit la crainte. C'est l'Esprit de la Pentecôte. Luc commente à propos de saint Pierre : "Il ne savait pas ce qu'il disait". Et l'évangéliste d'ajouter : "Il parlait encore quand une nuée vint les couvrir de son ombre". Cette nuée, c'est la chekinah, présente au dessus du peuple hébreu dans le désert. Avec l'Ancien Testament revient la crainte : "Une grande crainte les saisit". Le Christ a laissé entrapercevoir la nouvelle économie du Dieu si proche. Intimité, légèreté, lumière. Mais la crainte demeure, comme en toile de fond.
On constate la même ambivalence du sacré, à la fois lumineux et terrible, dans le récit de l'Annonciation, toujours chez saint Luc : une grande proximité entre l'ange et Marie. Et puis, comme chaque fois que la Puissance de Dieu se manifeste, les hommes qui en reçoivent l'impression, sont en même temps saisis de crainte.
Marie ne fait pas exception : "Ne craignez pas Marie", lui dit l'Ange Gabriel au jour de l'Annonciation. "Voici que vous avez trouvé grâce auprès de Dieu"... Même Marie éprouve naturellement de la crainte en présence du Tout puissant. Elle ne le devrait pas car "elle a trouvé grâce auprès de Dieu". Elle entre ainsi la première dans le Royaume de la grâce, ce nouveau Royaume où la crainte n'existe pas et immédiatement d'ailleurs elle entre en même temps en opposition, oui en lutte verbale avec l'ange qui lui avait annoncé qu'elle allait avoir pour fils le Messie - "Comment en sera-t-il ainsi car je ne connais pas d'homme ?". Elle est fiancée à Joseph nous dit l'Evangéliste, et elle ne... veut pas connaître d'homme. Magnifique liberté du Royaume de la grâce ! Extraordinaire naturel de cet échange avec l'ange. Sommes nous dans deux mondes différents ? Le monde où Dieu engendre la crainte et celui où Dieu suscite une joie libératrice ? Nous sommes effectivement comme entre ces deux mondes, selon la connaissance que nous avons reçue de Dieu.
La question que je pose, à la fin de ce Commentaire du Credo, n'est pas seulement une question, d'exégèse, qui trouverait réponse dans les textes. Le problème est tellement important dans notre culture que c'est devenu une question théologique : y a-t-il en nous un désir naturel de voir Dieu ? Or, justement, si nous voulons obtenir une réponse claire, la théologie, science de Dieu, peut parfaitement fonctionner, comme l'expliquait naguère Mgr Guérard des Lauriers, selon le mode hypothético-déductif, le mode de raisonnement proprement scientifique. On pose une hypothèse (avec un point d'interrogation) et on la vérifie ou on l'infirme selon qu'elle se trouve ou non dans l'enseignement divin (sacra doctrina), c'est-à-dire dans l'Ecriture, telle que la Tradition l'interprète, jusqu'à nous. Pour que ce mode de raisonnement puisse nous faire avancer, il faut encore que le sens des mots soit précisément établi, histoire d'éviter approximations et erreurs dans les inférences à la faveur de ce qui passerait pour une équivalence hasardeuse posée entre des termes qui, en rigueur, revêtent une signification différente.
Plus crucial encore : un même mot peut recevoir des significations connexes, mais distinctes. Il en est ainsi par exemple du mot désir.
Qu'est-ce que le désir de l'homme a à voir avec Dieu, l'Infini, l'éternel, au-delà de tout ce que nous pouvons en savoir ? Précisons les termes.
Du point de vue scolastique, il faut distinguer le désir naturel et le désir élicite. Le désir naturel est une tendance fondamentale et innée, on peut inclure dans ces désirs naturels la faim, la soif et le désir sexuel, y ajouter les désirs liés à la sensation de froid et de chaud, à la fatigue et au bien être, à la volonté de puissance. Dans ces cinq cas, quelle que soit la connaissance de l'objet que l'on possède hic et nunc, on éprouve une excitation que l'on cherche à satisfaire ou un manque que l'on s'exerce à remplir. La satisfaction du désir naturel (orexis en grec) correspond à la disparition de l'excitation ou au comblement du vide, excitation et vide, qui, par ailleurs, renaissent sans cesse parce qu'ils proviennent de la nature. Ce désir naturel n'est pas compatible avec celui qui a Dieu pour objet.
