mercredi 16 mars 2011

Comment peut-on être hétéro...nomes ?

Cher Julien, j'ai senti la profondeur de vos questions sur le septième billet de carême. J'ai senti cette profondeur parce que, comme vous l'indiquez, ce sont des questions que je me suis posées moi-mêmes... pour moi-même.

Comment peut-on être hétéronome ? Comment peut-on laisser agir en soi une autre loi que la sienne propre ? Comment peut on s'en remettre à un autre que soi pour soi ? Sommes nous des esclaves ?

Saint Paul au début de l'épître aux Romains se dit "l'esclave de Dieu". Esclave : en grec doulos, en latin servus, il n'y a pas d'erreur. Dieu est-il un grand esclavagiste ?

J'ai beaucoup aimé la mise au point de Giorgio Agamben dans Le temps qui reste, à ce sujet : "Le syntagme 'escalve du Messie' définit pour Paul la nouvelle condition messianique, le principe d'une transformation particulière de toutes les conditions juridiques". Autrement dit, riches ou pauvrres, esclaves ou hommes libres, prolétaires ou bourgeois, nous sommes tous à égalité des esclaves du Christ. Agamben cite deux autres textes de Paul.
Voici le premier I Cor 7, 23 : "Qui a été appelé en tant qu'esclave dans le Seigneur est un affranchi du Seigneur. de la même manière qui a été appelé libre est esclave du Messie". "A été appelé", grec kletos : c'est la vocation qui est au fond de toute conversion. Il y a un ordre de la vie civile, qui reste ce qu'il est (Paul ne veut pas faire la Révolution) ;et il y a un ordre nouveau, celui de la vocation. Dans cet ordre, peu importe que l'on soit esclave ou homme libre, on est libre dans le Christ (ou esclave dans le Christ mais c'est la même chose).
Voici le second, Philémon 16 : "Peut-être bien Onésime, ton esclave fugitif qui a trouvé refuge auprès de moi, n'a-t-il été séparé de toi momentanément que pour t'être rendu pour toujours, non plus comme un esclave, mais comme un super-esclave (hyper-doulos), comme un frère chéri". Saint Paul ne parle pas immédiatement de Dieu, maios cela revient au même, l'amour de Dieu et l'amour du prochain s'identifiant. Le super-esclave est en même temps un frère chéri, comme dans le texte de Matth. qui fait l'objet du Septième billet, celui qui fait la volonté de Dieu est en même temps un frère du Christ. Le christianisme ne vient pas POUR abolir l'esclavage, mais pour faire des super-esclaves, qui, parce qu'ils sont des super-escalves, sont aussi des hommes libres : des frères.

Trop compliqué ? Mais qu'y a-t-il d'autre ? Vous ne voudriez tout de même pas vous débrouiller tout seul dans l'existence ? Direz-vous comme Sartre à la fin des Mots : "Ma seule affaire était de me sauver (...) Je me suis mis tout entier à l'oeuvre pour me sauver tout entier". Etonnons-nous qu'ensuite le même Sartre ajoute avoir "rangé l'impossible salut au magasin des accessoires". il a voulu se sauver... lui-même. Le protestant qui sommeillait en lui savait bien que c'était impossible. Il ne restait que... le magasin des accessoires ou la tendre confiance en un Dieu qui sauve toujoujours celui qui l'invoque. Un Dieu qui nous demande... l'hétéronomie.

Mais voyons ce que donne le magasin des accessoires. Le salut est impossible ? Dieu n'est pas souhaitable ou plutôt pas souhaité ? [Dans L'existentialisme est un humanisme, cette phrase : "Si Dieu existait, ce serait une raison supplémentaire de le combattre"]. Rigoureusement Sartre en tire les conséquences : "Que reste-t-il ? Tout un homme fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n'importe qui". Le Magasin des accessoires nous renvoie un immense "A quoi bon ?" dans lequel a sombré plusieurs fois même l'humanisme de Sartre. Tout vaut tout ? Tous valent chacun ? Alors Rien ne vaut rien et personne ne tire son épingle du jeu.

