mardi 29 mai 2012

[Echos Littéraires] «Et bientôt tout le monde courbait l'échine pour l'Élévation» – G. Simenon, L’Affaire Saint-Fiacre

Dans le texte qui suit, le Commissaire Maigret assiste à la première messe du Jour des Morts. Non par piété, mais parce qu’une note l’a averti qu’un crime doit y être commis. C’est le début de l’«Affaire Saint-Fiacre», roman de Georges Simenon, qui écrivait pour le plus grand nombre. C’est qu’à l’époque (1933), l’atmosphère religieuse, et ses rites, et son rythme, faisaient partie du bagage du grand public. Lis donc, lecteur, et mesure ce qui a été perdu. [Signalé par Messa in Latino – via Benoît et Moi]
«Il y avait d'autres ombres qui convergeaient vers la porte vaguement lumineuse de l'église. Les cloches sonnaient toujours. Quelques lumières aux fenêtres des maisons basses : des gens qui s'habillaient en hâte pour la première messe. Et Maigret retrouvait les sensations d'autrefois : le froid, les yeux qui picotaient, le bout des doigts gelé, un arrière-goût de café. Puis, en entrant dans l'église, une bouffée de chaleur, de lumière douce ; l'odeur des cierges, de l'encens... - Vous m'excusez... J'ai mon prie-Dieu... dit-elle. Et Maigret reconnut la chaise noire à accoudoir de velours rouge de la vieille Tatin, la mère de la petite fille qui louchait. La corde que le sonneur venait de lâcher frémissait encore au fond de l'église. Le sacristain achevait d'allumer les cierges. Combien étaient-ils, dans cette réunion fantomatique de gens mal réveillés? Une quinzaine au plus. Il n'y avait que trois hommes : le bedeau, le sonneur et Maigret.
... un crime sera commis...
A Moulins, la police avait cru à une mauvaise plaisanterie et ne s'était pas inquiétée. A Paris, on s'était étonné de voir partir le commissaire. Celui-ci entendait du bruit, derrière la porte placée à droite de l'autel, et il pouvait deviner seconde par seconde ce qui se passait : la sacristie, l'enfant de chœur en retard, le curé qui, sans un mot, passait sa chasuble, joignait les mains, se dirigeait vers la nef, suivi par le gamin trébuchant dans sa robe... Le gamin était roux. Il agita sa sonnette. Le murmure des prières liturgiques commença.
... pendant la première messe...
Maigret avait regardé une à une toutes les ombres. Cinq vieilles femmes, dont trois avaient leur prie-Dieu réservé. Une grosse fermière. Des paysannes plus jeunes et un enfant... Un bruit d'auto, dehors. Le grincement d'une portière. Des pas menus, légers, et une dame en deuil qui traversait toute l'église. Dans le chœur, il y avait un rang de stalles, réservées aux gens du château, des stalles dures, en vieux bois tout poli. Et c'est là que la femme s'installa, sans bruit, suivie par le regard des paysannes.
Requiem aeternam dona eis, Domine...
Maigret eût peut-être encore pu donner la réplique au prêtre. Il sourit en pensant que jadis il préférait les messes de mort aux autres, parce que les oraisons sont plus courtes. Il se souvenait de messes célébrées en seize minutes ! Mais déjà il ne regardait plus que l'occupante de la stalle gothique. Il apercevait à peine son profil. Il hésitait à reconnaître la comtesse de Saint-Fiacre.
Dies irae, dies illa...
C'était bien elle, pourtant ! Mais quand il l'avait vue pour la dernière fois elle avait vingt-cinq ou vingt-six ans. C'était une femme grande, mince, mélancolique, qu'on apercevait de loin dans le parc. Et maintenant elle devait avoir soixante ans bien sonnés... Elle priait ardemment... Elle avait un visage émacié, des mains trop longues, trop fines, qui étreignaient un missel... Maigret était resté au dernier rang des chaises de paille, celles qu'à la grand-messe on fait payer cinq centimes mais qui sont gratuites aux messes basses.
... un crime sera commis...
Il se leva avec les autres au premier Évangile. Des détails le sollicitaient de toutes parts et des souvenirs s'imposaient à lui. Par exemple, il pensa soudain - Le Jour des Morts, le même prêtre célèbre trois messes... De son temps, il déjeunait chez le curé, entre la seconde et la troisième. Un œuf à la coque et du fromage de chèvre! C'était la police de Moulins qui avait raison! Il ne pouvait pas y avoir de crime! Le sacristain avait pris place au bout des stalles, quatre places plus loin que la comtesse. Le sonneur était parti à pas lourds, comme un directeur de théâtre qui ne se soucie pas d'assister à son spectacle.