Le désir qui a Dieu pour objet n'est pas un désir naturel au sens où Aristote parle d'orexis au début des Magna moralia. mais un désir élicite, un désir qui ne suit pas immédiatement une nature quelconque, mais qui naît de la connaissance que nous prenons de tel objet. Aristote parle alors non de l'orexis mais de l'epithumia. Ce désir-là devient une passion suscité et sans cesse renforcée par son objet. Il n'y a pas ce mécanisme de la satisfaction dans le désir de Dieu, nous n'avons pas à faire à un désir naturel comme le désir sexuel. Au contraire : le désir de Dieu n'est jamais rassasié et il augmente toujours, au fur et à mesure que l'on comprend, c'est-à-dire que l'on alimente de connaissances nouvelles notre désir : "Ceux qui me mangent auront encore faim et ceux qui me boivent auront encore soif" (Eccli 24, 21) proclame la Sagesse à propos d'elle-même. Cela signifie que le désir de la sagesse, à l'inverse des autres désirs n'est pas rassasié par la possession de son objet. A l'inverse, il augmente avec elle.
Ce désir de la sagesse ne vient pas de notre nature. Il n'a rien à voir avec cette loi naturelle qui nous enseigne de manière innée le bon fonctionnement de l'animal humain. Il provient de la connaissance que nous acquérons auprès de Dieu, comme la Vierge Marie au contact de l'ange Gabriel. C'est ce que nous appelons le désir élicite.
Quand on est allé au bout de la satisfaction des désirs ordinaires, il reste encore à expérimenter cet autre désir qui n'est jamais rassasié, qui ne procède ni de l'excitation ni du vide, mais plutôt de l'émerveillement, comme disait déjà Aristote. Si l'on met de côté la faiblesse humaine, qui contraint les couples à vivre à distance raisonnable l'un de l'autre, je peux dire que jamais je ne me lasserai de la présence de mon conjoint, celui que j'ai découvert, que j'ai choisi entre mille, celui dont je peux dire : "Nous étions faits l'un pour l'autre, nous ne nous connaissions pas et cette découverte mutuelle a engendré une passion inextinguible". Comme le voit très bien Houellebecq dans son dernier roman, Anéantir, cet amour n'a pas besoin de beaucoup de mots et se suffit de la présence de l'autre, présence remplie de la connaissance mutuelle que l'on épanche en silence. Dante, avec sa Béatrice, nous dit par exemple que c'est juste une affaire de regard : "Mes yeux la suivirent si loin qu'ils purent et quand ell' disparut, ils se tournèrent vers cet objet du désir le plus pur : tous mes regards furent pour Béatrice" (Le Paradis chant 1 v. tr. Michel Orcel). Et encore du même Dante : " Je me taisais mais mon désir était dépeint sur mon visage et ma question plus ardente que dite avec des mots" (Chant 4, v. 12 sq.)
Cet amour passion que décrit Dante est issu d'une connaissance, même si ce n'est en aucun cas une connaissance conceptuelle. Eh bien ! Dieu qui nous dit depuis l'Ancien Testament, dans le livre du prophète Osée par exemple, qu'il aime les hommes comme les hommes aiment leurs femmes, de façon passionnée, se laisse aimer ainsi : comme une présence irremplaçable, qui remplit celui qui l'a une fois appréhendée, qui fait naître son désir et le fait croître toujours plus.
Certains n'ont de Dieu que l'idée innée (simple nom de l'Infini) que Descartes nous a appris à reconnaître et dont Pascal fait la matière de son Pari. D'autres ont reçu cette image de Dieu en eux, mais ils l'ont reçue écornée, abimée, déformée, parfois méconnaissable, Dieu bonasse, Dieu horloge ou méchant Dieu, Le mot Dieu est abîmé comme dit la romancière Sylvie Germain. Comment dans ces conditions peut naître un vrai désir de Dieu ? Comment la vision de Dieu peut-elle être attirante, si l'on s'en tient à l'image de Dieu que diffuse la culture moderne ? Au contraire un Dieu fait chair qui donne sa vie pour ses amis laisse espérer un amour infini. Cette espérance naît de la connaissance que nous prenons de Dieu, en lisant sa Parole ou, mieux encore, en en vivant. Le christianisme représente ce progrès dans la connaissance de Dieu qui nous rend infiniment attractive la vision que l'on nous promet du Dieu qui se définit lui même et se laisse découvrir comme amour.
Nous concluons cette courte mise en question en soulignant que l'amour de Dieu n'est pas instinctif, n'en déplaise au Vicaire savoyard. Nous ne sommes pas poussés à aimer Dieu comme nous sommes poussés à nous reproduire ou à nous protéger. Le désir de Dieu n'est pas un désir naturel. Néanmoins ce désir est profond, il vient d'une connaissance innée de Dieu ou de l'Infini, que nous formons en nous-mêmes et que nous précisons par l'expérience : expérience de la beauté du monde, expérience de la nécessité d'une morale, qui renvoie à un cosmos spirituel que nous formons au fur et à mesure de notre existence. Expérience du dépassement de soi par l'amour ou par la connaissance. Cette "expérience de l'existence" nous mène spontanément à Dieu,, non pas à un désir naturel de Dieu, mais à un désir qui naît de la curiosité, de l'émerveillement et aussi de la prudence, c'est-à-dire de la droite raison imposée aux choses à faire.