Pour tirer son épingle du jeu ? Il faut parier. Pour la suite, rendez-vous jeudi à 19 H 30. Je parle du Pari de Pascal, à l'invitation de Bernard Antony au siège de Chrétienté solidarité.

11 commentaires:

  1. Je trouve que le pari est actuellement plus facile à faire qu'au temps de Sartre. La culture de mort s'est nettement montrée désormais au bout de la route du relativisme. Alors quand on aime un peu la vie, le choix est vite fait.

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  2. Cher abbé,

    Comment vous répondre, je ne dis pas bien, mais d’une manière qui soit digne de vous ?

    1. IL y a peut-être d'abord ceci: le christianisme, c'est la victoire du "mono" sur le "multi", comme nous l'a excellemment expliqué A.S il y a quelques jours, du "mono" sur le "poly", même si ça ne plairait guère à alain de benoist qui dit "préférer généralement le "poli" au "mono", et pourtant de l'"hétéro" sur l'"homo". Disons qu'avant d'être hétéronome, on ne doit pas être l'homologue de soi, tout comme on ne doit pas se complaire dans son monologue intérieur, suivez mon regard et pointez du doigt votre serviteur!

    2. Certes, cela libère: sortir de l'homologie qui est une forme d'esclavage, pour entrer dans l'hétérophilie. Se faire des amis, se chercher des frères, avec lesquels il fasse bon vivre. Des frères dont on soit le gardien. Même dieu se cherche des frères, même dieu se cherche des amis:
    "Je ne vous appelle plus mes serviteurs, Je vous appelle mes amis."
    Mais c'est ici que ça se corse: être ami, c'est se mettre au service, répondre à une demande, ceindre un tablier et laver les pieds de ses amis.
    "Vous êtes mes amis si vous faites ce que Je vous commande", "parce que vous êtes en mesure de comprendre où je vais, n'étant pas de simples suiveurs puisque vous connaissez Mon Dessein et vous savez où va Mon Père: Nous vous avons indiqué la destination. Si vous doutez de la route, vous connaissez la destination, c'est donc librement que vous pouvez choisir si vous voulez vous y rendre avec Nous à Ma suite. Et, si vous y consentez, c'est dans l'autonomie que vous choisissez l'hétéronomie. Donc vous pouvez me suivre, me servir, en amis.

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  3. (suite)
    3. Jusque là, on est d'accord. Je suis sorti de l'homologie à moi-même pour entrer dans l'hétérophilie, et c'est en plein autonomie que j'ai choisi de devenir hétéronome, par Amitié pour dieu et désir de me trouver des frères. Ca, je le veux bien, mais à une condition...
    "ah, si tu commences à y mettre des conditions, tu es mal parti, mon bonhomme..."
    Ecoutez ma condition: c'est que l'amitié s'éprouve dans l'épreuve, mais que l'épreuve ne soit pas le seul creuset de l'amitié. Je désire que l'amitié ne soit pas que l'importunité d'une longue épreuve. Car, dans le cas contraire, Dieu va m'en vouloir et je vais me mettre à en vouloir à dieu. Dieu va Se sentir inconsolable de ce que je ne sois jamais à la hauteur, et je ne pourrai plus croire qu'Il ne m'a point harponné avec cet hammeçon du bonheur, attrape-couillon, du:
    "Venez à moi, vous tous qui ployez sous le fardeau, et Je vous procurerai le repos, car mon joug est léger", tu parles!
    Ce n'est pas tant le fait d'être haï ou perdu de réputation parce qu'on dirait la vérité qui est redoutable: c'est de perdre la légèreté, c'est de devenir lourd, pondéralement autant que lourd de coeur. Ce n'est même pas tant d'être traité de ringard, c'est d'être traité de lourdingue..." Pardonnez ce que je vais vous dire: mais les seuls gens littéralement légers (pas les femmes légères, ni les esprits légers), mais les esprits sensés et légers) que j'ai connus, esprits ailés, si vous voulez, étaient des êtres areligieux, êtres rares, qui se nantissent bien de quelque superstition lorsqu'ils viennent à perdre un proche, en eux l'animal religieux se réveille comme tout autre fauve,mais qui, pour le reste, sans être désabusés, essaient de comprendre: "vivre, comment ça marche"? qui essaient d'être fonctionnels... La vérité de ce qui fonctionne, c'est peut-être un peu organique et pragmatique, ça n'a pas l'air de grand-chose, mais c'est le début de l'hétéronomie, parce que c'est se conformer pragmatiquement à ce qui fonctionne naturellement. Et cette hétéronomie-là, qui ne repose pas sur une demande incessante, a le mérite d'être légère.

