« Seigneur, je ne suis pas digne ». Ces simples mots résonnent en latin, trois fois répétés à haute voix par le prêtre qui célèbre les saints mystères, juste avant qu’il ne communie, histoire d’abord qu’il n’oublie pas la médiocrité de son humanité – son indignité devant le Seigneur. A chaque fois, le prêtre continue sotto voce, reprenant les paroles du centurion romain (Matth. 8, 8) : « Je ne suis pas digne que vous entriez sous mon toit mais dites seulement une parole et mon âme sera guéri ». La parole évangélique était : « mon serviteur sera guéri ». Cette légère modification est un antique coup de génie, dont on ne connaît pas l’origine. Elle permet d’appliquer au communiant (le prêtre d’abord, ensuite les membres de l’assemblée) non seulement le sentiment d’indignité mais la foi du centurion romain qui prononce ces paroles dans l’Evangile.
Le centurion, rappelons-le, vient supplier Jésus de guérir
son serviteur qui est à la mort. Il a compris que le Seigneur n’est pas un
thaumaturge ordinaire. Un thaumaturge ordinaire touche le malade qu’il est
censé guérir. Le Seigneur, maître du ciel et de la terre n’a pas besoin de se
rendre au chevet du malade. Manifestant sa divinité, pense le centurion, il
peut le guérir à distance. A Capharnaüm par exemple, on amène à Jésus un
paralytique pour qu’il fasse un miracle. Ce Romain, qui n’est pas initié aux
prophéties de l’Ancien Testament, qui regarde la situation avec un regard neuf,
comprend d’instinct, comprend par la foi que le Christ n'a pas besoin de se rendre auprès du malade, que le pouvoir du Christ s’étend sur
le ciel et la terre. On retrouve la même idée au chapitre 4 de saint Jean, qui raconte la guérison du fils d'un intendant royal : elle s'est passée, à distance, au moment même où le Christ avait dit : "Ton fils vit". De même nous, lorsque nous communion, nous voyons du pain,
nous goûtons et nous touchons du pain, mais nous comprenons que sous cette
apparence matérielle, par un miracle divin, par une transformation surnaturelle, le Christ, maître du temps et de l'espace, est devenu ce pain. Et Jésus admire
notre foi dans son sacrement, comme il admira, dans saint Matthieu, la foi du centurion, dont nous prenons la place en reprenant ses paroles : Domine non sum dignus.
Voilà l'oeuvre de la communion : nous reprenons les paroles du centurion, nous prenons sa place et nous recevons comme lui le regard admiratif du Christ pour la foi qui nous anime.
Ce qui est frappant
dans le rite de communion, c’est l’absence de grandes prières de louanges ou d’action
de grâce. La liturgie, par les gestes de révérence qu’elle réclame, impose aux
célébrants et aux assistants le respect et même, à travers les génuflexions et
les agenouillements, les conditions extérieures de l’adoration intérieure, mais
s’abstient de tout développement théologique, laissant le communiant trouver
les mots pour manifester son émotion spirituelle. Quand on supprime ces formes
extérieures, jusqu’à recommander la communion dans la main, le rite latin se
trouve extrêmement pauvre, doctrinalement minimaliste, jusqu’à l’obscurité.
Aujourd’hui, la nouvelle forme du rite latin devient souvent une forme rituelle
rapidement exécutée, j’allais dire exécutée pour la forme et relayée par des
cantiques aux paroles fortes, à la piété efficace, mais qui ne constituent pas,
qui ne peuvent pas constituer l’action sacrée.
C’est à chacun d’accueillir le Seigneur dans sa demeure comme
il en est capable, avec les sentiments qui sont les siens hic et nunc ou les
mots qu’il ramasse dans sa mémoire. Le « dit » du mystique n’est pas
du ressort de l’action sacrée qu’organise la liturgie. Autres sont les paroles
et autres les actions. La liturgie latine fait poser des actes de respect mais,
parce qu’elle a choisi la brièveté, ne se préoccupe pas de la mise en mots. « Ce
ne sont pas ceux qui disent Seigneur, Seigneur qui entreront dans le Royaume de
Dieu, mais ceux qui font la volonté de mon Père qui est au Cieux ». Si l’on
veut pousser le paradoxe au plus loin : la liturgie ne nous convoque pas à
une réunion de prière, les chants de louange et d’action de grâce ne sont pas
immédiatement liturgiques. La liturgie est une action enracinée dans l’espace
et dans le temps. Quelle action ? Une action sacrée, un sacrifice. L’étymologie
du mot est significative : sacrum facere : faire le sacré.
Ainsi, utilisant pourtant toujours les mêmes prières et les
mêmes paroles, la messe célébrée est une action, chaque jour différente, animée
de sentiments d’offrande qui ne sont pas les mêmes et couronnée par un acte de
communion avec Dieu, avec l’Infini, avec l’amour absolu, qui vibre toujours un
peu autrement, tout en représentant chaque fois une image créée de l’Infini
auquel on communie, qui est une image différente. Je pense à cette idée de
saint Thomas d’Aquin dans son Traité de la création, qui explique que la
multiplicité et la diversité des créatures sont des images de l’Infini divin.
Chacune de nos communions est différente parce qu’en chacune d’elle, l’étant
créé que nous sommes se connecte autrement à l’Infini divin.
Les prières de la communion ne sont donc pas des textes
lyriques, comme on en a vu beaucoup dans les livres de prière du XIXème siècle.
Tirée du propre de la messe, la communion, qui peut être chantée en grégorien,
reste le seul témoin de la louange liturgique à ce moment de l’action
liturgique. Et souvent c’est un texte court, le plus souvent un verset de psaume,
qui sert de refrain à la récitation du psaume. Exemple ? « Goutez et
voyez comme le Seigneur est bon. Heureux l’homme qui espère en lui »
(Psaume 34, 9). C’est la communion du 14ème dimanche après la
Pentecôte. Hymne d’espérance dans le soutien de Yahvé. Hymne de joie dans la
communion au Seigneur. Pour exprimer les sentiments de piété devant le miracle
de la transsubstantiation, on ne s’autorise pas à trouver des paroles
originales, mais on donne leur sens maximal aux paroles de louange que le
Psalmiste avait trouvé sous la motion du Saint Esprit… quelques siècles avant
le Christ…
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