D'hommes, il n'y avait plus que Maigret et le prêtre, un jeune prêtre au regard passionné de mystique. Il ne se pressait pas, comme le vieux curé que le commissaire avait connu. Il n'escamotait pas la moitié des versets. Les vitraux pâlissaient. Dehors, le jour se levait. Une vache meuglait, dans une ferme. Et bientôt tout le monde courbait l'échine pour l'Élévation. La grêle sonnette de l'enfant de chœur tintait. Il n'y eut que Maigret à ne pas communier. Toutes les femmes s'avancèrent vers le banc, mains jointes, visage hermétique. Des hosties, si pâles qu'elles semblaient irréelles, passaient un instant dans les mains, du prêtre. Le service continuait. La comtesse avait le visage dans les mains.
Pater Noster...
Et ne nos inducas in tentationem...
Les doigts de la vieille dame se disjoignaient, découvraient le faciès tourmenté, ouvraient le missel. Encore quatre minutes ! Les oraisons. Le dernier Evangile ! Et ce serait la sortie ! Et il n'y aurait pas eu de crime ! Car l'avertissement disait bien : la première messe... La preuve que c'était fini, c'est que le bedeau se levait, pénétrait dans la sacristie... La comtesse de Saint-Fiacre avait à nouveau la tête entre les mains. Elle ne bougeait pas. La plupart des autres vieilles étaient aussi rigides.
Ite missa est... La messe est dite...
Alors seulement Maigret sentit combien il avait été angoissé. Il s'en était à peine rendu compte. Il poussa un involontaire soupir. Il attendit avec impatience la fin du dernier Évangile, en pensant qu'il allait respirer l'air frais du dehors, voir les gens s'agiter, les entendre parler de choses et d'autres... Les vieilles s'éveillaient toutes à la fois. Les pieds remuaient sur les froids carreaux bleus du temple. Une paysanne se dirigea vers la sortie, puis une autre. Le sacristain parut avec un éteignoir et un filet de fumée bleue remplaça la flamme des bougies. Le jour était né. Une lumière grise pénétrait dans la nef en même temps que des courants d'air. Il restait trois personnes... Deux... Une chaise remuait... Il ne restait plus que la comtesse et les nerfs de Maigret se crispèrent d'impatience... Le sacristain, qui avait terminé sa tâche, regarda Mme de Saint-Fiacre. Une hésitation passa sur son visage. Au même moment le commissaire s'avança. Ils furent deux tout près d'elle, à s'étonner de son immobilité, à chercher à voir le visage que cachaient les mains jointes. Maigret, impressionné, toucha l'épaule. Et le corps vacilla, comme si son équilibre n'eût tenu qu'à un rien, roula par terre, resta inerte. La comtesse de Saint-Fiacre était morte.»

8 commentaires:

  1. C'est un très bon roman de Siménon qui avait été enfant de choeur dans sa jeunesse à Liège.

    Il y a dans ce récit une nostalgie d'une société rurale passée (l'action se passe au début des années 50) avec les représentants d'une noblesse en décrépitude, minée par les vices et qui n'a pas su tenir son rang.

    Notons que si Maigret a de la nostalgie (l'effet "petite madeleine" de la "grêle sonnette de l'enfant de choeur"), se lève spontanément au premier Evangile et s'incline à l'élévation ("tout le monde courbait l'échine pour l'Élévation"), il n'en reste pas moins à son banc à la communion. On peut penser que Maigret, bien que respectueux des choses de la religion, était probablement agnostique (c'est ce que Siménon semble dire dans un autre roman). Nous ne savons pas quand il est mort mais ont peut sans se tromper die qu'il a éé enterré à l'Eglis). Mais on peut également penser que, bien que non pratiquant, Maigret ne se serait certainement pas approché de la Sainte Table sans s'être auparavant confessé. A l'époque on ne communiait que fort rarement (en général à Noël, obligatoirement à Pâques et effectivement à la Toussaint) ; maintenant on est tombé dans le travers inverse.

    Bien entendu, ce texte fait irrésistiblement penser aux "trois messes basses" d'Alphonse Daudet, mais dans un contexte totalement différent.

    Dans cet ouvrage, il y a un côté mauriacien avec la comtesse confite en dévotion qui se vautre dans le stupre. Mais le jeune prêtre qui brûle de sauver les âmes de ses ouailles a incontestablement un côté bernanosien.

    Bref un roman très attachant qui a donné un excellent film avec un Gabin fascinant
    dans le rôle de Maigret.

