L'ancien tenancier du Tambour est une véritable figure dans le Premier arrondissement. Il avait disparu de la circulation après plus d'un demi siècle de bistrologie parisienne... Et je suis tombé dessus par hasard ce soir, dans un petit rade du quartier, Le cochon à l'oreille. Impossible d'imaginer Camboulas longtemps sans un comptoir. Et le comptoir de ce petit rade - en étain s'il vous plaît - c'est tout un poème - poème qu'interprète à sa manière celui qui vient de reprendre les rennes. Il se nomme lui-même par autodérision le clown BonBon (quitte à mettre le chapeau et le nez qui va avec l'appellation)... Mais la vie, pour lui c'est sérieux nous explique-t-il en citant Jean Genet comme d'autres citeraient Johnny, Brel ou Sardou. Les poètes maudits il aime ! Sérieux dans sa clownerie, Camboulas a donc pris le cochon l'oreille comme on prendrait le taureau par les cornes. Il exerce à nouveau son magistère bistrologique sur le quartier. Avis aux amateurs de truculence existentielle, qui en trouveront chez Camboulas, au 15 rue Montmartre...
Nous discutions fort gravement pourtant, ce soir : spiritualité s'il vous plaît. Un mot tellement ambigu... La spiritualité c'est quelque chose qui a toujours un peu l'air de nous promener dans les nuages. Mais cette spiritualité balladeuse, qui nous renvoie à je ne sais quelle expérience indicible, c'est souvent de la fausse.
Parenthèse : Je m'indignais récemment en lisant la conférence d'un thomiste émérite, Jean Pierre Torell, dominicain de son état, sur Théologie et spiritualité. La mode est à considérer saint Thomas comme un maître spirituel, en portant aux nues ses commentaires d'Ecriture, qui de plus en plus d'ailleurs (bonne nouvelle !) sont traduits en français par les bons offices des éditions du Cerf. Je crains que cette mode de la spiritualité thomiste ne cache une manière d'"intégrer" saint Thomas dans le Paysage théologique contemporain, en débitant son texte en tranches pour la méditation de séminaristes très mentalisants. Comme si le thomisme dans le texte se méditait ! Saint Thomas n'est pas un homme de méditation, ce n'est pas lui qui a dit : c'est le coeur qui sent Dieu non la raison... Pas lui, non. Ca c'est du Pascal. L'Ecole française du XVIIème siècle, avant même Pascal, avait théorisé la méditation et son organe principal, cette intelligence immédiate que l'on appelle justement - depuis Saint-Cyran - le coeur.
Quant au thomisme, il n'a jamais réfléchi à ces choses. le coeur qui sent Dieu, il ne connaît pas. Sa gloire c'est d'avoir introduit la dianoia, oui, la raison, au centre du dispositif théologique. la puissance du thomisme est celle de la "reddita ratio", de la raison rendue. On aime ou on n'aime pas. Mais priver saint Thomas du dynamisme des raisons,et de ce perpétuel et vivifiant aller/retour des principes aux application, c'est littéralement castrer son texte, lui enlever toute puissance, se condamner à perdre l'élan avec le mouvement de la pensée logique, toujours inventive, toujours aventureuse, jamais rassasiée des raisons qu'elle produit. Pourquoi inventer une spiritualité thomiste, alors que la souveraineté du thomisme n'a jamais été "le coeur" (ni l'intuition, ni l'émotion, ni rien de semblable) mais bien la raison dans son déploiement multidirectionnel et ultimement, dans son aspiration irrésistible et magnifique à la simplicité. Rien n'est moins fait pour la spiritualité méditative que le thomisme !