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  4. (suite)
    4. Or la religion ne prend rien à la légère. Vous avez bien raison de dire qu’elle n’a pas aboli l’esclavage. A la condition du disciple que vous décrivez, en vous appuyant sur la mise au point de Giorgio Agamben, on pourrait ajouter un autre exemple : c’est celui du « sermon sur la montagne » où Jésus, quand IL propose à Son disciple de faire deux mille pas avec celui qui lui demande d’en faire seulement mille avec lui, semble faire l’apologie de l’esclavage et de l’exploitation, à moins qu’on n’interprète cette demande comme celle d’accompagner son prochain. Toujours est-il, un commentateur le note bien, que nous avons beau jeu de nous moquer de l’étymologie supposée de l’ »islam » qui serait à chercher dans la soumission (alors que le « salim » représente à la fois ce qui est sain et ce qui ne fait pas obstacle à la parole entendue). Il y a décidément un point où toutes les religions se rejoignent à défaut de se valoir. Mais ne nous perdons pas dans ce débat où nous ne sommes que trop passés maîtres à nous déchirer. Si le christianisme, loin d’abolir l’esclavage, semble en faire l’apologie et emprunte à la figure de l’esclave pour désigner la condition du disciple, nous finissons par nous demander si nous avons seulement droit au plaisir. Je ne dis pas droit au bonheur, le bonheur n’est pas un état permanent, je vise plus petit, ce plaisir naturel et nécessaire dont parlait Epicure. Si nous sommes des héros fatigué, à force de n’entendre jamais une motion de l’esprit qui nous accorderait ce droit au minimum de plaisir nécessaire à entretenir un élan vital alangui de ne plus sembler nous appartenir, notre tendance naturelle est de nous réfugier au « « magasin des accessoires ». Il est possible que la solution à ce problème du droit au plaisir soit que nous n’avons pas le droit de nous le donner, mais que nous avons celui de le recevoir. Seulement, c’est si difficile de ne pouvoir jamais se le donner que nous finissons par le prendre où il nous paraît monayable, et c’est au « magasin des accessoires ».

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  5. (suite et fin)
    5. Or nous ne fréquentons pas seulement le « magasin des accessoires » parce que nous voulons prendre du plaisir pour nous. Il se peut aussi que nous allions nous y fournir pour en offrir à ceux que le sort n’a pas épargnés et qui, si personne ne tirait son épingle du jeu dans le cas où tout se vaudrait, eux certainement ne la tireront pas, que tout se vaille ou non. Nous allons peut-être au « magasin des accessoires » pour leur offrir un cadeau qui leur soit plus immédiatement accessible que la promesse d’une vie future qui ne va pas pouvoir les contenter. Sartre n’a peut-être pas toutà fait tort de reléguer le salut au « magasin des accessoire » parce que nous le croyons « impossible », étant donné, non seulement le caractère presque surhumain de l’oblation, mais le caractère fondamental de l’inégalité devant le malheur, la seule qui soit vraiment intolérable et qui fait qu’il y a des gens tellement accablés qu’ils ne pourront jamais tirer leur épingle du jeu et qu’ils sont incapables de parier, j’en ai connus, et je ne parle pas de moi ! C’est pourquoi nous préférons nous rejeter sur du consommable et compenser par là. Compenser au lieu de prier pour autant que, si prier, c’est penser avec, alors prier, c’est compenser. Mais quand bien même ne le fréquenterions-nous pas pour des motifs si nobles, nous allons au « magasin des accessoires » parce qu’il nous faut du divertissement et des diversions, de la culture, de la musique, de la farce pour l’esprit, et nous en sommes tous là. Qui peut dire qu’il ne fréquente jamais « le magasin des accessoires » ? A-t-il reçu une permission divine pour y aller faire ses amplettes, ou y va-t-il à bout d’esclavage et d’hétéronomie qui ne s’articule pas suffisamment avec des exercices de retour à soi ou de retour sur soi, qui permettent à celui qui a donné sa vie d’avoir parfois l’impression de respirer ? A moins que l’on craigne de perdre le souffle parce qu’en donnant sa vie, on a parié qu’on n’allait rien recevoir, et c’est alors notre pari qui a manqué de foi !