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  2. On apprend toujours quelque chose, sur le Métablog. Grâce au Billet de notre Webmestre, je découvre ce roman et les sites Messa in Latino, et Benoît et moi, au moment même où j'ai trouvé ce blog très émouvant, par hasard sur le net, qui relate un accîdent d'avion, en 1950, près de Notre-Dame-de-La-Salette, n'ayant laissé aucun rescapé, parmi les pélerins canadiens (dont quatorze prêtres), en visite en Europe, lien ci-dessous, qui montre lui aussi, à sa manière, toute l'atmosphère "qui a été perdue"....

    http://glaizil.over-blog.com/categorie-10876081.html

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  3. L'autre jour, Anisvert parlait du "supplice chinois" des messes aux "cantiques rouges", commentant la manière dont j'avouais qu'on pouvait en composer de passables en quelques minutes à peine. Mais, à la lecture de ce texte de simenon, extrait de "Mégret et l'affaire Saint-Fiacre", dont j'avais vu le film avec Jean gabin, dans le rôle de Mégret, je me demande:
    "Qu'avons-nous perdu?"
    Car enfin, si Simenon s'y montre nostalgique de l'enfance pieuse de son héros, cela n'a rien que de très banal. N'est-on pas toujours nostalgique de son enfance? Et là-dessus, que nous décrit-il? Je passe sur cette société hiérarchisée où des stalles étaient réservées aux personnes appartenant au "château", arrivant en retard en auto, et des prie-Dieu pour les paysannes, petite foule arivant crottée à petites foulées matinales de "petites vieilles" (comme dirait baudelaire, qui n'était pas plus tendre avec "Les aveugles"). Je passe sur la mention de ces "messes basses" expédiées en seize minutes, soit à peine onze minutes de plus qu'il ne m'en fallait pour bâcler un cantique convenable, car je ne me suis jamais moqué du bon dieu. Ce qui domine dans cette peinture, c'est une ambiance mortuaire de gens mal réveillés. Les femmes y sont presque unanimes, le sonneur et le sacristain s'étant éclipsés, comme les villageois allaient souvent boire le pastis dans le bistrot d'en face pendant le sermon dominical du curé du village, me déclarait l'un d'eux. Et ces femmes... Elles ont tellement un teint de cire que Mégret, qui est rompu à l'exercice, distingue mal si la comptesse de Saint-fiacre, chez qui son père était régisseur, était morte ou vive. Je résume: ce que simenon nous donne à voir, c'est une assistance de morts-vivants. Susciter la nostalgie de cette manière d'assister à la messe, je me dis que c'est un test que fait celui qui a exhumé ce texte pour voir si les tradis ont de la jugeote et ne vont pas tomber dans le panneau. S'ils ne vont pas regretter ""le temps des chrétiens à quatre pattes" (autre parole à moi rapportée par un tradi et prononcée par un prêtre pas très sympathique à l'endroit des fidèles de l'ancienne génération). Moi, je dirais plutôt que le piège est de montrer trop d'atendrissement pour les visages revêches et desséchés que la foi devrait transfigurer. A l'époque de la mercatique, ils ne sont pas très publicitaires... et n'attirent guère à la foi.

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    1. hé hé, Voilà que Julien m'interpelle !
      Une idée m'est venue en lisant son commentaire :
      Une des grandes critiques que font les tenants d'une messe "olé-olé" (comme je dis) se trouve justement dans le tableau gris et ennuyeux de cette messe froide affreusement longue, fatigante, et dépourvue de vie.
      Ce genre de tableau a été, et est toujours ressassé, remâché, y compris de nos jours, pour justifier toutes les inventions, toutes les dérives, tous les cirques, tous les déguisements, les nez de clowns, toutes les tribunes de morceaux de flute à 1 trou, tous les morceaux de guitare à 1 seule corde, tous les djembés, et tous les prêtres qui font les présentateurs télé genre Guy Lux de la messe dite de Paul VI.
      La dite messe, par ailleurs, qui peut être fort belle, priante, recueillie, quand elle est célébrée avec solennité, foi, dignité et sens du sacré.
      Donc, mon propos est que l'idée qui sous-tend ce descriptif est courant à cette époque et va servir d'arguments pour tous les changements dont j'ai parlés précédemment.

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  4. Voilà qui donne envie de relire Maigret !
    Ce charme poussiéreux change des policiers 'action' d'aujourd'hui, bourrés de sang et de sexe gore ou fleur bleue.
    Le latin et l'encens rajoutent un cachet pittoresque au roman pour le grand public, mais pas vraiment pour nous qui fréquentons la messe extra. C'est plus l'atmosphére d'une époque révolue qui attire.