Mais - cette parenthèse refermée - revenons à Camboulas. C'est sa carte de visite baroque qui m'a donné des idées. il y cite le poète Victor Segalen, dans son recueil Stèles. Stèles... Tout un programme. Je fais remarquer à Camboulas que mes stèles à moi qui suis Breton, ce sont les menhirs. Il me rejoint sur ce tropisme-là. Pas étonnant, voici son choix poétique :
"De là ["là" est un adverbe de lieu, cela veut dire : nulle part ou quelque part : là] cette composition dure, cette densité, cet équilibre interne et ces angles, qualités nécessaires comme les espèces géométriques au cristal. De là ce défi à qui leur fera dire ce qu'ils gardent [Ah ! L'ontologie du secret...]Ils dédaignent d'être lus [et voilà l'herméneutique par dessus les moulins pour notre grand soulagement]Ils ne réclament point la voix ou la musique. Ils méprisent les tons changeants et les syllabes qui les affublent au hasard des provinces. Ils n'expriment pas ; ils signifient ; ils sont".
Prodigieuse montée de Segalen vers ce verbe tout simple : ils sont ! J'ai envie de dire : nous sommes. Nous n'exprimons rien. Nous sommes (ou au moins, nous essayons d'être). Saint Thomas, qui s'y connaissait dans l'être, disait que c'était d'abord une question d'épaisseur. Lui-même, sa place au réfectoire était marquée par un arc de cercle dans le plateau de la table, qui lui permettait d'être... à table.
C'est cet être qui fait toute la différence entre deux types de spiritualité, la fausse et la vraie. La fausse est la spiritualité sans l'être, comme le Dieu du même nom qui fascina naguère quelque philosophe. La vraie est la spiritualité des stèles, celle de Segalen, que saint Paul décrivait en une phrase lapidaire de la Ière aux Corinthiens : "Nous ne mourrons pas tous, mais tous nous serons transformés".
Une spiritualité qui nous change, qui nous installe dans un être nouveau, dans un nouveau destin, dans une existence de surcroît, c'est la spiritualité chrétienne, celle qui vient non du Noûs contemplatif, spécialité des Grecs (voyez le Livre X de l'Ethique à Nicomaque), mais du Pneuma qui à l'origine du monde planait sur les eaux, ce vent qui souffle où il veut, comme dit Jésus au chapitre 3 de saint Jean, ce vent qui ne se contente pas de décoiffer, mais qui emporte dans son élan, ceux qui se confient à lui. C'est cet esprit que nous autres chrétiens, trop souvent nous avons perdu, cet esprit au fond de nos coeurs, qui peut nous faire une foi à transporter les montagnes.
Nous discutions fort gravement pourtant, ce soir : spiritualité s'il vous plaît. Un mot tellement ambigu... La spiritualité c'est quelque chose qui a toujours un peu l'air de nous promener dans les nuages. Mais cette spiritualité balladeuse, qui nous renvoie à je ne sais quelle expérience indicible, c'est souvent de la fausse.
Parenthèse : Je m'indignais récemment en lisant la conférence d'un thomiste émérite, Jean Pierre Torell, dominicain de son état, sur Théologie et spiritualité. La mode est à considérer saint Thomas comme un maître spirituel, en portant aux nues ses commentaires d'Ecriture, qui de plus en plus d'ailleurs (bonne nouvelle !) sont traduits en français par les bons offices des éditions du Cerf. Je crains que cette mode de la spiritualité thomiste ne cache une manière d'"intégrer" saint Thomas dans le Paysage théologique contemporain, en débitant son texte en tranches pour la méditation de séminaristes très mentalisants. Comme si le thomisme dans le texte se méditait ! Saint Thomas n'est pas un homme de méditation, ce n'est pas lui qui a dit : c'est le coeur qui sent Dieu non la raison... Pas lui, non. Ca c'est du Pascal. L'Ecole française du XVIIème siècle, avant même Pascal, avait théorisé la méditation et son organe principal, cette intelligence immédiate que l'on appelle justement - depuis Saint-Cyran - le coeur.