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  6. S'il m'était permis de m'immiscer dans le débat, je serais tenté d'arguer qu'il est peut-être mal posé. En effet, s'il semble difficile de fonder la morale sur l'autonomie au sens kantien du terme, cela ne signifie pas nécessairement qu'il faille le poser dans l'hétéronomie. Rappelons en effet que le fondement de la morale, pour saint Thomas d'Aquin réside dans la conformité des actes à la droite raison. Or à ma connaissance, tout homme est doué de raison, même si de fait toute volonté n'est pas droite. Il est vrai qu'à cause de l'obscurcissement dû au péché originel, la connaissance effective de tous les devoirs de l'homme suppose la révélation, mais ces devoirs sont (hormis évidemment ceux qui relèvent du domaine de la grâce) connaissables comme vrais par la seule raison une foi que celle-ci a été informée par la révélation. Pour les férus de théologie, disons qu'il s'agit là de la distinction entre le révélé et le révélable.
    De fait, une autre question est celle de l'obéissance qui pose une certaine hétéronomie, à ceci près que la vertu d'obéissance est elle-même soumise à la droite raison : il y a une obéissance indiscrète, il n'est pas difficile de s'en rendre compte (n'en déplaise à l'abbé de Tanoüarn qui autrefois tenait une bien autre discours sur ce point) en cette époque de béatification de Jean-Paul II et de convocation d'Assise III... On pourrait développer plus amplement cette question de l'opposition entre autonomie et hétéronomie (notamment en montrant, pour faire plaisir à certains amis de Guillaume qui comme le rappellent Julien, "préfèrent le 'poly' ou 'mono' ", la dimension initiatique que recèle une certaine forme d'hétéronomie bien comprise) mais je vais me promener un peu pour profiter du printemps qui commence à poindre, quitte à donner des précisions dans un second post). juste cependant une dernière remarque en rapport au 4. de Julien : du point de vue kantien (dont je parle avec d'autant plus de liberté qu'il n'est pas le mien), ce n'est pas tant l'obéissance à Dieu que la recherche du plaisir qui relève de l'hétéronomie...
    P.R.