Cette connaissance innée de Dieu, on la trouve exprimée à la fois dans l'épitre aux Romains, lorsque Paul nous dit que la loi morale est inscrite sur les tablettes de notre coeur (Rom. 2, 15), avant tout enseignement ; on la trouve également au chapitre I, 20 de la même Epître, lorsqu'il nous explique (reprenant l'enseignement du Livre de la Sagesse Sg 13, 1-13), que nous allons aux choses invisibles par le spectacle de la beauté des choses visibles.
On la trouve enfin dans le prologue de l'Evangile de Jean au verset 9 du chapitre 1 : "Le Verbe était la vraie lumière qui éclaire tout homme venant dans le monde" Tout homme quand ? demande Cajétan dans son Commentaire : tout homme quand il vient dans le monde, tout homme en naissant. Les protestants préfèrent parfois rattacher le groupe de mots "venant dans le monde" au sujet qui est verbum, le verbe, la Parole au commencement. "le Verbe éclaire tout homme en venant dans le monde". Cette lecture qui n'est pas celle de la tradition, est possible grammaticalement dans le texte grec original, quoi qu'elle paraisse un peu compliquée. Mais surtout elle a l'inconvénient de restreindre la mission de Jésus au temps qui suit sa vie terrestre, comme si le Verbe n'était pas de tout temps la sagesse promise à l'humanité, dont tous les hommes en venant dans le monde, reçoivent toujours au fond d'eux-mêmes, avec la connaissance de Dieu et du bien moral, quelque chose, de la vraie lumière.
Faut-il dire pour autant que l'amour de Dieu n'est pas naturel en nous ? Nous pensons avoir montré que l'amour de Dieu n'est pas instinctif dans l'homme puisqu'il dépend d'une connaissance, elle-même en partie innée, et en partie révélée ou acquise, comme l'enseignent et saint Paul et saint Jean. L'amour de Dieu n'a rien à voir avec un instinct qui serait caché en nous. Il naît de la connaissance que nous avons de lui, mais cette connaissance, elle, est bien innée, ainsi que l'enseignent les deux théologiens parmi les apôtres que sont saint Jean, le disciple et saint Paul le converti. Dans le grec d'Aristote, au début du Deuxième Livre de son Ethique à Nicomaque, nous trouvons une distinction qui convient assez bien à ce que nous essayons de dire. La vertu (arété : l'excellence humaine) n'est pas inscrite dans la nature au point qu'elle serait innée. Elle n'est pas dans l'homme par nature, en grec : phusei. Elle ne représente aucun désir naturel. Mais elle n'est pas pour autant contraire à la nature dont elle représente l'excellence réalisée. La vertu n'est pas instinctive (phusei), mais elle est selon la nature de l'homme, dont elle manifeste les virtualités. On dit : kata phusin. Elle est conforme à la nature.
Ainsi le désir de voir Dieu n'est pas dans la nature de l'homme, l'homme n'y accède pas spontanément. Mais au fur et à mesure qu'il connaît mieux le monde divin qui se révèle à lui au fil de son histoire personnelle et au fil de l'histoire du monde, il réalise combien ce Dieu, d'abord inconnu, se révèle comme fait pour lui et il se découvre naturellement incliné vers lui. C'est saint Pierre lors de la transfiguration : on est bien ! Faisons trois tentes ! Comme l'explique Cajétan, en exposant là ce qui est le fond thomiste du thomisme : "La grâce perfectionne la nature selon le mode de la nature" (In IamIIae Q89 a6 n. 5). Et encore : "Il faut que tu réfléchisses au fait que tout l'univers est comme un seul être, à partir des forces naturelles et des forces surnaturelles". (In IamIIae Q62 a2).
En cette affaire peut-être exagérément technique, il faut sauvegarder deux vérités contraires : Dieu est le bonheur de l'homme et Dieu transcende infiniment l'homme, il se donne à lui, c'est lui qui l'a aimé le premier. Aimer Dieu n'a rien à voir avec un droit de l'homme. C'est avant tout une manière de dépasser l'hommerie. Dante avait inventé un verbe pour cela dans le premier chant du Paradis : transumanar. En français : transhumaner.