    Assez d'accord avec Julien cependant que cela ne va pas redonner aux gens l'intérêt pour la foi. La société est de plus en plus indifférente, même chez les catholiques, tradis compris. Il est plus facile de lutter contre l'athéïsme engagé que contre cette indifférence teintée d'ennui, le nouveau phénomène grandissant notamment chez les enfants et les jeunes (non militants) des familles pratiquantes.

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    1. Bien entendu ni le live ni le film ne feront retourner les gens à l'église. C'est même contre-productif : une messe de requiem enpleine nuit le 2 novembre à 7 heures du matin, dans une église glaciale pour voir un curé vêtu de noir marmottant son latin avec rien que des vieilles. Le petit enfant de choeur est bien courageux et mérite emplement son supplément de petit déjeuner. Dans la suite du roman on apprend que ce gamin n'a qu'un seul rève : posséder un missel avec de belles lettres en couleurs avec le texte latin et la traduction juxtalinéaire.

      Ceci dit c'est une très exacte peinture de la France rurale au milieu du 20ème siècle avec son église, son bistrot épicerie tenu par une vieille fille, son jeune curé mystique, le mèdecin anticlérical (et probablement franc-maçon), le sonneur de cloches fossoyeur, les hobereaux décatis. Il ne manque que l'instituteur. Tout cela dans le diocèse de Moulins dont l'évêque actuel parait sans illusions.

      J'ai assisté l'été dernier aux funérailles d'un ami, dirigeant du club sportif de a commune, célébrées par une paroissienne du fait de l'indisponibilité du curé qui dessert 50 collectivité territoriales : cela avait une autre allure ; que voulez-vous ce n'était pas triste du tout, on sentait une espérance chrétienne portée par tout un village qui priait et chantait. Nous n'avons pas eu droit à un sermon grandiloquent mais à une méditation toute simple qui sortait du fond du coeur par quelqu'un qui avait connu le défunt et sa famille.

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    2. Moi aussi, cela m'a donné envie de lire ce livre, que l'on doit trouver surement d'occasion ici ou là

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  5. Avec beaucoup de retard je réagis à cette parole de prêtre post conciliaire, rapporté par Julien qui parle des " tradis à quatre pattes" qui assistaient alors à la messe. Et défendre « leur honneur perdu «
    j'ai fait partie à 8,9, 10 et 11et 12 ans de ces gens qui assistaient à ces messes basses avec mon grand-père souvent à Colmar et je ne relis sans une douce nostalgie le récit de Simenon ; Et je trouve les propos rapportés de ce prêtre proprement scandaleux, digne d e l'abbé Cénabre, triste héros de l'imposture de Bernanos , jouissant de tourmenter un pauvre garçon, qui se confesse, tourmenté par sa sexualité, abbé tournant en boucle comme un possédé avant son ultime conversion , peu être dans un autre romand e Bernanos. Oui, c’est la même sournoise volonté d’humilier, que révèle ce prêtre dans son arrogance, les pauvres fidèles qui étaient tout sauf à quatre pattes;
    Certes la liturgie pouvait déjà paraitre un peu pétrifié, et obéir parfois à une mécanique, et l’esprit peut toujours renouvellera l’expression liturgique, mais les prières n’étaient pas pétrifiées, mais comme tissées dans les siècles et l'enfant que j'étais entendait battre le cœur de Dieu , au sein de ce silence, percevait ait son reflet dans la pupille de mon grand-père.
    Agenouillés, nous étions tout sauf à quatre pattes, mais droits comme un I pour grandir dans notre attention , dans cette concentration des âmes et le prière balbutiante parfois sur nos lèvres, mais fervente des pauvres diables que nous étions, nous a marqué à jamais plus que les messes trop bavardes et trop bien intentionnées de certains clercs;
    Quelqu’un remarque que l’enfant d e cœur du roman se révélera vicieux. Et alors, la belle affaire, ne sommes nous pas tous un peu vicieux et la pauvre Comtesse, souffrant du déchirement, n’est elle pas morte, non en odeur de sainteté, mais dans les bras de cette Eglise accueillante parce qu’elle la rejoignait encore dans sa prière recueillie.
    Fabrice Hadjadj parfois bien inspiré âpre dans un de ses premiers textes , d’une vieille femme humble de la campagne, toute courbée dans ses douleurs, solitaire dans l’église de son village, qui prie pour son chenapan de fils ou neveu Et il ajoute , à elle seule , cette femme à genoux et cabossée est tout un ordre religieux. Et vaut mieux qu’un trader r impudent entre ses voitures de luxe et ses minets
    Le starets Zosime d’Aliocha voulait étendre le couvent aux dimensions du monde, en agrandissant ses murs ce prêtre si sûr de lui ne risque –t-il pas , lui, de rétrécir le couvent soumis aux dimensions trop envahissantes du monde. En –a--il mesuré le risque

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