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  7. Pour donner quelques précisions supplémentaires, tout en restant dans des généralités assez vagues et assez grossières, on pourrait opposer deux types de morale : une morale de l'autonomie, comme la morale kantienne et une morale de l'hétéronomie comme la morale scotiste (celle de Duns Scot, un philosophe et théologien médiéval qui s'est souvent opposé aux idées de saint Thomas d'Aquin). Pour Duns Scot, le fondement de la morale se trouve dans la volonté et non (comme le pense saint Thomas) dans la raison. Par exemple, ce n'est pas parce qu'un roi décide d'une loi avec sagesse que celle-ci est une règle morale ou juridique obligeant ses sujets, mais seulement parce que sa volonté en a décidé ainsi. En particulier, le fondement ultime de la loi morale se trouve non dans l'intellect divin (en tant qu'archétype et mesure des choses) comme le pense saint Thomas, mais dans la volonté divine. Application concrète : Dieu aurait pu autoriser le meurtre et le viol, auquel cas ce n'auraient pas été des péchés. C'est seulement parce qu'il les a condamnés que ces crimes sont condamnables. Un tel point de vue a été encore accentué par Guillaume d'Ockham : il était en effet tout-à-fait en conformité avec le nominalisme de celui-ci pour lesquels les choses n'ont pas de nature définie.
    Je pense que l'on conviendra facilement que ce point de vue n'est pas le point de vue chrétien authentique. Celui-ci suppose que la loi morale, au moins en ce qui concerne la morale naturelle mais même en grande partie pour la morale surnaturelle, se fonde davantage sur l'intellect divin en tant que fondement de la nature des choses que sur la volonté de Dieu. Par conséquent, l'homme aura un comportement moral en obéissant à sa raison qui est un reflet très affaibli de l'intellect divin ainsi qu'en suivant les conseils ou ordres d'autrui dans la mesure où ils sont légitimes et conformes à la sagesse. On ne sera donc ni dans le domaine de la pure autonomie, ni dans le domaine de la pure hétéronomie... D'ailleurs, en réalité, beaucoup de morales (qu'on pense à l'utilitarisme à la Stuart Mill ou à la morale de responsabilité) ne peuvent pas se définir de façon simple et univoque en termes d'autonomie ou d'hétéronomie. (à suivre)
    P.R.

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  8. Pour rester dans la continuité du commentaire précédent, nous dirons que la vraie morale n'est ni entièrement autonome, ni entièrement hétéronome, mais se situe entre les deux. D'autres systèmes moraux, nous l'avons noté, ne prêchent pas non plus une morale de l'autonomie ou de l'hétéronomie. De ce point de vue, on pourrait classifier les systèmes moraux un peu à la manière des termes philosophiques : ceux-ci peuvent avoir une signification univoque ou équivoque (homonymie) mais aussi avoir un statut intermédiaire, celui de l'analogie, point sur lequel je pense que l'abbé de Tanoüarn ne me démentira point (l'étude de l'analogie est un peu son péché mignon)... Cependant, comme le dit Cajétan que connaît bien l'abbé de Tanoüarn, les termes analogiques peuvent tantôt prendre le statut des termes univoques et tantôt celui des termes équivoques. De la même façon, la morale authentique peut tantôt prendre la coloration de l'hétéronomie, tantôt celle de l'autonomie.
    Mais pourrait me demander un lecteur du Métablog, que faites vous des citations du message précédent, citations claires extraites du Nouveau Testament ? d'une part, les propos de l'abbé de Tanoüarn dans ce texte admettent à la fois une certaine forme d'autonomie et une certaine forme d'hétéronomie ce qui est conforme aux principes rappelés précédemment. D'autre part, il convient évidemment de distinguer le point de vue de la philosophie morale (fût-elle chrétienne ou d'inspiration chrétienne) de celui de la théologie et de l'exégèse. Même d'un point de vue théologique, il convient de manier les citations bibliques avec précaution, en tenant compte de leur contexte et de l'analogie de la foi. L'analogie de la foi tient compte du fait que les propos de l'écriture sainte, s'ils ont en général un sens profond et même plusieurs sens en même temps, doivent être interprétés en tenant compte d'autres textes de l'écriture qui pourraient à première vue sembler aller en sens contraire (c'est d'ailleurs ce qui alimente le genre talmudique du Midrash). Par ailleurs, pour ce qui est du contexte, les propos du Christ selon lesquels il ne fait pas sa volonté "mais la volonté de son Père" doivent être pris dans le contexte des accusations que lui lancent les scribes : sans quoi, on pourrait aussi bien en déduire des hérésies christologiques (négation de la divinité du Christ). Il nous semble donc qu'il faut tenir compte dans un tel débat de la spécificité des lieux théologiques (écriture sainte, pères de l'Eglise, auteurs spirituels), même si évidemment on ne peut pas éluder l'autorité des textes de l'écriture. Cette autorité me semble cependant bien préservée si l'on admet que la vraie morale, quoiqu'intermédiaire entre pure autonomie ('enfant de Dieu') et pure hétéronomie ('esclave de Dieu'), peut cependant prendre les formes de l'une et de l'autre. A supposer qu'une telle position soit à modifier en théologie morale, elle semble cependant suffisante en philosophie morale. (à suivre)
    P.R.

