"Un jésuite parle aux jésuites..." C'est ainsi sans doute qu'il faut lire le texte de la longue entrevue donnée par le pape aux revues jésuites (en France la revue Etudes). Ce 19 septembre, un jésuite vêtu de blanc, qui se qualifie lui-même de "fourbe et ingénu" nous dit le fond de son coeur quant à l'avenir de l'Eglise. Parler avec le coeur, en prenant des risques (en prenant le risque de se décrire comme fourbe et ingénu), ce n'est pas banal quand on est pape. Cela mérite donc de notre part à nous, qui sommes les fils de ce pape dans le Seigneur, une particulière attention.
Que nous apprend ce long entretien, pétri de références ignaciennes ?
D'abord je crois il nous apprend que le pape a choisi son homme. Son modèle avoué, sa référence revendiquée, c'est celui qu'il veut canoniser, même s'il n'a pas fait les trois miracles requis par le droit : Jean XXIII. Il choisit Jean XXIII plutôt que Jean-Paul II, qui s'est tant dépensé. Pourquoi ? Il nous le dit. Parce que Jean XXIII a changé peu de choses, mais que ces quelques changements ont introduit un mouvement nouveau dans l'Eglise. Le pape actuel est en train de chercher quelles sont ces choses qu'il lui faut changer pour rechristianiser les catholiques. Il n'est pas sûr qu'il ait trouvé...
Il a été élu d'abord par le cardinal Kasper, auquel il rend d'ailleurs un hommage appuyé dans une de ses premières interventions publiques. Le programme de ce groupe d'influence, c'est la synodalité : il s'agit de faire en sorte que la Curie romaine redevienne ce qu'elle doit être, un pur instrument "au service du pape et des évêques" et qu'un autre organisme, synodal -comprenez représentatif d'une Opinion mondiale dans l'Eglise- serve de principal conseil et de légitimation démophile au pape de Rome. Dans son entretien, le pape reprend le thème de la synodalité. Il fait signe à ceux qui l'ont élu, en les assurant qu'il n'a pas perdu le fil de ce qu'il avait promis, mais que, en même temps, plutôt que des grands changements, il fallait avant tout promouvoir "le changement intérieur des personnes". "Ma première décision est toujours trop hâtive". Bref, pour l'instant, la Commission de huit cardinaux nommés par le pape et qui constitue une sorte d'ébauche de l'avenir a... de beaux jours devant elle. A moins de signes importants, le pape ne changera rien tout de suite.
Je crois que dans ce coeur à coeur jésuite, le pape nous dit tout ce qu'il pense de son prédécesseur, Benoît XVI. Il a beaucoup d'affection pour lui, beaucoup d'admiration pour la manière dont il a démissionné, ne se sentant pas de taille à affronter les nouveaux problèmes du monde (tout cela est dit) ; mais il semble avoir peu de considération pour son oeuvre théologique, en particulier dans le domaine liturgique (domaine dans lequel Benoît XVI publié plusieurs ouvrages de référence depuis Un chant nouveau pour le Seigneur). Selon lui, c'est poussé par son entourage que le pape allemand a rétabli le droit du Vetus ordo."Je crois que le choix de Benoît XVI fut prudentiel, lié à l'aide de personnes qui l'entouraient" : pauvre petit pape timide! Il a eu bien du mérite quand même, semble nous dire le nouveau pape.
Son jugement sur la théorie de l'herméneutique de continuité, grand apport de Benoît XVI pourtant, n'est pas plus encourageant : "Il y a eu des lignes de continuité et de discontinuité. Pourtant une chose est claire : la manière de lire l'Evangile en l'actualisant qui fut propre au concile est absolument irréversible". Pour François, manifestement, la discontinuité est un fait, elle n'est pas gênante. Pas plus que la continuité ne constitue par soi une référence. Il cite à ce sujet le Commonitorium de saint Vincent de Lérins, mais le cite à moitié, en insistant sur le progrès constant du dépôt de la foi et en oubliant la vérité contraire : les phrases fortes du Moine de Lérins sur la tradition : quod ubique, quod semper, quod ab omnibus, ce qui est tenu partout toujours et par tous. L'herméneutique de continuité a pour fonction de rendre nouvelles les choses anciennes. Mais pour François les choses anciennes sont définitivement... anciennes ! L'expression même de Vetus ordo utilisée par lui est tout un programme : c'est "le vieil ordre". No future ! Alors quelle est sa référence ? "L'actualisation". Voilà le mot d'ordre, irréversible. Je crois que personne, à ce niveau de la Vie de l'Eglise, n'avait été aussi loin : il faut actualiser le christianisme.
Qu'entend-il par là ? Il faut que le christianisme redevienne une parole vivante pour ne pas devenir irrémédiablement une langue morte, avec ses codes précis et déphasés.