Quant au thomisme, il n'a jamais réfléchi à ces choses. le coeur qui sent Dieu, il ne connaît pas. Sa gloire c'est d'avoir introduit la dianoia, oui, la raison, au centre du dispositif théologique. la puissance du thomisme est celle de la "reddita ratio", de la raison rendue. On aime ou on n'aime pas. Mais priver saint Thomas du dynamisme des raisons,et de ce perpétuel et vivifiant aller/retour des principes aux application, c'est littéralement castrer son texte, lui enlever toute puissance, se condamner à perdre l'élan avec le mouvement de la pensée logique, toujours inventive, toujours aventureuse, jamais rassasiée des raisons qu'elle produit. Pourquoi inventer une spiritualité thomiste, alors que la souveraineté du thomisme n'a jamais été "le coeur" (ni l'intuition, ni l'émotion, ni rien de semblable) mais bien la raison dans son déploiement multidirectionnel et ultimement, dans son aspiration irrésistible et magnifique à la simplicité. Rien n'est moins fait pour la spiritualité méditative que le thomisme !
Mais - cette parenthèse refermée - revenons à Camboulas. C'est sa carte de visite baroque qui m'a donné des idées. il y cite le poète Victor Segalen, dans son recueil Stèles. Stèles... Tout un programme. Je fais remarquer à Camboulas que mes stèles à moi qui suis Breton, ce sont les menhirs. Il me rejoint sur ce tropisme-là. Pas étonnant, voici son choix poétique :
"De là ["là" est un adverbe de lieu, cela veut dire : nulle part ou quelque part : là] cette composition dure, cette densité, cet équilibre interne et ces angles, qualités nécessaires comme les espèces géométriques au cristal. De là ce défi à qui leur fera dire ce qu'ils gardent [Ah ! L'ontologie du secret...]Ils dédaignent d'être lus [et voilà l'herméneutique par dessus les moulins pour notre grand soulagement]Ils ne réclament point la voix ou la musique. Ils méprisent les tons changeants et les syllabes qui les affublent au hasard des provinces. Ils n'expriment pas ; ils signifient ; ils sont".
Prodigieuse montée de Segalen vers ce verbe tout simple : ils sont ! J'ai envie de dire : nous sommes. Nous n'exprimons rien. Nous sommes (ou au moins, nous essayons d'être). Saint Thomas, qui s'y connaissait dans l'être, disait que c'était d'abord une question d'épaisseur. Lui-même, sa place au réfectoire était marquée par un arc de cercle dans le plateau de la table, qui lui permettait d'être... à table.
C'est cet être qui fait toute la différence entre deux types de spiritualité, la fausse et la vraie. La fausse est la spiritualité sans l'être, comme le Dieu du même nom qui fascina naguère quelque philosophe. La vraie est la spiritualité des stèles, celle de Segalen, que saint Paul décrivait en une phrase lapidaire de la Ière aux Corinthiens : "Nous ne mourrons pas tous, mais tous nous serons transformés".
Une spiritualité qui nous change, qui nous installe dans un être nouveau, dans un nouveau destin, dans une existence de surcroît, c'est la spiritualité chrétienne, celle qui vient non du Noûs contemplatif, spécialité des Grecs (voyez le Livre X de l'Ethique à Nicomaque), mais du Pneuma qui à l'origine du monde planait sur les eaux, ce vent qui souffle où il veut, comme dit Jésus au chapitre 3 de saint Jean, ce vent qui ne se contente pas de décoiffer, mais qui emporte dans son élan, ceux qui se confient à lui. C'est cet esprit que nous autres chrétiens, trop souvent nous avons perdu, cet esprit au fond de nos coeurs, qui peut nous faire une foi à transporter les montagnes.
Et voilà qu'entre Camboulas, Pascal et Saint Thomas, nous voguons avec Segalen (un autre breton...et officier de Marine) vers d'autre cieux...nous voilà partis à la recherche de Gauguin, en train de peindre ses rêves sur des toiles géantes aux Marquises ou encore des stèles de la lointaine Chine!!!
RépondreSupprimerC'est nul par ailleurs que sur le Métablog et nous en redemandons!!!
Monsieur l'Abbé, si je puis me permettre, Camboulas a repris les rênes; les rennes, ils tirent le traîneau du Père Noël. Cordialement, DB
RépondreSupprimerFaut-il conclure de votre billet, cher Monsieur l'Abbé, que le T.R.P. Torell o. p. aurait intérêt à faire une cure de réalisme chez Camboulas ? Du Boeuf muet au Cochon l'oreille, en "somme" (si j'ose dire)...
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