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  9. Dernier point : dans quel mesure l'obéissance à Dieu relève-t-elle de l'autonomie ou de l'hétéronomie ? En un sens, elle pourrait relever de l'hétéronomie ; en un autre sens, cependant, dans la mesure où l'obéissance à Dieu est une évidence d'un point de vue rationnel dès qu'on admet son existence (c'est plutôt l'épisode du combat de Jacob avec l'ange dans la Genèse qui pourrait éventuellement surprendre...), elle peut sembler ne pas contredire l'autonomie : je pense même que d'un point de vue kantien, elle pourrait être considérée comme raisonnable non pas en tant que fondement de la morale, mais en tant que conclusion et résumé (même si hélas, la morale kantienne serait une piètre manière d'épouser la volonté divine).
    Pour aller plus en profondeur, nous ferons référence au chapitre 88 du livre IIIe de la Somme Contre les Gentils, chapitre dans lequel saint Thomas semble indiquer que Dieu, s'il n'est pas proprement cause intrinsèque de l'action humaine, ne peut pas non plus en être considéré comme une cause extrinsèque au sens ou une action extérieure en serait une cause extrinsèque, en ce sens où l'homme ne pouvant agir sans l'influence de la causalité divine, celle-ci ne diminue pas sa liberté de choisir ses actes et de lui obéir ou de lui désobéir. D'une certaine manière, et bien que Dieu soit infiniment transcendant, comme il est nécessaire (il ne pourrait pas ne pas être) et est au fondement même de l'existence de l'homme (il est son créateur), Dieu n'est pas à proprement parler une cause extrinsèque de l'action humaine, même s'il n'en est pas non plus à proprement parler une cause intrinsèque. Ou en un sens, Dieu à la fois est cause extrinsèque et n'est pas cause extrinsèque de l'action humaine.
    De la même manière, on pourrait considérer que l'obéissance à Dieu en un sens correspond à un forme, mais une forme supérieure d'hétéronomie, et en un sens, est au-delà de la distinction entre autonomie et hétéronomie - dans la mesure où, si Dieu n'est évidemment pas identique à sa créature, il est cependant au fondement de son être propre.
    Quant à l'obéissance aux hommes, spécialement quand elle prend les formes de la direction spirituelle, elle peut prendre la forme d'une hétéronomie à caractère en quelque manière initiatique, au moins dans les formes supérieures de la vie spirituelle, par exemple dans la vie religieuse : ce qui fait abstraction de la distinction entre initiation bénéfique et initiation au mauvais sens du terme, suivant qu'il s'agisse de vie religieuse catholique authentique, ou de congrégations religieuses liées à une fausse religion et mêlant des erreurs philosophique à un enseignement moral parfois moins corrompu (une certaine forme d'ascèse étant souvent requise à différentes formes d'initiations, même dans les cas où celles-ci sont opposées au christianisme). Quant-à l'union de la volonté humaine à la volonté divine, elle relèverait globalement plutôt du domaine mystique que du domaine initiatique, ce dernier étant lié davantage à une transmission humaine d'une certaine forme de sagesse et l'union de l'âme à Dieu relevant principalement de la charité laquelle préside au champs de la mystique (au moins de la mystique chrétienne).
    P.R.