On remarquera dans quel sens précis il emploie le mot "idéologie", comme étant... tout ce qu'il rejette dans un certain vécu ecclésial. "Ce qui est gênant, explique le pape François, c'est le risque d'idéologisation du Vetus ordo, son instrumentalisation". Je ne suis pas sûr que le mot "instrumentalisation" ne vienne pas du jésuite italien qui a réalisé l'entretien. C'est une manière d'expliquer le mot "idéologie", qui est courante aujourd'hui, marxiste : une pensée idéologique est une pensée qui instrumentalise de vieux poncifs (comme Dieu par exemple) pour les mettre au service de la lutte des classes. Pour Dieu : l'instrumentaliser, en faire l'opium du peuple.
Ce n'est pas dans ce sens que le pape a employé le terme idéologie dans la suite de son texte. Lisez donc cette longue citation jusqu'au bout :
"Si le chrétien est légaliste ou veut que tout soit clair et sûr, alors il ne trouvera rien. La tradition et la mémoire du passé doivent nous aider à avoir le courage d'ouvrir de nouveaux espaces à Dieu. Celui qui aujourd'hui ne cherche que des solutions disciplinaires, quoi tend de manière exagérée à la "sûreté doctrinale", qui cherche obstinément à récupérer le passé perdu, celui là a une vision statique et non évolutive. De cette manière la foi devient une idéologie parmi d'autres".
Ce qu'il dit ici de "l'idéologie" chrétienne rejoint ce qu'il a déjà dit dans d'autres textes d'un "pélagianisme" tout à fait néo. Seraient pélagiens ceux qui se fient trop dans les moyens stables (les recettes) de la religion et qui oublient "le risque de la foi", dit le pape. Il n'a pas forcément tort mais il emploie le mot pélagien dans un contexte très particulier, au sein d'une dialectique foi religion plutôt que dans la perspective classique du couple grâce et liberté. De même ci, il faut être précis : le pape n'emploie pas le mot "idéologie" au sens marxiste d'instrumentalisation, mais dans un sens que j'appellerais volontiers "bergsonien" : est idéologique toute foi qui serait seulement traditionnelle et pas actuelle. "Chercher Dieu dans le passé ou dans le futur est une tentation.(...) Le Dieu concret est aujourd'hui".
Dans cette perspective, tout restaurationnisme est "idéologique" et donc à fuir pour l'Eglise. Je dirais même : pour François, seul le restaurationnisme est idéologique. Ceux qui présentent des solutions toutes faites, expérimentées de longue date, n'ont rien compris à l'impératif d'actualisation qui est dans le concile Vatican II. Ils figent l'actuel dans l'éternel au lieu d'insérer l'éternel dans l'actuel. Comme dit ce grand jésuite qu'est le Père de Caussade (le pape ne le cite pas, mais il déclare préférer "les jésuites mystiques" aux jésuites ascétiques. Caussade doit donc être dans ses papiers) : "L'instant est l'ambassadeur de la grâce divine". Pour le pape, ce qui est (o combien !) valable dans l'itinéraire spirituel d'un individu, doit aussi être valable pour l'Eglise tout entière, qui comme il aime à le dire est "en chemin". On comprend les nombreuses exhortations à l'audace (aux évêques brésilien à Aparecida par exemple) : tout est possible, tout est réalisable sauf la restauration, qui ne saurait être qu'idéologique. Voilà pourquoi le pape (premier pape religieux depuis le camaldule Grégoire XVI) en appelle aux prophètes aux religieux qui sont des prophètes, aux jeunes qui ne doivent pas hésiter à "mettre le bazar" comme il leur a dit à Copacabana.
Ajoutons même si ce n'est pas dit en propres termes que, comme il n'aime pas ceux qui revendiquent un modèle dans le passé, le pape ne semble pas non plus attiré par les bonimenteurs du futur : "Chercher Dieu dans le futur (comme le fit Teilhard de Chardin) est une tentation". Les grandes réformes apparaissent comme des tentations... si elles ne sont pas longuement préparées.
Mais comment, dans ce cadre nouveau défini par l'impératif de l'actualisation, l'Eglise pourra-t-elle demeurer elle-même? Comment pourra-t-on être sûr -malgré les risques d'erreur que comportent de telles règles, le pape les reconnaît volontiers- que Rome reste dans Rome ?
Dans le texte publié par les jésuites, il n'est pas question du rôle normatif de la Tradition. C'est le peuple de Dieu qui est la norme.
"Nous devons cheminer unis dans nos différences, il n'y a pas d'autres solutions" dit le pape à propos de l'oecuménisme. L'orthodromie remplace ici l'orthodoxie. Et l'infaillibilité est celle de "l'ensemble du peuple de Dieu qui est infaillible dans le croire". Se séparer de cet ensemble du peuple de Dieu, c'est donc, pour le pape se séparer de Dieu : "L'image de l'Eglise qui me plaît est celle du peuple saint et fidèle (...) Le peuple est sujet". "Quand le dialogue entre les gens, les évêques et le pape va dans cette direction, il est loyal, alors il est assisté par le Saint Esprit". Je précise que "cette direction" c'est, dans le texte, celle de l'Eglise sujet et du peuple saint, fidèle et infaillible.
