mercredi 13 octobre 2010

Les francs-maçons et leurs ennemis

Article repris de Minute du 13 octobre 2010

Michel Jarrige est ce que l’on appelle un spécialiste : l’homme d’un seul sujet, qu’il connaît sous toutes les coutures. De quoi parle-t-il ? De ce que l’on nomme pour faire court « l’antimaçonnisme » du XVIIIe siècle à nos jours. Entre théorie du complot et guerre des deux France, il y a du pain sur la planche !

Il a collaboré au Dictionnaire des francs-maçons de Daniel Ligout. Il a écrit sur la franc-maçonnerie à la Belle Époque, sur les positions de l’Action française à ce su jet. Aujourd’hui il présente une synthèse de ses travaux, dont le moins que l’on puisse dire est qu’elle est bien ficelée et qu’elle nous renvoie à des personnages (de Copin-Albancelli à Flavien Brenier), à des événements (le fameux sommet in ter - national antimaçon de Trente – une sorte de concile catholique universel – mais sans le nom – réuni, évêques en tête, contre tous les con vents du monde) et à des revues (« La Pieuvre », « La Franc-maçonnerie démasquée ») qui ont disparu de nos mémoires.

Michel Jarrige est plus précis que les précédents historiens du complot, que ce soit Frédéric Charpier (qui reste à la superficie du sujet dans son livre L’Obsession du complot publié en 2005) ou même Pierre André Taguieff, butinant entre histoire, philosophie et mythologie dans sa récente Foire aux illuminés. Jarrige apporte des faits, des chiffres et des textes (en particulier l’extraordinaire Rituel intégral du Chevalier Rose Croix, publié en annexe, avec les commentaires d’Abel Clarin de La Rive, grand érudit antimaçon de la fin du XIXe siècle). Et il limite au minimum les considérations explicatives et les jugements de valeur que l’on voit fleurir partout ailleurs.

Il montre clairement le rôle de certains francs-maçons à double face dans l’élaboration de la légende noi - re. Parmi eux, René Guénon occupe une place de choix. Le métaphysicien blésois était passé dans l’ordre de Memphis Misraïm, où il était parvenu au 90e degré (sic) et dans l’ordre martiniste, dirigé par Papus (où il avait le grade de SI: Supérieur Inconnu). Plus tard, le même Guénon collabore sous le nom de plume Le Sphinx à la revue « La France antimaçonnique » dirigée par Clarin de La Rive… Il y défend l’idée d’une initiation hiérarchique, renvoyant à des supérieurs inconnus, tirant les fi cel - les ou dirigeant les ondes d’un vaste com plot spirituel contre l’ordre ancien. Quant à Papus, célèbre martiniste, il ne nie pas le complot, mais pré tend que les grands initiés sont… des extra-terrestres, venus au XVIIIe siècle apporter sur la terre une nouvelle spiritualité. La polémique qui s’ensuivit entre le Sphinx et Papus ne contribua pas le moins du monde à dé passionner le problème. Il me semble que l’histoire et l’historien devront faire l’inventaire de ce prodigieux montage de l’antimaçonnisme.

Que reste-t-il de tout cela? Quand on suit Michel Jarrige, on est irrésistiblement enclin à distinguer le folklore maçon ou antimaçon et les faits irréfutables. Que disent les faits? Qu’à partir de 1876, après la fin de ce que l’on a appelé la République des Ducs, on a assisté, sous l’égide de Gambetta, puis de Waldeck-Rousseau et de celui qui restera pour toujours le « petit père Combes » à une OPA des républicains radicaux sur l’enseignement, qui avait pour but de pérenniser la Ré publique troisième du nom, en lui donnant une plus longue durée de vie qu’à ses deux devancières. Cet impératif politique républicain, les francs-maçons, en particulier les membres du Grand Orient de France, l’ont servi de toutes leurs forces. La décléricalisation de la société française passait par là. C’est de cette manière également que l’on peut expliquer la célèbre Affaire des fiches, qui vit la République accorder de l’avancement à ses soldats non pas en fonction de leur savoir faire, mais selon le critère simple de savoir s’ils allaient ou non à la messe.

La mainmise de la République sur la société française

De manière différente, Augustin Cochin et Charles Maurras ont étudié en sociologues cette mainmise de la République sur la société française de l’époque, société qui était loin d’être gagnée à ce qui va devenir le mythe français moderne. Ni l’un ni l’autre ne sont seulement cités dans ce livre de Jarrige, qui s’intéresse avant tout à la grande croisade antimaçonnique lancée par le pape Léon XIII, dans son encyclique Humanum genus (1884). Ce que dénonce Jarrige, ce n’est pas le fait que la franc-maçonnerie a eu et a toujours une influence importante sur la société française. C’est plutôt le duel fantasmé entre Eglise et contre-Eglise qu’il attaque, en montrant comment la fameuse affaire Leo Taxil avait montré les limites de ce modèle. L’antimaçonnisme ne se relèvera jamais vraiment de ce fameux canular. Il ne revient à la mode comme théorie explicative que lorsque Darquier de Pellepoix et quelques autres conjuguent l’antimaçonnisme et l’antisémitisme, en dénonçant la « judéo-maçonnerie ». Mais ceci est une autre histoire.

Joël Prieur

Michel Jarrige, L’Eglise et la Franc-Maçonnerie. Histoire des soupçons et du complot, éd. Jean-Cyrille Godefroy, 308 pp., 24 euros. Commande chez l’éditeur.

2 commentaires:

  1. Ce qu'on peut retirer de ce brillant article, c'est d'abord la complexité des faits: comment le même Léon XIII a-t-il pu être un anti maçon de première et le promoteur du raliement à la troisième République, la plus maçonnique de toutes celles que la france ait connues? Au point que la maçonnerie nous a confisqué le beau nom de république. Or la République, c'est étymologiquement "la chose du peuple". Ce n'est pas la chose du républicanisme maçonnique. L'abbé de Tanoüarn a été bien inspiré de nous proposer un réinvestissement de la République par le christianisme à travers sa revue res publica christiana. On est républicain, serait-on monarchiste. Par contre, on peut être, comme c'est mon cas, plus démocrate que républicain. Rien à voir évidemment avec ce que ces catégories signifient aux Etats-Unis. Mais la polysémie des mots est telle et s'insinue jusqu'à faire diverger une idée selon l'endroit d'où elle vient.

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  2. L'article de Joël Prieur - à moins que ce ne soit l'ouvrage même de Michel Larrige - n'échappe pas à ce travers, ô combien agaçant mais largement répandu chez nous traditionalistes français, de tout voir et apprécier en fonction du seul cas français, déformation en quelque sorte "kantienne" consistant à prétendre que tout ce qui est de chez nous ayant valeur universelle est de ce fait incontestable...
    Désolé, mais la question maçonnique ne se réduit pas, il s'en faut, aux seuls rapports entre Eglise et IIIe République, ni à l'affaire Leo Taxil, voire aux écrits de Guénon !

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