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  10. A P.r: venant de lire vos quatre commentaires répondant magistralement aux quatre miens, qui se sont plutôt proposés comme un parcours existentiel en regard de l'hétéronomie proposée par l'abbé de tanoüarn, j'en retiens la distinction, essentielle à mon sens, entre une morale fondée sur la raison et donc sur la sagesse, et d'autre part une morale fondée sur la volonté. La "voie unitive" dont nous a entretenus a.s. réclame au plan humain que nous veilliions à ne pas exagérer notre dualisme de créature déchue et déchirée par la chute, et donc que nous prenions une assise confiante en cette sagesse qui précède tellement notre marche que dieu l'a placée à l'intérieur de nous. Il est évident que, sous l'influence kantienne de l'aufklärung, le monde contemporain a mis l'accent sur une morale de la volonté, non pour mieux coïncider avec celle de dieu dans une union plus étroite avec Lui, mais dans un désir d'émancipation et d'autonomie. La morale kantienne a été servie pour s'instituer par le fait que l'Evangile fait très souvent appel à la notion de Volonté. Or la volonté, comme la maîtrise de soi, est décevante. Car elle est une force qui n'a pas toujours celle de parvenir aux résultats qu'elle vise, au contraire de l'intelligence, qui a toujours celle de s'ajuster, surtout si elle n'est pas abusivement divisée contre elle-même, ni livrée sèchement à une compréhension exempte d'affect, mais veille à rester éclairée par ces "raisons du coeur", que l'abbé de tanoüarn aime à nous rappeler, pour ne pas faire des glaçons humains des "animaux raisonnables" que nous sommes.

    Cordialement

    J. Weinzaepflen

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  11. Cher Julien,

    je vous avouerai que pour ce qui est d'éviter de diviser la raison contre elle-même, je ne suis peut-être pas un modèle en raison de ma première formation philosophique (hégélienne). Par ailleurs, je ne suis pas certain que Kant corresponde exactement à l'Aufklärung - par exemple, suite aux positionnements de Kant et de Jacobi, certains représentants de l'Aufklärung ont affirmé que le projet de l'Aufklärung était inséparable de la possibilité d'une religion rationnelle, donc d'une preuve rationnelle de l'existence de Dieu. Déjà, Hume s'était opposé à la religion naturelle typique des Lumières (peut-être moins en France, je vous l'accorderai).
    A cet égard, le problème de l'époque actuelle serait plutôt le problème opposé car il ne consiste pas tant à rejeter la religion révélée qu'à rejeter la connaissance simplement rationnelle de la divinité. C'est en cela que nos problèmes actuels s'enracinent davantage en Hume et en Kant que dans les Lumières sous leur forme typique.

    Par ailleurs, l'évangile, évidemment, parle davantage de la volonté que de la raison. Pourquoi cela ? Essayez simplement d'imaginer comment le Christ aurait pu tenir publiquement des propos correspondant à la philosophie thomiste et vous aboutirez à un résultat tout aussi ridicule (et d'ailleurs peut-être pas si différent) que les vies de Jésus écrites par le jeune Hegel dans lesquelles le Christ parle le langage de la morale kantienne. C'est justement pour cela que je parlais de la distinction des "lieux théologiques" et de l'opportunité de tenir compte de leur caractère propre. Il est possible que le Christ ait parlé de l'importance de suivre sa raison dans ses propos privés avec ses disciples, avant, ou après sa résurrection (par exemple pour critiquer le légalisme des pharisiens ou pour répondre à des questions d'ordre moral ou spirituel qui se posaient à tel ou tel disciple), mais il aurait été ridicule d'inclure de tels propos dans un récit évangélique : le Christ, en effet avait une fonction de prophète et non de philosophe. En revanche, de telles idées apparaissent en filigrane dans les textes de saint Paul sur les païens qui suivent la loi naturelle, même si c'est évidemment de manière moins nette que chez saint Thomas. Pourquoi ? Saint Paul, n'était pas un prophète comme le Christ, mais un penseur, de sorte que de tels propos ont leur place naturelle dans ses discours : cependant, il ne s'agit pas non plus d'un philosophe à la manière scolastique (même s'il est sans doute aussi, en un sens, un philosophe) de sorte qu'il n'isole pas les thèmes philosophiques du reste de son discours comme pourrait le faire un penseur médiéval.

    Cordialement.

    P.R.

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