Cette ecclésiologie, qui reprend certains éléments de l'ecclésiologie traditionnelle, les isole de telle sorte que le visage de l'Eglise qui nous est donné paraît plus comme un visage rêvé ou fantasmé. Rien sur la crise profonde de la foi chez les fidèles eux-mêmes, qui nécessite plus que jamais peut-être, Jean-Paul II l'avait compris, des interventions du pape et des évêques. Juste une remarque sur les trop nombreux procès en hétérodoxie qui arrivent à Rome et qui devraient être traités dans les diocèses, pour plus d'efficacité et de compréhension.
Tenant ce langage pourtant, le pape revient sur lui-même. En bon jésuite, après avoir proposé l'image de "l'Eglise qui lui plaît", il fait immédiatement son examen de conscience : "Il faut rester bien attentif et ne pas penser que cette infaillibilité de tous les fidèles, dont je suis en train de parler à la lumière du Concile, soit une forme de populisme. Non : c'est l'expérience de notre Sainte Mère l'Eglise hiérarchique comme dit saint Ignace". Il a dû en coûter à ce péroniste de toujours, qui, provincial des jésuites recasa autant qu'il pouvait les camarades militants après la mort de Peron en 1976, de reconnaître qu'il ne pouvait pas être populiste, étant pape.
Il me semble que cette fois François nous a tout dit. Que fera-t-il ?
Je suis d'accord avec l'abbé Barthe pour penser qu'il fera peu de choses pour l'instant - sauf, dirais-je à l'abbé Barthe, contre le restaurationnisme : cela semble clair depuis qu'il a obligé les Franciscains de l'Immaculée à tous célébrer le Novus Ordo. Le pape a-t-il tort de s'en prendre aux restaurationistes ? Il a tort de les prendre pour les seuls idéologues de la chrétienté à une époque où, sous l'égide de Vatican II mal lu, disons 60 % des évêques sont dans ce discours cristallisé et immobile que François appelle idéologie. Il a tort d'en faire (une fois de plus) les boucs émissaires. Mais il a raison de souligner que la restauration ne mène à rien. La fidélité des chrétiens aux formes de la Tradition catholique est une fidélité toujours nouvelle, dans un contexte nihiliste qui est, lui en tout cas, absolument nouveau et dont les traditionalistes ont souvent pris la mesure avant les autres chrétiens (Jean Madiran est un exemple de cette lucidité).
Les contradictions entre la pensée et le réel, entre l'Eglise qu'il aime et l'Eglise qui est sont trop nombreuses pour que François agisse autant qu'il aimerait le faire. Reste qu'il voudra faire avancer le Vaisseau Eglise par quelques gestes forts. Comme Jean XXIII. Pour l'instant le pape essaie des mots (sur les homosexuels), des signes (sa 4L), mais attention : il est à la recherche de ces gestes qui changent tout, moyennant un investissement purement symbolique. Pourquoi symbolique ? C'est que l'Eglise d'aujourd'hui n'a pas les moyens de se payer un Vatican III, il le sait.
Que feront les traditionalistes ? Montrer qu'ils sont là où on les attend : des restaurationnistes ? Ce serait suicidaire. Dans cette Eglise populaire, leur place dans les vieilles chrétientés est considérables. Ils sont partout et ils sont porteurs de la radicalité chrétienne. La Tradition liturgique, qui est le langage que l'Epouse tient à son Epoux divin, doit continuer à être parlée aujourd'hui : elle manquerait au coeur de l'Eglise orante de façon dramatique. La tradition théologique dans sa plus grande amplitude, comme l'a souhaité Vatican II contient les réponses que le monde attend des chrétiens. Loin d'être des restaurationnistes nostalgiques d'un ordre disparu, qui n'avait d'ailleurs pas que des qualités, les traditionalistes aujourd'hui sont nécessaires à la Révolution chrétienne. C'était le 18 juin dernier, pour nous Français cette date est pleine de sel : le pape décrétait la Révolution chrétienne.Mais qu'est-ce que la Révolution chrétienne ? Si ce n'est pas un mot de plus, si ce n'est pas un machin qui fait flop, dans un premier temps, nous explique François, c'est le retour de chacun à sa rencontre avec le Christ, à l'authenticité de sa vie intérieure. Dans un second temps, c'est le retour de chacun à la radicalité de l'Evangile et à sa Transmission immarcescible. Si le pape François est aujourd'hui tellement populaire, c'est que, volens nolens, de tout son coeur de jésuite, il porte le retour à cette Tradition véritable.