Nous nous servons dans cette méditation comme dans la suivante, du récit de la Genèse, qui est à la fois très précis et purement symbolique : comme le notait mon cher Cajétan au début du XVIème siècle, on n'a jamais entendu un serpent parler. Ces deux chapitres offrent sous forme figurative un extraordinaire traité d'anthropologie, dont tout le monde vit aujourd'hui en Occident, au point que ce texte d'apparence naïve est tout bonnement irremplaçable pour répondre à la fameuse question du Psaume 8, où l'on demande à Dieu : "Qu'est-ce que l'homme pour que Tu lui prêtes attention ?".
Dieu a tout créé en donnant ses lois à l'univers. Mais il a créé l'homme de manière particulière. "Singulariter fecit eum" dit le Psaume. Il les a créés individuellement. Chaque être humain est l'objet de l'amour et de la sollicitude de Dieu. Le Livre de la Genèse nous explique que Dieu a fait les animaux selon leur espèce. Mais l'homme est fait non seulement selon son espèce (la nature humaine comme disent les philosophes) mais de manière personnelle dans une confrontation entre Dieu et chaque visage humain, chaque personne. En grec le mot personne est aussi le terme qui désigne le visage humain (to prosopon). Dieu est un père qui connaît chacun de ses enfants. C'est lui qui nous a fait ce que nous sommes, avec amour. Et c'est la grande raison pour laquelle il nous faut nous aimer nous-même : Dieu nous a aimé le premier, il a aimé chacun jusqu'à le faire être. C'est en nous aimant nous-même comme Dieu nous a aimé, que nous apprenons l'amour des autres et l'amour de Dieu.
C'est avant tout pour cela que le récit biblique ne nous montre pas Dieu créant l'espèce humaine, mais Dieu créant Adam ("le terreux") et Eve ("la vivante"), en ayant sur chacun un dessein qui correspond à son nom.
Adam a pour rôle de faire entrer la matière dont il est constitué dans l'esprit auquel il participe. Il est créé à partir du limon de la terre, plus précisément encore non pas de l'argile (comme le dieu potier des Sumériens) mais de la poussière du sol. Expérience métaphysique la plus folle ! Comment Dieu va-t-il conduire la matière ou la poussière au-delà d'elle-même jusqu'à lui offrir de partager son éternité ? Comment une telle métamorphose est-elle possible ? Dieu a mis dans l'homme son souffle (Gen. 2, 7), qui doit le faire aspirer à vivre... Et pourtant, dans le récit de la Genèse, Adam ne manifeste pas cet instinct vital qui devrait le faire sortir de lui-même. Il vit comme un supporter du PSG, avec sa télé et sa canette de bière, sans se préoccuper d'autre chose que de son confort dans le Jardin d'Eden, qui offrait à cet égard de bonnes prestations d'accueil, genre hôtel cinq étoiles...
Adam consomme dans le Jardin, mais il ne voit pas plus loin que le bout de son nez, il ne ressent pas combien toutes choses semblent promises au néant, et donc forcément, il ne pense pas d'avantage à l'arbre de vie, il n'a absolument aucune préoccupation spirituelle. Alors Yahvé Dieu, qui est plein de sollicitude à son égard pense lui donner une deuxième chance : Eve, c'est la vivante. Elle se rendra à l'arbre de vie. C'est elle qui permettra à l'humanité d'adhérer à ce vouloir-vivre éternel, que Dieu a mis en Adam en lui communiquant son souffle. Las ! Certes Eve est plus vivante qu'Adam, mais ce qui l'intéresse, c'est justement ce que Dieu défend, la seule chose qu'il interdise dans le Jardin : l'arbre de la connaissance du bien et du mal.
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